Le périple d'un photographe au sein de la société hyper-vieillissante du Japon
Être inhumé au milieu des cerisiers : une nouvelle approche de la mort dans un Japon vieillissant
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Les cerisiers ne vous oublieront pas
Le site est au milieu d’une forêt naturelle sur les collines de Tama, il donne sur la mer et on peut apercevoir le quartier de Minatomirai, à Yokohama, par temps clair. Machida Izumi Jôen est un parc-cimetière situé à Machida, à environ 40 minutes de Shinjuku (Tokyo). Sakura, la partie du terrain transformée en cimetière est gérée par l’association Ending Center qui a fondé ce site d’« inhumation au milieu des arbres ».
Fin mars, lors de ma visite, les cerisiers étaient en fleur. Une mère et sa fille déposaient un bouquet et priaient devant une bande de terre. « C’est quelque part par ici », dit la mère en passant sa main sur l’herbe. Derrière elles, on apercevait des rangées de tombes traditionnelles, mais sous leurs yeux s’étendait un espace vert et paisible utilisé pour les enterrements en pleine terre au milieu des arbres.
Après son décès des suites d’un cancer, Suzuki Kazuko (80 ans) a conservé les cendres de son mari chez elle pendant 10 ans. Elle souhaitait qu’il reste auprès d’elle, même après sa mort.
« Il travaillait au service commercial d’une maison d’édition. Passionné par son travail, il voyageait sans cesse dans tout le Japon. Il est décédé à 64 ans, un an avant la retraite. Nous n’avions jamais parlé funérailles, il s’en remettait à moi, je crois. Mais j’ai fini par me rendre compte qu’il ne s’agissait pas seulement de notre histoire à nous. Je devais aussi penser à la génération suivante, à nos enfants. Comment feraient-ils pour se rendre sur notre tombe ? C’est alors que j’ai entendu parler du cimetière Sakura. »
Ce jour-là, l’aînée de la famille accompagne sa mère sur la tombe.
« Quand nous l’avons enterré ici, ces arbres n’étaient encore que des arbrisseaux. Aujourd’hui, ils sont magnifiques et majestueux. Son regard se pose sur une plaque où il est écrit : “Les cerisiers ne vous oublieront pas.”, je comprends tellement ce qu’apporte d’être inhumé au milieu des cerisiers. »
Inoue Haruyo dirige le Ending Center, elle se souvient des prémisses du projet.
« C’est ici, en 2005, dans la section “En-21”, que nous avons conçu Sakura, le premier cimetière en pleine terre et arboré de Tokyo. Nous nous sommes demandé quel type d’arbre serait le plus approprié, mais quoi de plus logique que des cerisiers. Cet arbre occupe une place si particulière dans le cœur des Japonais. Lorsqu’on annonce à quelqu’un qu’il ne lui reste plus longtemps à vivre, il n’est pas rare de l’entendre dire : Je me demande si je serai encore là pour voir la prochaine floraison de cerisiers. »
« Une fois la concession choisie, on se sent en paix. Penser qu’après, on ne fera plus qu’un avec les cerisiers ici, quel soulagement. La peur de mourir s’estompe. Chaque année, au retour du printemps les cerisiers refleurissent et on se fait cerisier. N’est-ce pas merveilleux ? »
Là, le vent balaie la frontière séparant morts et vivants
À flanc de colline, le cimetière du Ending Center commence juste après la section En-21. Les familles peuvent venir se recueillir et sentir le vent souffler dans les arbres.
Esashi Kimiko (78 ans) fait le voyage depuis Hiroshima environ une fois par mois. Elle descend chez sa fille à Tokyo pour se rendre sur la tombe de son mari.
« Je passe la journée ici, dit-elle, je balaie et nettoie autour de la tombe. J’arrache les mauvaises herbes. Mon mari était doué pour le dessin, alors parfois je m’assois et je dessine aussi. J’apporte un bentô et je passe la journée avec lui. »

Dans un cadre en harmonie avec la nature, l’endroit est idéal pour sentir passer les saisons.
Ce jour-là, elle était accompagnée de sa petite-fille Yûka.
« Je n’avais jamais vraiment pensé à ma propre tombe, dit-elle. Je ne savais même pas que les traditions voulaient qu’une fois mariée, une femme ne pouvait plus être enterrée dans le caveau de la famille qui l’avait vue naître. Je trouve qu’il y a quelque chose de beau et de réconfortant à reposer ainsi dans la nature. »

« Je suis sûre qu’il est content que nous soyons venues lui rendre visite aujourd’hui », se disent-elles en souriant.
En 2007, Okamoto Kazue (83 ans) perd le chat avec qui elle vivait depuis 19 ans. Un article de journal sur les enterrements au milieu des arbres attire son attention, quand elle comprend qu’il existe un endroit où l’on peut être enterré avec son animal de compagnie, elle décide d’aller voir le cimetière. Elle est immédiatement séduite par le site et sa vue qui lui rappellent l’endroit où elle vivait autrefois à Higashi-Kurume.
« J’ai tout de suite signé pour une concession et j’ai déjà fait graver nos noms sur une pierre tombale. Mais je voudrais que nous soyons enterrées en même temps, alors pour l’instant, je garde son urne funéraire chez moi », explique-t-elle avec un sourire.

