Ozu Yasujirô — à la redécouverte d’un maître du cinéma

Un regard derrière la caméra : Ozu Yasujirô et sa famille

Cinéma

Ozu Yasujirô, réalisateur du Voyage à Tokyo, un chef-d’œuvre sorti sur les écrans en 1953, est né cinquante ans plus tôt dans cette capitale qu’il a tant aimé décrire au fil de sa filmographie. Le cinéaste a accompagné le changement radical de la société japonaise de son temps et a joué un rôle majeur dans l’âge d’or du cinéma nippon. Quels souvenirs a-t-il laissés à ses proches ? Ses neveu et nièce, Nagai Hideyuki et Ozu Akiko, nous éclairent sur sa vie privée.

Fin 2023, Ozu Yasujirô aurait fêté ses 120 ans. Voilà 60 ans qu’il nous a quittés, alors ne serait-il pas venu le temps de nous pencher sur la vie du célèbre réalisateur ? Sa famille nous révèle des aspects méconnus de sa personnalité et apportent un éclairage nouveau sur son œuvre.

Nagai Hideyuki, aujourd’hui octogénaire, se remémore la vie du célèbre cinéaste et nous retrace le quotidien de celui qui fut avant tout son oncle, une figure paternelle, un chef de famille aimé, un homme qui a su saisir le Japon de son époque sur pellicule. Ozu Akiko, quant à elle, nous parle de ses souvenirs d’enfance. Grandir avec Ozu nous ramène au Japon de l’ère Shôwa (1926-89), une période agitée qui a également marqué un tournant dans l’histoire du cinéma.

« Né au bon moment »

Ozu naquit le 12 décembre 1903 dans un quartier populaire de Tokyo, sur les rives de la Fukagawa. Deuxième d’une fratrie de cinq enfants, il passe ses jeunes années dans la capitale avec sa mère Asae et son frère aîné Shin’ichi. Toranosuke, son père, vend de la farine de sardine. Ce produit, très recherché à l’époque, était utilisé comme engrais notamment dans les champs de coton.

En 1913, sa famille quitte la capitale pour Matsusaka. La ville où a grandi son père est située près de Nagoya. Le jeune Ozu y termine sa scolarité, pratique le judo, dessine et noircit son journal intime. Adolescent, il va voir en cachette les films muets américains dans les premières salles de cinéma. Après le lycée, il déçoit son père qui souhaitait le voir continuer à l’université et devient instituteur suppléant dans une école reculée. Il retournera finalement à Tokyo en 1923 pour tenter sa chance dans l’industrie du cinéma.

Certes, il n’est pas issu d’une famille d’artistes, mais son neveu, Nagai Hideyuki, pense qu’en fait, il est « né au bon moment » et que sa vocation est le fruit de l’époque où il a vécu. Sa vie n’en a pas été exempte de difficultés pour autant. Entré aux studios Shôchiku avec l’intention de devenir réalisateur, il est d’abord cantonné à la fonction d’assistant opérateur. « Il a mis toute son énergie dans son travail », explique Nagai. Ses efforts ont fini par payer, sa filmographie qui compte plus de 50 longs métrages, débute avec Le Sabre de pénitence un film muet qui sort 1927, et se clôt en 1962 sur Le Goût du saké, un long-métrage tourné en couleurs.

Nagai Hideyuki, le neveu d’Ozu Yasujirô, a participé à la rétrospective Ozu dédiée au cinéaste. Photo prise en 2023 à Tateshina, dans la préfecture de Nagano. (© Kodera Kei)
Nagai Hideyuki, le neveu d’Ozu Yasujirô, a participé à la rétrospective Ozu dédiée au cinéaste. Photo prise en 2023 à Tateshina, dans la préfecture de Nagano. (© Kodera Kei)

Ses « enfants »

Son neveu et sa nièce gardent de lui le souvenir d’un homme gentil et drôle. Ozu n’a pas eu d’enfants, mais il était entouré de jeunes et sa vision de l’enfance transparaît dans son style, et dans des films comme Printemps tardif (1949) ou Bonjour (1959) pour n’en citer que deux.

