Les grandes figures du Japon

Okamoto Tarô : de Paris à l’Expo d’Osaka’70, un art mêlé à l’ethnologie

Art

Baignant dans la culture parisienne dans les années 1930, Okamoto Tarô est devenu après la guerre l’un des artistes japonais les plus célèbres dans le grand public de son pays. Il apparaissait fréquemment dans les médias et a popularisé l’expression « l’art est une explosion » dans des publicités télévisées. Son chef-d'œuvre, la « Tour du Soleil », symbole l’exposition universelle d’Osaka de 1970, continue de nous appeler à briser notre sentiment de stagnation et d’enfermement.

Okamoto Tarô, transcendant et provocateur

Le chef-d'œuvre de l’artiste Okamoto Tarô, la « Tour du Soleil » (Taiyô no Tô), était érigé au centre du site de l’exposition universelle d’Osaka en 1970. Il s’agit d’une sculpture étrange, haute de 70 mètres, à la présence est envoûtante, qui rappelle les masques et les statues de divinités. En clair, la tour avait une existence décalée dans la ville futuriste et avant-gardiste qu’offrait l’Expo.

L’Expo universelle d’Osaka 1970 et la « Tour du Soleil » (Jiji)
L’Expo universelle d’Osaka 1970 et la « Tour du Soleil » (Jiji)

Expression d’une œuvre qui refuse d’être enfermée dans les catégories trop étroites, la tour a fait l’objet de plusieurs rénovations et a été rouverte au public avec un intérieur qui représente l’évolution de la vie à partir du monde préhistorique. En tant qu’icône de l’époque de l’Expo’70, elle est encore largement connue aujourd’hui et projette les valeurs qui nous travaillent.

Le gouvernement préfectoral d’Osaka, qui est chargé de la gestion de la « Tour du Soleil », a soumis en novembre 2024 un rapport de recherche qui a évalué sa valeur de manière exhaustive, dans l’objectif de la désigner comme un Bien culturel important.

Okamoto Tarô, au centre, travaille sur les finitions du « Visage du Soleil », avant son inclusion sur la façade de la tour. (Jiji)
Okamoto Tarô, au centre, travaille sur les finitions du « Visage du Soleil », avant son inclusion sur la façade de la tour. (Jiji)

Un autre chef-d'œuvre d’Okamoto Tarô, « Le Mythe de demain » (Ashita no Shinwa, 1969), a été créé à l’origine comme peinture murale pour le hall d’un hôtel au Mexique. On la croyait perdue lorsque l’établissement a fait faillite ; elle a été redécouverte en 2003 et installée dans la gare de Shibuya, à Tokyo, en 2008, et se trouve dorénavant exposée au cœur du trafic quotidien. Avec ses 5,5 mètres de haut et ses 30 mètres de long, l'œuvre dépasse le cadre d’une peinture et submerge le spectateur.

« Le Mythe de demain », exposée dans la passerelle de correspondance entre les lignes JR et Keiô Inokashira, à la gare de Shibuya. (Jiji)
« Le Mythe de demain », exposée dans la passerelle de correspondance entre les lignes JR et Keiô Inokashira, à la gare de Shibuya. (Jiji)

Le thème développé par « Le Mythe de demain » est tiré de l’événement d’un navire thonier exposé involontairement à un essai de bombe à hydrogène sur l’atoll de Bikini en 1954. Les crânes symbolisent l’énergie invisible, artificielle et puissante, mais le sérieux du thème possède aussi une légèreté un peu « mangatique », comme pour mettre en avant une perspective qui surmonte la réalité d’une manière douce et aérienne, ce qui en fait une œuvre assez mystérieuse.

En tant qu’artiste, Okamoto Tarô a toujours essayé de transcender l’ici et le maintenant, sans s’arrêter à un seul point dans le temps et l’espace. C’était également un provocateur qui nous appelait aussi observer au-delà de la réalité.

Après l’exposition d’Osaka en 1970, il a continué à apparaître dans des publicités télévisées, des émissions de variétés et des médias de masse tels que des magazines photographiques hebdomadaires, popularisant l’expression « l’art est une explosion » (geijutsu wa bakuhatsu da), se présentant comme une figure qui pousse à la remise en cause perpétuelle des valeurs existantes.

