Les grandes figures du Japon

Yosano Akiko : poétesse de la passion ou journaliste en avance sur son temps ?

Livre

Yosano Akiko (1878-1942) a fait irruption dans le monde de la poésie japonaise avec son recueil Midaregami (Cheveux emmêlés). Non contente d’exceller dans ce genre littéraire, elle a aussi été une intellectuelle en avance sur son époque, l’ère Taishô (1912-1926), qui défendait l’égalité entre les sexes et l’indépendance économique des femmes, sans jamais cesser de montrer son pacifisme. Nous nous intéressons ici à sa vie à la fois en tant que poétesse et journaliste.

Une diversité d’activités trop méconnue

Toi qui n’as jamais / Touché une peau douce / Où coule un sang chaud / Ne te sens-tu pas triste / Et seul, à rechercher la Voie ?

(Traduction de Claire Dodane, Les Cheveux emmêlés, p. 22, Les Belles Lettres, Paris 2010)

Au Japon, la simple mention du nom de Yosano Akiko fera penser à ce vers célèbre. Cheveux emmêlés, un recueil chantant l’amour dans une somptueuse exubérance, est paru en 1901. Avec ce recueil, la poétesse s’est efforcée d’exprimer les émotions d’une fille amoureuse à une époque où les femmes voyaient leur vie restreinte par le système patriarcal de l’ie, et un sens des valeurs conservateur. Elle a été non seulement poète mais a accompli de grandes choses dans des domaines très variés. Au total, elle a écrit 24 recueils de poésie, en comptant ceux rédigés en collaboration avec d’autres, a aussi entrepris la traduction en langue moderne de nombreux classiques de la littérature japonaise, dont le Dit du Genji, et publié cent livres de contes pour enfants, avec plus de 600 poèmes et comptines.

En plus de ce travail de femme de lettres, elle a écrit pendant de longues années au sujet de l’égalité des sexes et de l’éducation dans des magazines et des journaux. Bien qu’elle ait publié quinze recueils d’essais, son travail de journaliste, dans lequel elle n’a cessé d’exprimer des opinions en avance sur son temps, n’est pas encore assez connu. Elle était aussi une mère qui travaille – élevant onze enfants ! C’est sans doute cela qui l’a amenée à formuler des propositions encore d’actualité sur la manière dont les femmes doivent vivre.

Une quête de « liberté et d’égalité »

La couverture de l'ouvrage Cheveux Emmelés (avec l'aimable autorisation de la Bibilothèque nationale de la Diète)
La couverture de l’ouvrage Cheveux Emmelés (avec l’aimable autorisation de la Bibilothèque nationale de la Diète)

Yosano Akiko était la troisième fille d’une famille qui tenait une pâtisserie traditionnelle réputée, Surugaya, à Sakai, une ville proche d’Osaka. L’aîné de ses frères, Hô Hidetarô, étudia à l’Université impériale (aujourd’hui l’Université de Tokyo) et devint un scientifique renommé, professeur d’ingénierie. Akiko excellait aussi dans le domaine scientifique, mais elle ne put, parce qu’elle était une fille, réaliser son souhait de continuer ses études qu’elle dut arrêter après l’École de filles de Sakai, c’est-à-dire l’équivalent du collège actuel. Contrainte d’aider à la comptabilité de la pâtisserie familiale, elle a connu dans sa chair l’aspect irrationnel de l’inégalité entre les sexes.

En 1900, elle devient membre du « Cercle de la nouvelle poésie », dirigé par Yosano Tekkan, un poète qui a joué un rôle central dans le mouvement de rénovation de la poésie waka, et publie des poèmes dans Myôjô (L’Étoile du matin), la revue du cercle. L’année suivante, elle a 22 ans au moment de la publication de Cheveux emmêlés, un début éclatant. Son style poétique n’a rien à voir avec le waka traditionnel qui célèbre les beautés de la nature. Dès ses débuts, on la sent portée par son esprit innovant, et son amour profond pour le style de cette nouvelle époque.

