Le Covid-19 et la civilisation

La grippe russe « osome-kaze », le fléau qui a fait le tour du monde jusqu’au Japon

Histoire Catastrophe

La pandémie de Covid-19 présente des points communs avec la pandémie de grippe russe qui a pris le monde par surprise en 1889. La maladie s’est répandue dans le monde entier tel un feu de forêt, à la vitesse vertigineuse de 300 km par semaine. Le Japon ne sera pas épargné, et les habitants d’Edo appelleront ce fléau « osome-kaze ».

Une propagation fulgurante

Selon des archives européennes, la pandémie de grippe russe, s’est déclarée dans la ville russe de Boukhara, appartenant maintenant à l’Ouzbékistan. Elle s’est répandue dans 33 villes, d’un bout à l’autre de l’Europe, entre novembre 1889 (date du début de la pandémie) et février 1890. En l’espace de seulement six semaines, le virus était passé de Stuttgart à Berlin, Vienne et même en Suisse, puis à Amsterdam, Copenhague, Bruxelles et Prague. Le virus s’était ensuite emparé de la partie sud du continent, gangrénant notamment des villes comme Lyon, Lisbonne, Rome et même la Corse et d’autres régions de la mer Égée, À Madrid, on a même déploré jusqu’à 300 décès par jour.

Une caricature imprimée dans le magazine satirique français Le Grelot (janvier 1890)
Une caricature imprimée dans le magazine satirique français Le Grelot (janvier 1890)

Le premier décès, de l’autre côté de l’Atlantique, à Canton, dans le Massachussetts, ne se fit pas attendre. Hélas, bien d’autres suivront dans des villes comme Boston et New York en décembre 1889, puis Chicago, Detroit, Denver, Los Angeles et San Francisco. Le virus se répandait à cause des lignes de chemin de fer. Et d’autres villes suivirent. C’est le 12 janvier 1890 que le nombre de décès fut le plus élevé : un grand nombre de malades avaient contracté une grave forme de pneumonie, et 13 000 personnes trouvèrent la mort aux États-Unis en une seule journée. Ce sont les peuples indigènes d’Amérique du Nord qui furent particulièrement touchés.

De Mexico, le virus se répandit ensuite en Amérique centrale et en Amérique du Sud, pour finalement gagner Buenos Aires le 2 février 1890. Le virus continua de provoquer des épidémies dans des endroits plus reculés, notamment à Durban, en Afrique du Sud, en novembre 1889, avant de se disséminer dans des villes portuaires dans le monde entier entre la fin du mois de décembre et le mois de janvier. La vague d’infection déferla sur l’Australie et la Nouvelle Zélande. La Grèce et l’Islande ne furent pas non plus épargnées.

« Tous pareils avant la fin »

Le 6 janvier 1890, c’est le journal britannique The Times qui évoque pour la première fois l’épidémie. Il l’appelle « la grippe russe » ; le nom est resté. Selon des articles de l’époque, avant fin 1892, le fléau avait fait 110 000 morts. La victime la plus célèbre fut le petit-fils de la reine Victoria, le Prince Albert Victor, qui contracta la maladie lors d’une fête pour célébrer le Nouvel an. Il succombe au virus cinq jours plus tard, alors qu’il n’a que 28 ans. Le duc de Clarence, deuxième pour la succession au trône, fut lui aussi emporté par le virus, qui s’était déclaré chez lui sous la forme d’une pneumonie. La même année, le Premier ministre britannique Archibald Primrose (le cinquième comte de Rosebery) fut lui aussi contaminé. Il s’en sortira, toutefois gravement affecté, immobilisé par une grande fatigue.

Au Royaume-Uni, le taux de mortalité pour 1 million d’habitants est passé de 146 en 1890 à 544 en 1891. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la situation, en 2021, le taux de mortalité du Covid-19 au Japon pour 1 million d’habitants était d’environ 120.

En 1890, Winston Churchill avait 15 ans et étudiait à Harrow. Lorsque la grippe russe se déclara dans les écoles à Sheffield et dans d’autres zones dans le nord du pays, son taux de mortalité sema la panique. Dans son poème « Influenza », Churchill exprime son sentiment d’effroi : « Riches, pauvres, classes élevées, classes basses… Tous pareils avant la fin. »

La situation fut tout aussi cauchemardesque au Danemark, lorsqu’un cargo russe accosta à Copenhague, en provenance de Saint-Pétersbourg en décembre 1889. Immédiatement après l’arrivée du navire, le capitaine russe fut hospitalisé avec une forte fièvre et quelques jours plus tard, six soldats dans les casernes de la ville tombèrent eux aussi malades. Le virus se propagea très vite à d’autres casernes, si bien qu’une vingtaine de soldats par jour durent être admis dans des hôpitaux de garnison.

La pandémie s’étendait dans le pays comme une traînée de poudre. Le 14 décembre, pas moins de 3 500 personnes furent infectées dans la capitale. Deux ans plus tard, le virus faisait rage dans tout le Danemark, avec un taux d’infection estimé à 75 %. La troisième vague d’infection, résultat d’une souche mutante, fut particulièrement meurtrière, responsable du plus important nombre de décès.