Okamoto Kazue près de la concession où elle reposera un jour aux côtés de son chat.

Okamoto Kazue a déjà fait graver leur nom sur la tombe, le nom d’Alice est juste sous le sien.
Pourquoi choisir ce terme de ending ?
Aujourd’hui à la tête du Ending Center, Inoue a compris l’ampleur du problème au décès de sa mère. « Mes sœurs et moi étions mariées. Nous avons compris que, même si nous héritions du caveau familial et que nous en prenions soin de notre vivant, il finirait à l’abandon, car le mariage change l’état civil des femmes mariées. Bientôt il n’y aurait plus personne pour perpétuer le nom, la mémoire et le caveau de notre famille. J’ai alors réalisé quelles contradictions sous tendaient le système familial japonais. »
En 1990, elle fonde un « Cercle de travail sur la question du post-mortem et des funérailles au XXIe siècle ». En 2000, son association prend le nom de « Ending Center ». C’est sur l’impulsion d’Inoue que le terme de « ending », s’est popularisé ces dernières années au Japon, notamment avec le développement des « notes testamentaires (ending notes) » qui permettent aux défunts de détailler leurs dernières volontés.
« La mort, ce n’est pas seulement cet instant, ce moment où l’on passe de vie à trépas. C’est un processus qui s’étend sur le temps long. Pour moi, la mort est plutôt un chemin qui va des préparatifs de fin de vie aux soins post-décès. Le terme “ending” a été choisi pour indiquer qu’il s’agit vraiment d’un processus évolutif. Beaucoup de nos interlocuteurs disent vouloir choisir leur tombe et leurs funérailles. Nous sommes passés de la réflexion théorique aux questions concrètes. »

Inoue assume son rôle de directrice en déposant des fleurs sur chaque parcelle du cimetière, afin qu’aucune tombe, même celles dont les familles sont empêchées, ne soient négligées.
Tous les ans au printemps, quand les cerisiers sont en fleur, Ending Center organise une cérémonie commémorative qui « réunit vivants et morts pour palabrer sous les frondaisons ».
Cette année, Inoue a lu un poème de sa composition dont les derniers vers m’ont beaucoup ému.
Douce journée de printemps : belle journée pour être vivant
Belle journée pour mourir
Journée parfaite pour que palabrent morts et vivants
La vie est éphémère : profitons de chaque instant
La mort n’a rien d’exceptionnel. Elle fait partie de la vie, elle en est le prolongement. On pense alors au célèbre poème de la préface à « Printemps et Ashura » (Haru to Shura), écrit par Miyazawa Kenji.
Le phénomène appelé moi
est une lumière bleue
issue de l’hypothétique lampe
lampe organique que traversent flux et reflux du courant
lampe karmique qui jamais ne s’éteint
(trad. Françoise Lecœur)
Dans le sillage de Miyazawa Kenji, le texte d’Inoue nous rappelle que vie et mort font partie intégrante du flux continu de toutes choses, qu’elles sont parties prenantes d’un seul et même phénomène au sein de l’univers.

Cette année, en point d’orgue de la cérémonie commémorative de Sakura, une musicienne a joué le morceau intitulé « Jupiter » tiré des « Planètes » de Holst.

Sur chaque bougie est inscrit le message d’un membre du Ending Center.
« Amis de cimetière », une deuxième maison dédiée à l’entraide