Nagai Hideyuki est le fils de Toki, la petite sœur d’Ozu et troisième de la fratrie. Toki, qui avait quatre ans de moins que Yasujirô, est devenue veuve très jeune ; « Yasujirô lui a toujours été d’un grand soutien », se souvient Nagai. Ozu Akiko confirme les dires de son cousin. Elle est de son côté la fille de Nobuzô, le frère cadet du réalisateur. Le premier souvenir qu’elle garde de son oncle remonte à la Seconde Guerre mondiale, elle n’était encore qu’une très jeune enfant.

Akiko se souvient qu’en février 1946 à son retour de Singapour, son oncle est allé directement à la rencontre de sa mère. Mais cette dernière avait dû fuir Tokyo à cause du grand raid aérien du 10 mars 1945 et elle vivait désormais avec sa fille à Noda, une ville rurale située de la préfecture de Chiba, à deux heures de train de la capitale. Dès qu’Ozu a su où les trouver, il est parti les rejoindre après avoir passé la nuit à Tokyo.

Ozu a vécu les années d’après-guerre à Noda avec sa famille élargie. À la tombée de la nuit, ils se retrouvaient pour discuter autour d’une bouteille de saké. La petite Akiko se blottissait souvent sur les genoux de son oncle, lovée comme un chat. Il trempait un doigt dans le saké et s’amusait à lui en faire goûter: « Il se comportait comme un galopin et jouait avec nous comme si nous avions le même âge. »

Ozu a joué un rôle important dans la vie des jeunes de sa famille, surtout auprès de Nagai : « Il avait comme règle de vie de ne pas déranger autrui et de ne jamais mentir. Il était d’une grande moralité et m’a enseigné beaucoup de choses, et peut-être même l’essentiel. »

Nagai se souvient que quand il était jeune, son oncle l’invitait souvent à sortir boire un verre. « Nous parlions beaucoup. Il me conseillait des livres, ceux de Natsume Sôseki notamment, mais aussi des films que je ne comprenais pas très bien d’ailleurs. » Le jeune étudiant de 19 ans allait souvent rendre visite à son oncle à Tateshina, dans ce site volcanique situé dans la préfecture de Nagano qui allait devenir le dernier repaire du créateur.

Ozu Akiko. Photo prise lors de l’interview dans la villa Mugei-sô à Tateshina. (© Kodera Kei)
Ozu Akiko. Photo prise lors de l’interview dans la villa Mugei-sô à Tateshina. (© Kodera Kei)

Le goût du saké

Ozu avait pris l’habitude de noter les noms et adresses de tous les restaurants où il se rendait à Tokyo. Il appelait ces recueils ses « Carnets de gourmet ». Vivait-il en épicurien, en jouisseur de la vie? Rien ne semble être plus éloigné de la vérité.

En effet, ceux qui ont partagé sa table, comme Nagai, relatent une toute autre expérience : Ozu aimait déguster des petits plats typiquement japonais dans des quartiers populaires de la capitale ou sur la côte, à Kamakura, où le cinéaste avait emménagé en 1952.

Il arrivait à l’oncle et son neveu de traverser Tokyo, en train ou dans la voiture d’un ami du réalisateur, pour se rendre au nord de la capitale dans un célèbre restaurant d’anguilles du quartier de Kita-senjû. Ils se régalaient alors d’un plat qui passe au Japon pour garantir la longévité. Un autre jour, ils partaient en quête du fameux tonkatsu de Hôraiya, un restaurant situé à Okachimachi, un quartier populaire d’où habitait un collègue et confrère, le réalisateur Ikeda Tadao. Ozu mentionnera d’ailleurs ces juteux filets de porc panés dans Fin d’automne (1960) ou dans Le Goût du saké (1962).

Ozu avait ses habitudes dans un restaurant de sushis situé près de la gare de Kamakura, mais selon Nagai, « il buvait plus qu’il ne mangeait ». Il est de notoriété publique qu’Ozu aimait le saké, surtout s’il pouvait en boire en bonne compagnie. Il n’affectionnait pas les endroits chics. Ce qu’il aimait, c’était la compagnie des autres.

Les muses d’Ozu

« Je pense qu’il n’aurait pas pu faire tout ce qu’il a accompli s’il n’avait pas été célibataire. » Voilà la réponse de Nagai aux médias qui le taraudent, en lui demandant pourquoi le réalisateur ne s’est jamais marié. Mais cela ne signifie pas qu’il n’ait pas eu de liaisons. Plusieurs femmes ont aussi joué un rôle fondamental dans sa vie et dans son œuvre.