La censure était alors très présente. La revue Myôjô fut interdite à plusieurs reprises pour avoir publié des images de femmes nues, ce qui lui valut d’être accusée de corruption morale, et des auteurs comme Nagai Kafû ou Mori Ôgai virent l’interdiction de plusieurs de leurs romans. Yosano Akiko dut être profondément affectée par ces menaces sur la liberté d’expression et de pensée.

Dès ses débuts, « égalité » et « liberté » furent les mots qui comptaient le plus pour elle. Sa force est qu’elle a appris leur signification non à l’école ou dans des livres, mais dans sa vie.

Yosano Tekkan (avec l'aimable autorisation de la Bibilothèque nationale de la Diète)
Yosano Tekkan (avec l’aimable autorisation de la Bibilothèque nationale de la Diète)

Un regard perçant sur la société

Oh, mon frère, je pleure pour toi
Ne donne pas ta vie
Le dernier enfant parmi nous
Tu es le bien-aimé de mes parents
T’ont-ils donné une épée
Et appris à tuer ?
T’ont-ils élevé jusqu’à 24 ans
En te disant de tuer et de mourir ? (…)

Dans son poème Ne donne pas ta vie (Kimi shinitamou koto nakare) qui fut publié dans Myôjô, elle exprime les craintes que suscite en elle la conscription de son frère en pleine guerre russo-japonaise. Il lui valut immédiatement des critiques pour son opposition à la situation du Japon, auxquelles elle répliqua en disant « un poème est un poème », et en soulignant sa volonté d’écrire ce qu’elle ressentait vraiment. Ce poème n’exprime pas nécessairement son opposition à la guerre, mais bien plus son angoisse, un sentiment naturel pour un proche dans de telles circonstances, et il montre qu’elle n’a jamais cessé d’exprimer ses sentiments sans craindre la censure. Elle avait alors 25 ans, elle était mariée à Tekkan, son maître, et mère de deux enfants.

Un nouveau roman / de Kafû interdit / Comme le sont les paris hippiques

Les ministres Eitarô Tôsuke/ ne connaissent rien à la littérature / Quel dommage…

Ces deux vers furent publiés en 1909. Le premier associe ironiquement la censure subie par deux romans de Nagai Kafû, Furansu monogatari (Histoires françaises, non traduit), et Kanraku (Plaisirs – non traduit), interdits de publication, à l’interdiction de la vente de billets pour les courses hippiques. « Les ministres Eitarô Tôsuke » du second sont Komatsubara Eitarô, alors ministre de l’Éducation, et Hirata Tôsuke, son homologue à l’Intérieur. On ne peut que s’étonner de l’audace de Yosano Akiko qui se moque ouvertement de ces deux ministres directement responsables de la répression des opinions. Ses lecteurs de l’époque qui s’étaient enthousiasmés pour Cheveux emmêlés ont peut-être été pris au dépourvu par ce changement de ton.

Dans les articles qu’elle écrit pour des magazines à la même époque, elle se moque des censeurs des magazines et revues, et elle écrit aussi au sujet de sa volonté unique d’élever ses enfants, garçons et filles, de la même façon jusqu’à la puberté. Le voyage qu’elle a fait en Europe en 1912 en compagnie de son mari, a fait s’épanouir ses qualités. Ses rencontres avec le sculpteur Auguste Rodin ou ses interviews par des journaux et des magazines français lui ont fait prendre conscience de son talent de journaliste.

Une activité de critique dans les magazines féminins nouvellement créés

Deux facteurs ont contribué de manière importante à ce qu’elle ait beaucoup écrit sur la société à son retour d’Europe. Le premier, c’est le fait que les médias avaient besoin d’elle, et le second, son souhait de traiter de nombreux thèmes.

