Les grandes figures historiques du Japon

Ishigaki Rin : une poétesse qui réconcilie le présent et le passé du Japon

Culture Livre

Ishigaki Rin (1920-2004) a vécu pendant une période particulièrement mouvementée de l’histoire de l’Archipel. L’œuvre laissée par la poétesse japonaise est pourtant le reflet d’une vision du monde profondément ancrée dans la vie quotidienne paisible qui était la sienne. Voici un aperçu du parcours de cette étonnante femme de lettres émaillé de traductions de plusieurs de ses poèmes et de ses écrits les plus importants.

Un renouveau extraordinaire de la poésie

Au Japon, les premières années du XXe siècle ont été marquées par un renouveau de la poésie féminine qui a commencé avec Yosano Akiko (1878-1942). Cette première vague a été suivie par une seconde, au tout début de l’après-guerre. La littérature a dès lors retrouvé une vitalité extraordinaire avec notamment une prolifération de revues littéraires en dépit de la pénurie de papier, de l’inflation galopante et des restrictions imposées par les forces d’occupation. Ishigaki Rin (1920-2004) a écrit et publié des œuvres de fiction et des poèmes dès son plus jeune âge. Mais après la Seconde Guerre mondiale, elle a trouvé un nouveau public pour qui la littérature jouait un rôle tout à fait vital. En août 1952, elle a composé un poème intitulé « Salutations » (Aisatsu) à l’occasion de la commémoration du bombardement atomique de Hiroshima. Elle avait alors 32 ans. Voici une traduction de ce texte et des remarques ajoutées par son auteur en guise de préface.

Après la guerre, le mouvement syndical est devenu une force avec laquelle il fallait compter et il a beaucoup contribué à promouvoir les activités culturelles. A l’époque, la nourriture et les divertissements étaient rares et les créateurs, en particulier dans le domaine de la littérature, devaient assurer leur propre subsistance par eux-mêmes. Nous devions non seulement cultiver des pommes de terre et des courges pour nous nourrir mais aussi écrire nous-mêmes les poèmes publiés dans le journal de notre bureau. Un jour, j’ai été convoquée par le syndicat des employés de mon lieu de travail et on m’a dit : “Demain, c’est le 6 août, le jour où Hiroshima a été bombardé. Quand tout le monde fera la queue le matin pour pointer, il y aura un journal affiché juste au-dessus du registre des présences avec entre autres une photographie montrant les dégâts catastrophiques provoqués par la bombe atomique. Il faut que vous écriviez tout de suite un poème pour accompagner ce cliché.” J’ai eu une heure prise sur mon temps de travail pour m’exécuter.

Salutations

À propos d’une photographie du bombardement atomique

Ah !
Ce visage si horriblement brûlé
le 6 août 1945,
une des brûlures atroces infligées
aux 250 000 personnes présentes
à cet instant-là, à Hiroshima.

Il n’est déjà plus de ce monde
et pourtant
Ami !
Regarde à nouveau les visages
que nous tournons les uns vers les autres.
Pas la moindre trace du feu de la guerre
sur les visages sains d’aujourd’hui.
Des visages frais du matin.

Quand je cherche des expressions d’hier dans ces visages, je frémis.

La Terre abrite des centaines de bombes atomiques.
Toi qui marches sur la frontière ténue entre la vie et la mort,
comment peux-tu être aussi paisible
et aussi beau ?

Silence ! Écoute bien. N’entends-tu pas quelque chose qui approche ?
Ce que nous devons voir absolument est là, sous nos yeux.
Les choix que nous avons à faire sont entre nos mains.
8 h 15 du matin
revient tous les jours.

Le matin du 6 août 1945,
250 000 individus sont morts en un instant.
Ils étaient tous comme toi, comme moi, qui sommes ici maintenant,
paisibles, beaux et confiants.

J’ai intitulé ce poème « Salutations » parce que c’était une manière de dire “Bonjour” à mes amis.