Sa mère Asae a joué un rôle crucial dans son existence, ils sont restés étroitement liés jusqu’à leurs derniers jours. La mère et le fils ont la plupart du temps vécu sous le même toit et ils sont morts à à peine un an d’intervalle.

Le contexte familial est aussi à prendre en compte. Après le mariage de son frère aîné, Ozu a rapidement vu combien la relation entre la belle-mère et sa bru était épineuse. Dans le Japon traditionnel, c’est à l’aîné qu’il revient de s’occuper des parents, mais dans les faits c’est plutôt Yasujirô qui a veillé sur sa mère.

À trois ans, quand une méningite met gravement en danger la vie d’Ozu, Asae se dévoue corps et âme pour sa guérison. Jusqu’à la fin de sa vie, le cinéaste lui en sera profondément reconnaissant. Akiko trouve certes que son oncle aimait à être entouré, mais elle précise qu’il était très timide dans l’âme. Pour ce qu’elle en sait, le réalisateur serait tombé amoureux d’au moins trois femmes, « mais il était incapable de déclarer son amour et dans l’intervalle d’autres le devançaient ».

D’un point de vue professionnel, « Ozu n’aimait pas se rapprocher de ses actrices », explique Nagai. À l’automne de sa vie, il aurait entretenu une liaison avec Murakami Shigeko, l’accordéoniste dont la musique a accompagné une scène de Voyage à Tokyo. « Elle lui était très chère », dit le neveu en parlant de cet amour tardif.

Aux côtés de Yamashita Kazuko, une autre nièce d’Ozu, Akiko parle de son oncle à l’occasion de la rétrospective Ozu qui a eu lieu à Tateshina en 2023. (© Kodera Kei)
Aux côtés de Yamashita Kazuko, une autre nièce d’Ozu, Akiko parle de son oncle à l’occasion de la rétrospective Ozu qui a eu lieu à Tateshina en 2023. (© Kodera Kei)

Hara Setsuko est la figure féminine qu’on associe le plus à Ozu. L’actrice a joué dans la trilogie de l’ingouvernable Noriko — Printemps tardif (1949), Été précoce (1951) et Voyage à Tokyo (1953). Leur couple à l’écran reste emblématique de la relation d’un pygmalion à sa muse. Des rumeurs ont pu circuler sur une potentielle liaison amoureuse mais « il la respectait beaucoup et n’a jamais eu l’intention de l’épouser. Ils se comportaient en professionnels », explique Nagai.

Hara Setsuko ne s’est jamais mariée elle non plus et quand à la surprise générale, elle a choisi de prendre sa retraite à la mort d’Ozu en 1963, les rumeurs ont alors repris alimentant un mystère que personne ne pourra jamais élucider. Elle s’est tenue à l’écart des projecteurs et a refusé toute interview, y compris à son biographe, qui a tenté pourtant pendant des années de lui extorquer ses secrets.

Pour Nagai, l’explication est simple : « Hara aimait travailler avec Ozu parce qu’il lui permettait de donner le meilleur d’elle-même. » Ils avaient 12 ans d’écart et à sa mort, elle avait déjà un certain âge. « Malheureusement, elle était peut-être déjà trop âgée pour l’industrie du film », précise-t-il. « Elle avait largement dépassé la quarantaine et si elle s’est retirée c’est qu’elle ne voulait pas se voir cantonnée à des films médiocres. Sa carrière avait déjà atteint son pinacle. »

Nagai pense que l’actrice était en avance sur son temps et qu’elle a eu une influence majeure dans cette industrie encore très patriarcale. « Le mérite en revient à Ozu, mais elle était une excellente actrice et son talent était indéniable. » Nagai n’est pas tendre avec l’industrie du film d’hier et d’aujourd’hui. Quand l’actrice est décédée en 2015 à l’âge de 95 ans, il a déploré que la couverture médiatique dont elle a bénéficié au Japon ait été si faible en comparaison des hommages qui lui ont été rendus à l’étranger.