Le slogan « l’art est une explosion » fut généralement traité comme une élucubration simpliste sur l’art comme il y en a tant, mais il s’agissait d’un cri qui voulait convaincre que seul l’art pouvait changer la réalité. Aujourd’hui, près de 30 ans après sa mort en 1996 à l’âge de 84 ans, de nombreuses personnes sont toujours fascinées par Okamoto. Il est intéressant de se demander pourquoi.

Une création soutenue par l’expérience acquise à Paris dans les années 1930

Okamoto Tarô est né en 1911 dans une famille d’artistes. Son père Ippei était un dessinateur de mangas et illustrateur à succès, et sa mère Kanoko, une poétesse et romancière renommée qui se consacrait également à l’étude du bouddhisme. Dans une telle famille, contrairement à une famille classique, la vie et l’interaction sociale pouvaient être sacrifiées au nom de l’expression supérieure, et Tarô, artiste lui-même, vécut dès son plus jeune âge dans cet idiome. C’est ainsi que l’écrivain Kawabata Yasunari, premier écrivain japonais lauréat du prix Nobel de littérature, appelait la famille Okamoto la « Sainte Famille », en référence au rayonnement esthétique unique et étrange pour une famille japonaise ordinaire.

Écolier à une époque où les professeurs détenaient l’autorité absolue, le jeune Tarô ne pouvait tolérer leur attitude puérile ; il résistait en s’engageant dans des disputes d’adultes, ce qui le contraignit à changer d’école à plusieurs reprises. Après avoir obtenu son diplôme de l’école normale de l’université Keiô en 1929, il intègre l’école d’art de Tokyo (aujourd’hui Université nationale des beaux-arts et de la musique de Tokyo). Six mois plus tard, cependant, il accompagne ses parents en Europe en bateau depuis le port de Kobe, alors que son père avait été nommé correspondant du journal Asahi Shimbun pour couvrir la Conférence de Londres sur le désarmement. Laissant ses parents continuer sur Londres, Tarô reste seul à Paris, déterminé à trouver sa propre voie artistique et à s’intégrer pleinement dans ce pays, plutôt que d’imiter superficiellement les attitudes locales.

Il évite de se joindre à la communauté artistique japonaise, il étudie dans un lycée de la banlieue parisienne, où il apprend la langue, le mode de vie et la culture française. Il visite les musées et suit des cours de philosophie et d’esthétique à l’Université de Paris.

Dans la capitale, Okamoto Tarô a côtoyé des artistes d’avant-garde comme Picasso, Mondrian, Kandinsky, Ernst, Giacometti et Man Ray, ainsi que des écrivains comme André Breton, le créateur du Surréalisme, et des penseurs comme Georges Bataille, qui a envisagé l’existence humaine sous l’angle de la mort, de la violence et de l’érotisme. Au cœur de l’art du XXe siècle, il fait l’expérience de l’art abstrait et du surréalisme, et vit dans le milieu où se développe la réflexion sur la « vraie vie », qui aura plus tard une si forte influence sur la pensée française.

En tant que créateur, Tarô cherchait à saisir pleinement la réalité en donnant naissance à des peintures dans lesquelles le concret et l’abstrait coexistent dans leur antagonisme. Après la guerre, Tarô a prôné le « contrapolarisme », qui visait à exprimer le rationnel et l’irrationnel sur la même toile, ce qui se traduit par la présence dans de nombreuses œuvres de Tarô de deux pôles opposés, de même que les individus ne prennent pas toujours des décisions rationnelles.

L’ethnologie pour saisir l’être de l’homme

Les masques et les statues de divinités, nés des pratiques religieuses fondamentales et de la vie quotidienne des gens, que Tarô, alors âgé de 26 ans, rencontre au Musée de l’Homme, ouvert en 1937 sur le site de l’Exposition universelle de Paris, l’impressionnent fortement. Puis, étudiant à l’Université de Paris, il développe son expertise en ethnologie auprès de l’anthropologue Marcel Mauss.

Tarô a tenté d’établir un mythe moderne dans la société contemporaine à travers l’art à partir de ce qui fait le sens de la vie humaine révélés par l’ethnologie : la liberté, les rapports de la vie et de la mort, et la fierté.

