Le périple d'un photographe au sein de la société hyper-vieillissante du Japon

Le « Docteur Gon », un médecin aux petits soins sur une île reculée du Japon

Société Région Santé

Le docteur Yasukawa Keigo, mais tout le monde l’appelle « Docteur Gon », se dévoue depuis près de 30 ans pour les résidents âgés de l’île de Miyako, d’où il est originaire, et des îles avoisinantes. Dans cette région reculée de la préfecture d’Okinawa, il leur rend visite et prodigue des soins de fin de vie.

Un filet de sécurité vital

L’île d’Ôgami est située à environ quatre kilomètres de la côte de l’île de Miyako. Considérée comme la terre des dieux, elle est vénérée comme un lieu sacré, et accueille encore aujourd’hui des festivals religieux spéciaux. Je voyage avec Yasukawa Keigo. Âgé de 62 ans, ce médecin se fait appeler « Docteur Gon ». Nous sommes à bord d’un ferry à destination d’Ôgami pour aller apporter des soins à des résidents âgés sur l’île. Si elle abritait autrefois 200 âmes, elle en compte aujourd’hui pas même 20, dont un tiers sont âgés de 75 ans et plus. Mais même avec le ferry, atteindre cette île reculée n’est pas toujours facile. Yasukawa m’a expliqué qu’en cas d’urgence, il a parfois dû s’y rendre en jet ski.

Avec le ferry, depuis l’île de Miyako, le voyage jusqu’à l’île d’Ôgami dure une quinzaine de minutes.

Avec le ferry, depuis l’île de Miyako, le voyage jusqu’à l’île d’Ôgami dure une quinzaine de minutes.

Miyako et les îles environnantes

Une résidente âgée vient nous accueillir lorsque nous montons le chemin depuis le ferry.

Une résidente âgée vient nous accueillir lorsque nous montons le chemin depuis le ferry.

Inquiète pour son mari, la vieille femme ne nous quitte pas des yeux.

Inquiète pour son mari, la vieille femme ne nous quitte pas des yeux.

Yasukawa n’a pas oublié. Au début, il était impossible de se rendre sur l’île d’Ôgami. La tradition en interdisait l’accès à toute personne extérieure. « C’était pour protéger les sites sacrés, » explique-t-il. « Je me suis lié d’amitié avec un vieil homme qui travaillait sur le ferry, et sa mère a été ma première patiente là-bas. » Pendant deux ans, elle a été sa seule patiente sur l’île. Mais après de nombreuses années, les habitants ont fini par accepter le docteur Gon.

C’est depuis sa clinique que le docteur Gon vient prodiguer des soins sur l’île de Miyako et les cinq îles environnantes. Quatre des îles sont reliées à Miyako par des ponts – il a fallu attendre 2015 dans le cas de l’île d’Irabu. Ôgami est donc la dernière île uniquement accessible par la mer. Agitée, elle entraîne souvent l’annulation du ferry. Mais cela n’arrête pas Yasukawa, bien décidé à continuer à se rendre sur l’île tant qu’il y aura des habitants à soigner.

Nous faisons une halte chez Isa Teruo. Âgé de 75 ans, il est revenu sur l’île il y a trois ans pour s’occuper de sa mère. « La Clinique du Docteur Gon est un filet de sécurité pour les habitants d’Ôgami, » dit-il. « Trois personnes reçoivent des soins à domicile de la part du Docteur Gon. Sur l’île de Miyako, il y a deux hôpitaux généraux. Mais c’est juste merveilleux qu’il vienne chez nous. C’est très difficile pour une personne âgée de se rendre à l’hôpital. »

Yasukawa Keigo ausculte Isa Tsuru (âgée de 95 ans). Une ou deux fois par mois, un médecin de la Clinique du Docteur Gon lui rend visite. Son fils, Teruo (à droite) observe, inquiet.

Yasukawa Keigo ausculte Isa Tsuru (âgée de 95 ans). Une ou deux fois par mois, un médecin de la Clinique du Docteur Gon lui rend visite. Son fils, Teruo (à droite) observe, inquiet.

Après avoir passé deux heures et demie sur l’île, il est temps pour Yasukawa de reprendre le ferry, pour rentrer à Miyako.