Je crois que c’est l’année où les Américains ont autorisé la publication de photographies de victimes de la bombe atomique. Et c’est le premier cliché que nous avons vu. J’ai été complètement choquée et le responsable syndical qui m’avait demandé d’écrire le poème aussi. J’ai réagi comme si je criais parce qu’on me frappait. Je ne sais pas ce que j’ai fait ni comment j’ai procédé. Tout ce que je peux dire, c’est que les mots ont jailli spontanément comme si on avait frappé un xylophone et un tambour en même temps. Et ils ont fini par s’harmoniser et former un poème.

Le lendemain matin, mon texte était affiché bien en évidence au-dessus du registre des présences pour que tous mes collègues puissent le voir. Il avait été calligraphié au pinceau en gros caractères sur une feuille de papier blanc de près d’un mètre de haut qui recouvrait le mur sur toute sa largeur. Quand je suis entrée dans le bureau en même temps que les autres, j’ai été stupéfaite à la vue de mon poème en train de me « saluer » de toute sa hauteur. Ce qui m’a encore plus surpris, c’est de voir les gens autour de moi lire un poème publié dans ces conditions.

« Poèmes en perspective » (Tachiba no aru shi), tiré de « Le pays fermé de l’humour » (Yumoa no sakoku), Hokuyosha, 1973, p. 185-189

« Salutations » correspond au début de la carrière littéraire d’Ishigaki Rin après la Seconde Guerre mondiale. En 1959, elle a publié « Devant moi, une casserole, une marmite et le feu qui brûle » (Watakushi no mae ni aru nabe to okama to moeru hi to). Elle avait alors presque 40 ans. Elle a ensuite fait paraître trois recueils de poèmes, trois livres d’essais et deux volumes de poésie moderne assortis de commentaires personnels. Ces ouvrages n’ont pas donné lieu à de gros tirages et la poétesse n’est jamais devenue un membre particulièrement actif du monde littéraire. Toutefois l’influence de son œuvre est bien supérieure à ce que l’on pourrait croire. À l’heure actuelle, Ishigaki Rin fait en effet partie des poètes japonais contemporains les plus connus et les plus appréciés.

Une invitation à s’affranchir des obligations sociales et familiales

L’œuvre d’Ishigaki Rin est très variée. On y trouve aussi bien des poèmes à connotation sociale et politique que des poèmes d’amour pleins de nostalgie ou des méditations sur la mort, le vieillissement et le temps qui passe. Ce qui relie tous ces textes, c’est d’abord l’importance qu’ils accordent au désir de liberté et d’expression de chaque individu et au droit de chacun de vivre aussi pleinement que possible sans être entravé par des obligations familiales et sociales. Et c’est aussi un sens aigu des obstacles qui rendent la réalisation de ces objectifs si difficile. Ishigaki Rin ne martèle jamais ses idées avec brutalité. Elle les exprime de façon indirecte dans une langue familière et terre-à-terre qui fait appel à des images surprenantes, parfois même surréalistes, et à toute la vivacité de son esprit sans jamais se laisser piéger par le sens littéral des mots.

Le poème le plus connu d’Ishigaki Rin est probablement « Plaques de porte » (Hyôsatsu). Si l’on se réfère à ses propres explications dans « Poèmes en perspective » (Tachiba no aru shi), c’est une œuvre qu’elle a écrite à un moment où elle avait « laissé un peu de côté ses activités syndicales ». « C’est comme si j’avais cessé d’être une personne très entourée et que je me retrouvais seule avec moi-même », disait-elle.

Plaques de porte

« Là où l’on habite,
mieux vaut poser soi-même la plaque de porte.

Là où l’on se repose,
inutile de laisser à un autre le soin de fixer la plaque de porte.

À l’hôpital, on a écrit « Miss Ishigaki Rin » (Ishigaki Rin sama)
sur la fiche de la porte de ma chambre.