L’ère Taishô (1912-1926) a été une époque florissante pour la presse écrite, quotidienne et périodique, qui exerçait alors une grande influence, et celle où Yosano Akiko a mené le plus activement son activité d’essayiste. Les Japonais étaient devenus des citoyens à part entière, ils avaient soif d’informations, si bien que la presse quotidienne voyait ses tirages augmenter rapidement. L’augmentation du nombre de lectrices était aussi remarquable. Avec l’adoption du décret sur les écoles de filles en 1899, la scolarisation des filles jusqu’au niveau collège progressa, et l’on vit la création de nombreuses publications destinées au lectorat féminin. Le voyage en Europe de Yosano Akiko lui avait ouvert encore plus l’esprit, et le public attendait sûrement beaucoup de cette femme qui était aussi une mère qui élevait ses enfants, capable d’aborder de thèmes très variés. Comme nous l’avons dit plus haut, les médias avaient besoin d’elle.

Les thèmes qu’elle voulait aborder, à savoir ses propositions pour faire une réalité des mots « liberté » et « égalité », constituent le second facteur. Si elle a continué à écrire pendant plus de vingt ans dans la presse, c’est parce qu’elle percevait l’acuité de ses questions. Consciente de ne pas avoir fait d’études, de n’avoir aucun diplôme supérieur, elle n’a jamais épargné ses efforts pour lire, tant des livres que la presse quotidienne ou périodique, même lorsque son quotidien était surchargé. On peut affirmer sans risque de se tromper que cette capacité à approfondir sa réflexion était une autre expression de son talent.

« Les femmes aussi doivent atteindre leur indépendance financière, le foyer idéal est celui fondé sur l’égalité homme-femme. »

« Les hommes d’aujourd’hui consacrent trop de temps à leur travail. Eux aussi doivent s’occuper des enfants et du ménage. »

« Si la société permettait à tout le monde de travailler, les heures de travail seraient moins longues, et chacun pourrait consacrer ses loisirs à diverses activités. »

« On n’apprend pas seulement à l’école. L’être humain apprend toute sa vie. »

Les textes de Yosano Akiko sont tellement en avance sur son temps qu’on ne dirait pas qu’ils ont été écrits à une époque où les expressions et les concepts « une société à laquelle hommes et femmes participent également », « work-life balance » ou « apprendre tout au long de sa vie » n’existaient pas. De plus en plus de femmes travaillaient alors à l’usine, et il était beaucoup question de l’amélioration de leurs terribles conditions de travail, et du « débat sur la protection de la maternité », relatif à des mesures de soutien économique. Yosano Akiko avait développé son propre point de vue face à la polémiste Hiratsuka Raichô, ou encore à la sociologue Yamakawa Kikue, mais elle était tellement en avance sur son temps que ses thèses ne coïncidèrent jamais avec celles des autres. Seule une poignée de gens comprenait le système de société qui lui paraissait idéal et la manière dont elle menait sa vie.

Une « influenceuse » qui s’occupait aussi de publicité

La présence de Yosano Akiko dans les médias ne se manifestait pas que dans la presse quotidienne et périodique. L’ère Taishô, qui vit le développement de l’économie japonaise et le mouvement de sa population vers les grandes villes, fut aussi celle de l’avènement de la société de la consommation de masse et de la culture publicitaire. Des slogans publicitaires comme « Aujourd’hui Teigeki [le Théâtre impéria], demain Mitsukoshi [grand magasin de Tokyo] » firent fureur, et, à un moment où le nouveau type de commerce qu’étaient les grands magasins attiraient les foules, la poétesse fut nommée conseillère de l’un d’eux, Takashimaya. Pendant plus de vingt ans, elle participa au hyakusenkai, une opération de promotion de kimonos. Elle assura aussi des missions de rédaction publicitaire, sur de nombreux supports, allant de la sélection des produits venus de tout le Japon à chaque saison, au choix de leurs couleurs et à celui de leur nom, jusqu’à la rédaction de textes sous forme de courts poèmes pour les affiches et le matériel de promotion.