Dans l’espace sous la « Tour du Soleil », lors de l’Exposition universelle d’Osaka de 1970, d’innombrables artefacts, en particulier des statues de divinités et des masques collectés dans le monde entier par des chercheurs sous la direction de Tarô, remplissaient la zone marquée par le « Soleil souterrain » voulu par Tarô. Ces matériaux font aujourd’hui partie des collections du Musée national d’ethnologie, qui a ouvert ses portes sept ans après l’Expo’70.

Okamoto Tarô dispose des masques et des objets folkloriques collectés dans le monde entier pour les exposer à l'exposition d'Osaka de 1970. (Photo prise le 4 septembre 1969, Kyôdo)
Okamoto Tarô dispose des masques et des objets folkloriques collectés dans le monde entier pour les exposer à l’exposition d’Osaka de 1970. (Photo prise le 4 septembre 1969, Kyôdo)

L'intérieur de la « Tour du Soleil », symbole de l'Expo d'Osaka de 1970, est de nouveau ouvert au public depuis 2018 après des travaux de protection contre les tremblements de terre. Le « Soleil souterrain », l’exposition au sous-sol de la tour qui avait été démantelée après la fermeture de l'Expo, a également été restauré et est désormais visible. (Jiji)
L’intérieur de la « Tour du Soleil », symbole de l’Expo d’Osaka de 1970, est de nouveau ouvert au public depuis 2018 après des travaux de protection contre les tremblements de terre. Le « Soleil souterrain », l’exposition au sous-sol de la tour qui avait été démantelée après la fermeture de l’Expo, a également été restauré et est désormais visible. (Jiji)

Tarô a commencé sa carrière à Paris en 1930, à l’âge de 19 ans, mais à l’exception de quelques retours temporaires dans sa patrie et de sa mobilisation pendant la guerre, ce n’est qu’en 1946, à l’âge de 35 ans, qu’il s’est mis à retravailler de façon constante au Japon. Une vie familiale visant la suprématie artistique pendant son enfance l’avait relié à Paris, où l’art était florissant, dans les années 1930. Autrement dit, quand l’après-guerre débute, il avait passé la moitié de sa vie dans la capitale française, quelque peu éloigné des Japonais, physiquement, mais aussi sur le plan intellectuel et émotionnel. Après le conflit, son expérience de vie peu représentative de celle de ses compatriotes le conduira à une vie unique au Japon, dans laquelle il cherchera à transcender la réalité.

Sa détermination après la guerre

Sa formation en philosophie et en ethnographie, qui l’avait conduit à rechercher le sens de l’existence humaine, l’a poussé à avoir cette réflexion : « Je suis toujours un étranger en Europe et à moins d’être prêt à me battre sur le champ de mes racines japonaises, je ne développerai jamais un authentique forme artistique. » La Seconde Guerre mondiale approchait de Paris et lorsque l’armée allemande envahit la France en 1940, Tarô embarqua sur le dernier bateau qui rentrait au Japon.

De retour au bercail en 1941, il expose ses œuvres en tant que peintre à la Nika-kai, une organisation artistique, où il remporte un prix et organise une exposition personnelle. En 1942 toutefois, à l’âge de 31 ans, il est enrôlé comme soldat sur le front chinois et passe environ quatre ans et demi sur un champ de bataille absurde, où la dignité humaine est exposée à des conditions extrêmes, sans rapport avec l’art.

Lorsqu’il rentre au Japon en juin 1946, après la fin du conflit, toutes les œuvres qu’il avait peintes jusqu’alors, ainsi que sa maison de Tokyo, ont été détruites. C’est alors qu’il décide, brisé par la violence de la guerre, de s’élever à une originalité encore plus intense, mais cette fois sous son vrai nom japonais Okamoto Tarô, et non pas sous le nom qu’il avait utilisé à Paris, écrit en alphabet « Taro Okamoto », nourri d’art et d’ethnographie parisienne. La trajectoire de Tarô dans l’après-guerre a été une tentative de relier l’art à la société et à la vie dans les contradictions particulièrement complexes du Japon moderne.