Quand je passe la nuit dans une auberge,
on ne met pas de nom sur la porte de ma chambre.
Mais le jour prochain où je serai incinérée, on fermera la porte du four crématoire
et on y accrochera un écriteau
mentionnant l’honorable « Ishigaki Rin » (Ishigaki Rin dono).
Comment pourrai-je protester à ce moment-là ?

Miss (sama),
l’honorable (dono),
à éviter tous les deux

Là où l’on habite,
mieux vaut poser soi-même la plaque de porte

Et là où réside son esprit,
il ne faut pas laisser à d’autres le soin de poser la plaque de porte.
Ishigaki Rin,
c’est très bien comme ça.

En 1975, Ishigaki Rin a eu 55 ans. Elle a pris sa retraite après quarante ans de bons et loyaux services en tant qu’employée de la Banque industrielle du Japon (IBJ). Peu auparavant, elle a quitté la petite maison de location minable qu’elle occupait depuis des années avec ses parents et ses deux frères et elle s’est installée seule dans un studio qu’elle a acheté par l’intermédiaire de son employeur. On peut dire que la poétesse a appliqué à la lettre le conseil qu’elle donne dans « Invitation à la fuite » (Iede no susume). « Allez, vous tous ! Quittons notre maison et notre famille. Sortons pour nous amuser. Laissons cette minuscule petite maison et sa serrure prétentieuse pour des espaces ouverts et libres. »

Une conscience aiguë des liens invisibles qui unissent les êtres humains

Ishigaki Rin a décrit ce qu’elle a découvert en partant de chez elle dans trois recueils composés d’essais qu’elle a pour la plupart écrits après avoir commencé à vivre seule. D’abord « Le pays fermé de l’humour » (Humor no sakoku) publié en 1973, puis « Se réchauffer les mains auprès des flammes » (Honô ni te o kazashite), paru en 1980, et pour finir « Le tambour de la nuit » (Yoru no taiko), sorti en 1989. Ces textes constituent une véritable mine de renseignements non seulement sur la vie d’Ishigaki Rin mais aussi sur les gens, les animaux et les changements sociaux qu’elle a observés pendant la dernière partie de sa vie en flânant dans les rues de Tokyo et à l’occasion de voyages dans d’autres régions du Japon. Au cours de ses balades de ci de là à travers l’Archipel, elle a pris des notes sur tout sans jamais perdre pour autant conscience de la période de la guerre. Comme pour beaucoup de survivants de tragédies, un bonheur présent peut déboucher de façon inattendue sur une porte vers le passé qui va dévoiler les souffrances et les traumatismes endurés comme un rideau de gaze éclairé par la mémoire. En voici pour preuve un court texte intitulé « Dans l’arrondissement de Minato » (Minato-ku de) écrit par la poétesse à l’âge de soixante-cinq ans.

Dans l’arrondissement de Minato

« Et si on s’arrêtait ici ? » a proposé la jeune rédactrice en chef en me conduisant vers un espace-café niché tout près des caisses d’un supermarché. Il s’agit d’une des boutiques les plus chics d’un quartier de Tokyo à la végétation bien dense. On a l’impression que l’endroit a été spécialement conçu pour les clients désireux de faire une pause avant de rentrer chez eux. Je remets mon texte à la jeune femme dès que nous sommes assises autour d’une petite table. Elle commence à le lire et j’attends qu’elle ait fini. Entretemps, on nous apporte du café et je commence à boire le mien à petites gorgées. Un garçonnet dont la tête arrive à peine à hauteur de la table arrive soudain en trottinant et il me dit quelque chose que je n’arrive pas à comprendre.

Je me penche pour l’écouter. « Tu sais le jouet, il est cassé ! » Il tient quelque chose qui ressemble à une petite voiture en plastique. Je n’ai aucune idée de ce qui a pu se passer mais pour lui témoigner ma sympathie, je dis à l’enfant : « Oh là là, mais c’est terrible ! » À en juger par son sourire, il semble satisfait de ma réponse et repart en trottinant comme il était venu. Quand il arrive à proximité des caisses, il se retourne et me fait un signe de la main accompagné d’un autre grand sourire. Une jeune femme svelte debout à ses côtés regarde elle aussi dans ma direction et elle me salue en souriant. Je suppose que c’est sa mère et qu’elle garde toujours un œil sur lui quand il profite du moment où elle fait ses courses pour explorer les alentours.