Le continent asiatique ne fut pas épargné. L’épidémie se déclara en Inde en février 1890, dans les Indes orientales néerlandaises (aujourd’hui Indonésie) le mois suivant et en Chine au mois de mai. Le virus continua de se répandre dans toute l’hémisphère sud, de l’Asie à l’Australie, en passant par la Nouvelle-Zélande, pour finalement faire le tour du monde et revenir au point de départ, en Asie centrale.

La pandémie de grippe russe (octobre 1890)

La grippe russe au Japon sous le nom d’un personnage de kabuki

Le virus gagna le Japon en 1890, via l’Inde et l’Asie du Sud-Est, mais les chiffres sont rares, en raison de l’absence de données. Cependant, sur la base des statistiques de décès des préfectures de Tokyo à Kanagawa, Ômi Ken’ichi, chercheur en chef de l’Institut national de santé publique, estime qu’il y a eu une augmentation anormale du nombre de décès entre 1889 et 1891. Selon lui, « si le bilan de la pandémie a été moins lourd que celui de la grippe espagnole entre 1918 et 1920 (qui a fait environ 380 000 morts), dans la région du Kantô, aucune épidémie n’a été aussi meurtrière que celle de la grippe russe, ni s’en est même approchée. »

Dans un de ses recueils d’essais intitulé Omoidegusa, le romancier Okamoto Kidô (1872–1939), célèbre pour son ouvrage Le curieux recueil de l’inspecteur Hanshichi décrit la quartier tokyoïte de Kojimachi pendant la pandémie de grippe russe.

« Cette maladie s’est déclarée pour la première fois au Japon à l’hiver 1890 et est devenue une menace de plus en plus importante jusqu’au printemps 1891. Nous n’avions alors jamais entendu parler de la grippe, dont on pensait qu’elle s’était répandue à Yokohama par l’intermédiaire d’un bateau en provenance de France. À cette époque-là, cependant, la maladie était souvent appelée osome-kaze. Les habitants de la capitale se mirent à coller des pancartes où on pouvait lire Hisamatsu rusu (“Hisamatsu est dehors”), sur les avant-toits des maisons. »

Hisamatsu rusu (« Hisamatsu est sorti ») peut-on lire sur cette note affixée à l’avant-toit d’une maison (avec l’aimable autorisation du Musée Fukugawa Edo de l'arrondissement de Kôtô).
Hisamatsu rusu (« Hisamatsu est sorti ») peut-on lire sur cette note affixée à l’avant-toit d’une maison (avec l’aimable autorisation du Musée Fukugawa Edo de l’arrondissement de Kôtô).

Mais pourquoi ce nom « Osome-kaze » (kaze signifie rhume ou grippe) ? La réponse se trouve dans une célèbre pièce de kabuki, également représentée sous la forme d’un théâtre de marionnettes. La pièce met en scène le suicide de deux amants, Osome, la fille d’un marchand d’huile origine de Kawarayabashi (Osaka) et Hisamatsu. Représentée pour la première fois en 1813, la pièce a été jouée à de nombreuses reprises. Dans des quartiers tokyoïtes, où la grippe russe faisait rage, les riverains auraient placardé des messages où on pouvait lire Hisamatsu rusu (« Hisamatsu est sorti ») sur l’avant-toit de leur maison. En disant qu’Osome ne pouvait pas voir son amant parce qu’il n’était pas disponible, les riverains espéraient éloigner l’osome-kaze. Même si le Japon était alors entré dans l’ère Meiji, la façon dont les habitants plaisantaient à propos de cette maladie mortelle donne une idée du caractère rieur des habitants de la capitale.

À noter qu’à cette époque, toutes les épidémies de grippe au Japon portaient le nom de personnages de pièces de kabuki. Par exemple, oshichi-kaze tient son nom de Yaoya Oshichi, un personnage coupable d’un incendie criminel. Les infections portaient elles aussi des noms tels que Ryûkyû-kaze ou encore Amerika-kaze, d’après les îles Ryûkyû et le continent américain, là où l’infection se serait déclarée.

Au Japon, le 9 janvier est le « jour du rhume ». Cette célébration tient au fait que le lutteur de sumô Tanikaze Kajinosuke, invaincu à la fin du XVIIIe siècle, a succombé au virus de la grippe ce jour-là, alors qu’il était encore jeune. À cette époque, les rhumes portaient le nom de tanikaze, un hommage à ce puissant lutteur de sumô qui a dû s’incliner devant la maladie.

Il n’aura fallu pas plus de quatre mois au virus de la grippe russe pour faire le tour du monde. Selon certaines estimations, sa vitesse de propagation aurait été de 300 km par semaine. En dépit du fait que la population mondiale était plus jeune que maintenant, ce fléau fit de nombreuses victimes. Le bilan est évalué à un million de morts sur une population totale de 1,5 milliard d’habitants. D’après certains chercheurs, ce bilan aurait été bien plus élevé.

(Photo de titre : les mesures de distanciation sociale prises lors d’un opéra en plein air qui s’est déroulé au Konzerthaus de Berlin en juin 2021 © Christian Ender/Getty Images)

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