Tout d’abord, il remet en question l’ancienne structure du monde de l’art japonais et, en 1948, il lance le mouvement artistique d’avant-garde « Yoru no Kai » (La réunion de nuit)avec l’homme de lettres Hanada Kiyoteru et d’autres, à la recherche d’un art nouveau adapté à la société japonaise contemporaine. Finalement, il change d’orientation pour ouvrir ce nouvel art à tous les membres de la société. En 1954, il crée son studio et en fait l’Institut d’art contemporain (aujourd’hui le Okamoto Tarô Memorial Museum), réunissant des artistes, des designers et des architectes de tous horizons.

Dans un livre qu’il publie cette même année, Kyô no geijutsu (L’Art d’aujourd’hui), il affirme que toutes les personnes vivant avec les problèmes de la société contemporaine, la pollution, la Guerre froide et le mépris des droits humains, qui sont une conséquence négative de la croissance économique, devraient tous devenir des artistes qui changent le présent et créent de nouvelles valeurs afin de vivre une vie épanouie. Les activités de Tarô se sont étendues à tous les domaines de la société, y compris les arts de la scène, le design, l’architecture, le cinéma, les performances artistiques et la critique, et il s’est plus tard donné le titre d'« être humain ».

Mettre en valeur les liens entre l’ethnologie et l’art

Après la guerre, la force motrice de Tarô fut sa quête des traditions japonaises. Dans son étude publiée en 1952 Yojigen no bi : jômon doki ron (Le Beau dans ses 4 dimensions : au sujet de la poterie Jômon), publié en 1952, il redécouvre la poterie préhistorique Jômon de l’archipel japonais à travers les yeux d’un artiste ayant une formation en ethnologie, arguant que cette poterie, qui n’était auparavant évaluée que pour sa valeur archéologique, était d’une beauté inégalée dans les autres pays.

Dans l’évolution historique de l’art japonais, la notion de wabi-sabi, qui est venue avec le courant bouddhique lui-même venu de l’étranger, l’accent porté sur l’harmonie, ou l’esthétique de la modernité occidentale, ont pris une valeur hégémonique. Mais à l’origine, il y avait la beauté dynamique du Jômon, un art quadridimensionnel, irrationnel, destructeur d’équilibre, qui de fait était très réminiscent de l’art contemporain qu’il avait ressenti à Paris avant-guerre, qui renversait les anciennes valeurs de beauté.

Convaincu que l’esthétique Jômon subsistait dans le Tôhoku (nord-est), à Hokkaidô et à Okinawa, loin des centres politiques et religieux, Tarô a utilisé ses connaissances en ethnologie pour couvrir les festivals et autres coutumes populaires dans diverses régions, et a continué à communiquer leurs valeurs uniques d’une « nouvelle tradition », par ses photographies et ses articles destinés à un large public. Le pouvoir de la créativité est omniprésent dans nos vies et que chacun peut enrichir son existence en intégrant la perspective et le comportement d’un artiste dans sa vie quotidienne, en décidant d’être un artiste et en affirmant ses propres valeurs.

« L’art est une explosion »

Ce sont ces idées qui ont pris forme et ont donné naissance à la « Tour du Soleil » ou « Mythe de demain ». Pour définir l’essence de l’art, Tarô a forgé l’expression « L'œil qui vole à travers l’univers ».

Pour définir le cadre de notre réalité, il faut la considérer depuis une perspective, l’univers, qui s’écarte de l’humain et du monde. L’artiste travaille avec des objets différents de soi, comme la peinture, la toile, la pierre ou l’argile. Cependant, au cours du processus de création, nous sommes tellement absorbés que nous nous unissons de manière irrationnelle à l’objet que nous sommes en train de créer. Tel est le véritable sens de « l’art est une explosion ».

Mais une fois que la création est achevée et qu’elle est devenue une œuvre d’art, elle redevient objectivement autre. Grâce à l’art qui est à la fois soi et autre, nous avons la possibilité de sortir de nous-mêmes et du monde, de briser les frontières de celui-ci et de changer ses valeurs de fond en comble. C’est pourquoi, même après sa mort, l’expression d’Okamaoto Tarô a continué à posséder un attrait universel, même dans notre ère moderne de stagnation.

La « Tour du Soleil » (Jiji)
La « Tour du Soleil » (Jiji)

(Photo de titre : Jiji)

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