Les derniers souvenirs

Pour finir, Nagai nous confie quelques anecdotes au sujet d’autres grands cinéastes de la période. « Kurosawa Akira éprouvait de la sympathie pour Ozu, il lui avait confié avoir beaucoup aimé Le Voyage à Tokyo. Le film a également trouvé un écho favorable auprès de Yamada Yôji. Le réalisateur se rendait souvent chez Kurosawa pour qu’ils revoient ensemble ce Voyage à Tokyo dont Yamada a proposé en 2013 un remake intitulé Tokyo Kazoku. »

Le neveu aimerait que l’on se souvienne d’Ozu comme d’un être « humble qui n’était jamais prétentieux, mais toujours prévenant et gentil », « …même s’il aimait aussi les plaisanteries grivoises », s’amuse-t-il.

Ozu était un homme frugal et plein de vie. Les nombreux prix qu’il a remportés au Japon n’ont jamais affecté sa façon de tourner. Selon Nagai, ses dernières années passées à écrire des scénarios au milieu de la forêt à Tateshina ont sans doute été un excellent moment de son existence. « C’était un homme de son époque, souvent dur mais qui ne rechignait pas à la taĉhe et ne regimbait pas face à la rudesse de la vie. »

L’hiver, il trouvait des idées, qu’il filmait en été. Pendant près d’une décennie, lui et son collègue et scénariste, Noda Kôgo, ont cheminé. Ils alternaient phases créatives et repos, installés dans cette villa au creux des montagnes de Nagano qui existe de nos jours encore. Certes il n’a jamais porté ces paysages à l’écran, mais « il a toujours porté Tateshina dans son cœur ».

À la rétrospective Ozu qui a lieu tous les ans depuis 1998 à Chino (préfecture de Nagano), Nagai Hideyuki relate ses souvenirs et parle de son oncle. (© Kodera Kei)
À la rétrospective Ozu qui a lieu tous les ans depuis 1998 à Chino (préfecture de Nagano), Nagai Hideyuki relate ses souvenirs et parle de son oncle. (© Kodera Kei)

Le dernier souvenir de Nagai avec son oncle remonte à 1963, on venait d’installer pour la première fois un poste de télévision à Unko-sô, la villa voisine appartenant à Noda, l’ami et scénariste. « Nous regardions tous ensemble les émissions de la chaîne publique sur ce petit téléviseur. »

Higan-bana, fleurs d’équinoxe

Ozu Akiko participe aussi au festival du film de Tateshina qui tous les ans rend hommage au cinéaste. L’automne 2023 n’a pas fait exception et à l’occasion de la rétrospective, elle s’est rendue à Mugei-sô, la dernière villa de travail du réalisateur. Dans le jardin, fleurissent de superbes higan-bana, ces beaux lys araignée rouges que le cinéaste affectionnait tant, pour leur couleur notamment.

On retrouvait le rouge intense de ces lys dans ses films en couleur et il a même choisi d’en faire le titre de l’un de ses films, Fleurs d’équinoxe est sorti en 1958. Comment voyait-il ces fleurs, qu’étaient-elles pour lui ? Sa nièce Akiko pense que la clef de cette énigme se trouve dans un passage de son journal intime daté du 25 septembre 1927. Ce jour-là, Ozu allait de chez sa grand-mère à la gare de Hisai, à Tsu, une ville où il avait passé une partie de sa jeunesse dans la préfecture de Mie. À mesure que le train s’éloignait du quai, Ozu a vu défiler ces fleurs rouges, sur les bas-côtés de la voie ferrée.

Au Japon, on dit que cette « fleur d’équinoxe » symbolise les souvenirs perdus. C’est Akiko qui a eu l’idée de planter des higan-bana dans le dernier havre de créativité d’Ozu, afin que tous les automnes, elles exultent de leur rouge délicat.

On distingue Nagai Hideyuki (deuxième rang, au centre) et Ozu Akiko (au premier rang, la deuxième à partir de la droite) sur la photo commémorative regroupant les participants de la rétrospective Ozu, prise à Tateshina en septembre 2023. (© Kodera Kei)
On distingue Nagai Hideyuki (deuxième rang, au centre) et Ozu Akiko (au premier rang, la deuxième à partir de la droite) sur la photo commémorative regroupant les participants de la rétrospective Ozu, prise à Tateshina en septembre 2023. (© Kodera Kei)

(Photo de titre : Nagai Hideyuki et Ozu Akiko, neveu et nièce d’Ozu Yasujirô. © Kodera Kei)

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