Les « amis de cimetière », comme ils aiment à s’appeler, se retrouvent dans la « Deuxième maison » du Ending Center pour divers clubs et activités.
La première fois que je l’ai entendu, le mot valise de haka-tomo (amis de cimetière) m’a vraiment surpris. Cette expression est un néologisme forgé par Inoue. L’association des termes peut paraître incongrue, mais elle montre bien que les traditions funéraires japonaises tentent de s’adapter aux changements sociétaux.
Autrefois, il était normal que les caveaux se transmettent de génération en génération. Mais la société a changé, et pour de nombreuses familles, il est devenu difficile d’assumer les frais médicaux ou les soins palliatifs mais aussi de s’occuper de la fin de vie et des funérailles. Dans ce contexte, il est tout à fait naturel que des groupes d’entraide voient le jour. Ceux qui ont choisi d’être enterrés à Sakura, se font un plaisir de se retrouver sous les cerisiers, ils aiment tisser des liens qui transcendent le cadre familial et veillent à s’entraider alors que la fin de vie approche. Le Japon est en train de passer du cadre purement familial à des liens choisis, voilà ce que dit le concept d’« amis de cimetière ». Choisir d’être enterré au pied d’un arbre est plus qu’une nouvelle forme de funérailles, c’est aussi l’occasion de créer des liens au-delà de la structure familiale traditionnelle.
Lors de ma visite, je suis également passé au « Dokusho Café », un club de lecture convivial qui existe depuis plusieurs années. Ce jour-là, une dizaine d’« amis de cimetière » s’étaient réunis autour d’une table pour discuter dans la bonne humeur du livre du moment.
Hoshino Yoshiaki (79 ans) anime le club. « Nous avons créé ce groupe il y a sept ans car nous souhaitions pouvoir nous retrouver en toute simplicité. Avec ce club de lecture, nous avons la possibilité de discuter. Au début, nous parlions beaucoup de livres traitant de sujets graves, de la vie, de la mort, ou des soins palliatifs. Mais au fur et à mesure que nous avons appris à nous connaître, nous avons élargi l’horizon. Aujourd’hui, nous partageons les livres qui nous plaisent, quel que soit leur thème.
« Y a-t-il un au-delà ? Quand on arrive à mon âge, vivants et morts commencent à se ressembler. Mais savoir que quand je ne serai plus là, les membres du Ending Center continueront de s’occuper de tout est très réconfortant. »

Chacun vient quand il veut, autant qu’il veut, les participants, unis et solidaires, partagent les mêmes conceptions de la vie et de la mort.

Hoshino anime le club de lecture « Dokusho Café ». Le livre du jour est une biographie de la poétesse Ibaragi Noriko, écrite par Gotô Masaharu. Hoshino a récité trois poèmes à voix haute.
Accompagner la fin de vie, en toute bienveillance
Et quand la fin approche, les membres proposent leur aide, ils se portent garants si un membre doit être hospitalisé et accompagnent la rédaction de testaments.
Ils proposent également un accompagnement post-décès, aident à organiser les funérailles et l’inhumation, ils s’occupent des effets personnels du défunt, vident le logement, ou aident aux formalités administratives.
De nos jours, de nombreux seniors vivent esseulés, sans soutien familial. Au Japon, le besoin en soutiens alternatifs augmente. Inoue a l’habitude de dire : « Impossible de marcher jusqu’à sa tombe pour y déposer ses propres cendres. » Difficile de la contredire.

Si on n’a pas la force de porter une urne trop lourde ou si la famille ne peut pas assister aux funérailles, on peut avoir recours à ces « Sakura Bin » aux finitions soignées.
J’ai assisté à l’enterrement d’une femme de 81 ans qui vivait seule et qui avait demandé au Ending Center de s’occuper de ses obsèques. Quand elle a dû être hospitalisée d’urgence, l’hôpital a contacté le personnel qui s’est immédiatement rendu à son chevet dans l’unité de soins intensifs. Ce type de prise en charge est inclus dans les services d’assistance prévus dans le contrat signé auprès d’Ending Center.
Elle avait consigné ses dernières volontés dans le carnet de fin de vie qu’elle tenait depuis dix ans. Conformément à ses souhaits, des funérailles intimes ont été organisées et son neveu a assumé le rôle de maître de cérémonie.

Un membre du personnel du Ending Center porte précautionneusement une urne funéraire avant inhumation.

L’urne est placée dans la concession que la défunte a choisie avant son décès.
Les mentalités changent
« Il y a vingt ans, la plupart des Japonais n’avaient jamais entendu parler d’inhumation au milieu des arbres. Aujourd’hui, près de la moitié des ceux qui achètent une concession funéraire choisissent cette option. Les traditionnels caveaux familiaux sont de plus en plus délaissés au profit d’inhumation en pleine terre. », explique Inoue.
Inoue a fondé le Ending Center il y a 35 ans, le cimetière Sakura a été lancé il y a 20 ans et le groupe continue d’œuvrer à organiser et accompagner la fin de vie en toute bienveillance.

« Elles me rappellent tant de souvenirs, ces fleurs de cerisier ! », écrivait Matsuo Bashô.

À chacun, son « histoire de cerisier ». Ici, les pétales tapissent la terre fraîchement retournée. Hier, une personne a été inhumée.
(Photo de titre : une mère et sa fille se recueillent sur une tombe au cimetière Sakura. Toutes les photos : © Ônishi Naruaki)