L’enfant qui est apparu tout à coup à côté de moi doit avoir dans les quatre ans. On dirait un frère jumeau des adorables chérubins représentés dans la peinture classique européenne, avec les ailes en moins. J’ai été si émue par la confiance avec laquelle il est venu vers moi et m’a parlé que je suis restée quelques minutes complètement stupéfaite. Qui sait, j’aurai peut-être un jour l’occasion de le rencontrer à nouveau. En tout cas, je l’espère vraiment. Pourquoi ai-je eu droit à un pareil instant de grâce au milieu de mon train-train quotidien ? De l’autre côté de la boutique, la mère de l’enfant est en train de me saluer.

Je dois préciser que tout ceci s’est déroulé dans l’arrondissement de Minato où je suis née et où j’ai passé les vingt-cinq premières années de ma vie. Le jouet dans la menotte de l’enfant m’a rappelé un souvenir gravé dans ma propre main. Vers la fin de la guerre, le quartier Yamanote de Tokyo a été bombardé. Ma maison et le quartier où je vivais ont été entièrement détruits et beaucoup de gens sont morts. La veille, une amie qui habitait dans une préfecture voisine avait passé la nuit chez moi. Le lendemain, quand elle était partie, elle m’avait donné un œuf en guise de cadeau. À l’époque, un œuf était quelque chose de si précieux que je l’avais mis dans le tiroir de mon bureau. Il a donc brûlé en même temps que notre maison. Si je m’étais empressée de le manger, je n’aurais probablement pas gardé trace de lui dans ma mémoire. Mais l’œuf disparu dans les flammes a laissé une légère sensation, un souvenir fugace dans la paume de ma main.

Dans le supermarché de ce quartier plein de grands immeubles résidentiels, on trouve absolument tout ce qu’on veut et il suffit de le parcourir pour approvisionner la cuisine d’une famille. À l’heure actuelle, tous les magasins d’alimentation exposent des sortes de montagnes constituées de boîtes empilées contenant chacune dix œufs impeccables. En les voyant, j’ai l’impression de me trouver dans une sorte de rêve.

Voilà où j’en suis. Maintenant que j’avance en âge et que je vis seule, la rencontre d’un bambin aussi adorable qu’un ange me remplit d’une sorte d’amour pur qui n’existe que dans les rêves. Dans ces conditions, pourquoi ne pourrais-je pas penser à mes souvenirs d’une guerre qui a pris fin il y a quarante ans comme à un autre rêve ? »

« Le tambour de la nuit » (Yoru no taiko), p. 115-117.  

Une poésie qui célèbre le présent aussi bien que le passé

Un texte ne peut rendre compte à lui seul de la complexité de l’écheveau des émotions d’Ishigaki Rin. « Dans l’arrondissement de Minato » met toutefois en lumière un aspect important de son fonctionnement. Pour la poétesse et essayiste japonaise et beaucoup d’autres auteurs, le présent ne peut jamais oblitérer le passé et le travail de toute une vie qui consiste à s’efforcer de les réconcilier est une préoccupation constante. Dans le même temps, les œuvres d’Ishigaki Rin donnent l’impression diffuse qu’elle a conscience des liens invisibles qui unissent les êtres humains et de la mort qui approche. Une conscience qui a sans doute rendu sa réaction vis-à-vis du petit garçon qu’elle ne s’attendait pas à revoir encore plus forte.

La poétesse Ishigaki Rin a célébré le Japon d’aujourd’hui et d’hier en suivant naturellement le cours de son destin. Et elle a toujours gardé une conscience aiguë du passé tout en évoluant dans le présent avec beaucoup de curiosité et de plaisir.

(Photo de titre : Ishigaki Rin. Kyôdô)

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