L'ouvrage Journalist Yosano Akiko, de Matsumura Yuriko, la rédactrice de l'article (éditions Tanka Kenkyûsha , 2022). La photo de couverture représente Yosano vers 1921,  dans une salle du grand magasin Takashimaya, où était organisé le hyakusenkai, une opération de promotion de kimonos.
L’ouvrage Journalist Yosano Akiko, de Matsumura Yuriko, la rédactrice de l’article (éditions Tanka Kenkyûsha , 2022). La photo de couverture représente Yosano vers 1921, dans une salle du grand magasin Takashimaya, où était organisé le hyakusenkai, une opération de promotion de kimonos.

En 1909, une publicité qui utilisait comme accroche un de ses poèmes fut diffusée une dizaine de fois dans tous les grands quotidiens.

Calpis la boisson au mystérieux pouvoir / À boire pour garder la santé dans ce monde nouveau

La société Mishima Kaiun, qui a créé le « Calpis », une boisson aux ferments lactiques, excellait en stratégie publicitaire. Un de ses représentants aurait rendu visite aux Yosano et leur aurait fait goûter la boisson avant de demander à Akiko d’écrire un poème qui paraîtrait sur l’étiquette. Cet épisode fait comprendre qu’elle était alors une personne célèbre, qui avait la capacité d’influencer des couches diverses de la société. Aujourd’hui on dirait d’elle que c’était une influenceuse. Qu’elle utilise dans ce slogan le mot « santé », un concept relativement nouveau à l’époque Taishô, est une autre illustration de son sens de l’actualité.

Yosano Akiko en 1923, photo du frontispice de la revue de critique littéraire Ai no sôsaku. (Kyôdô)
Yosano Akiko en 1923, photo du frontispice de la revue de critique littéraire Ai no sôsaku. (Kyôdô)

À ce propos, elle avait sévèrement critiqué le gouvernement à l’époque où la pandémie de grippe espagnole faisait des ravages dans le monde entier : « Pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas ordonné plus vite la fermeture temporaire des lieux où se rassemblent beaucoup de gens, comme les écoles et les usines, afin de prévenir plus rapidement la propagation de l’épidémie ? » Cela montre qu’elle avait des connaissances scientifiques et qu’elle faisait des propositions justes en matière d’hygiène.

Regarder l’époque en face

Le titre de son huitième recueil d’essais est « Traverser la tourmente ». Sa vie s’est déroulée dans une époque où chaque décennie connaissait un conflit majeur : la première guerre sino-japonaise (1894-1895), la Guerre russo-japonaise (1904-1905), puis la Première Guerre mondiale (1914-1918). Dans un texte écrit pour la revue Rikugô, une revue de critique chrétienne connue pour publier des textes novateurs, elle exprime, dans un numéro paru juste avant la fin de la Première Guerre mondiale, l’idée qu’il faut rechercher la paix.

« Lorsque des individus s’entretuent en cherchant à prouver chacun qu’ils sont justes, ou qu’ils s’arment pour appliquer jusqu’au bout leur sens de la justice en envahissant la maison de pauvres gens désarmés – ce sera toujours mal, même décrits avec les plus belles paroles au monde. (…) Comment se fait-il que des actes qui sont difficilement pardonnables quand ils sont commis par des individus peuvent faire l’honneur d’un pays, être justifiés, et considérés comme bons ? »

« Réflexions sur la guerre », avril 1918

En juillet 1918, elle a publié ce court poème :

On dit des hommes / Qu’ils ont plus de connaissances / Que les femmes / mais ils n’arrêtent pas la guerre

(publié dans le recueil Hi no tori, « Oiseau de feu »)

Yosano Akiko était à la fois une poète et une journaliste. Cela n’était pas chez elle contradictoire. Savoir qu’elle qui n’a cessé de regarder en face l’époque dans laquelle elle vivait a existé ne peut que nous donner du courage.

(Photo de titre avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque nationale de la Diète)

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