Les visites à domicile, lourdes de sens pour les patients

J’accompagne le médecin lors d’une tournée de visites sur l’île de Miyako et dans les quatre autres îles. Nous entrons chez une patiente âgée. « Le docteur Gon est là ! » s’écrie-t-il comme pour annoncer son arrivée. Tout auscultant la vieille dame presque centenaire, il lui parle. Il lui dit des mots chaleureux. « Vous allez bien en ce moment ? Je vais écouter votre cœur un peu pour voir. Allez, on respire fort ! Votre cœur bat vite. Il ne faudrait pas que vous nous fassiez un caillot de sang et que vous ayez une attaque cérébrale. Je vais vous prescrire un bon médicament. Comme ça, vous n’aurez aucun souci à vous faire. »

Yasukawa termine souvent ses visites en disant « jôtô sa », ce qui signifie plus ou moins en dialecte d’Okinawa « tout va bien ». Il ne fait aucun doute que ces paroles rassurantes sont aussi efficaces que n’importe quel médicament.

La médecine moderne s’appuie sur des tests répétés qui ont pour but de collecter des données concernant tout le corps humain. Mais ce qui est le plus important pour la santé, c’est d’avoir une alimentation saine, d’évacuer ce qui doit être évacué, et de bien dormir. Rien ne remplace le fait d’être reconnaissant d’être en bonne santé, de passer chaque jour sans incident et de savoir que « tout va bien ». Une consultation médicale appropriée n’est possible qu’en connaissance de l’environnement dans lequel évolue le patient. L’hygiène, les habitudes alimentaires et les relations familiales créent ensemble un environnement différent des conditions uniformes cliniques, ce qui donne une importance toute particulière aux visites à domicile.

Pendant les visites domicile, le personnel comme les membres de la famille sont là pour apporter leur soutien au patient.

Pendant les visites domicile, le personnel comme les membres de la famille sont là pour apporter leur soutien au patient.

Yasukawa termine toujours ses visites par des paroles rassurantes pour ces patients. « Tout va bien » leur dit-il.

Yasukawa termine toujours ses visites par des paroles rassurantes pour ces patients. « Tout va bien » leur dit-il.

Apporter des soins à de nombreuses personnes âgées

Yasukawa Keigo est né sur l’île de Miyako en 1963. Enfant de la balle, son père lui aussi était médecin. Il effectuait des recherches sur la filariose, une maladie tropicale débilitante. Dans le cadre de ses travaux, il s’est rendu à Naha, Tokyo, et même jusqu’en Écosse. Il a une première fois échoué à l’examen d’entrée avant d’être admis à l’école de médecine de l’université de Kyôrin, à Tokyo. Son diplôme en poche, il a travaillé pour le département de soins intensifs et de médecine d’urgence de l’université médicale féminine de Tokyo. S’il a, en tant que médecin en soins intensifs, sauvé de nombreux patients, d’autres n’ont jamais complètement guéri ou sont restés dans un état végétatif. C’est alors qu’il a commencé à se demander s’il sauvait réellement des vies ou s’il empêchait simplement des patients de mourir. Il a été choqué lorsqu’il a appris qu’un de ses collègues se moquait de lui et le surnommait le « fabricant de légumes ».

Plus tard, en tant que directeur médical du département des urgences d’un hôpital de la préfecture d’Ibaraki, il s’est rendu au domicile de patients gravement malades après leur sortie de l’hôpital. Il était de plus en plus convaincu qu’il pouvait prodiguer, depuis chez eux, des soins d’urgence et des soins intensifs, dont même certains nécessitant des techniques chirurgicales, à des patients gravement affectés par la maladie.

En 1997, il retourné sur Miyako et a fondé une clinique dans la plus grande ville de l’île. Trois ans plus tard, il ouvert la Clinique du Docteur Gon, à Ueno, une ville dépourvue de médecins, située dans le sud de l’île. Ce nom, il l’a choisi en référence au surnom qu’on lui donnait lorsqu’il était enfant, « Gon-chan ». Et là, il s’est concentré sur les visites à domicile.

La Clinique du Docteur Gon, avec son toit en tuiles rouges, caractéristique de l’île d’Okinawa. Elle compte trois médecins et huit membres du personnel.

La Clinique du Docteur Gon, avec son toit en tuiles rouges, caractéristique de l’île d’Okinawa. Elle compte trois médecins et huit membres du personnel.

Au cours de sa carrière en tant que médecin urgentiste et depuis les 28 années d’ouverture de sa clinique dans sa ville natale, Yasukawa Keigo a apporté des soins à plus de 10 000 patients en phase terminale. Aujourd’hui, il a choisi d’incarner le principe qu’il a décrit dans son livre paru en 2004 Nihon de ichiban shiawase na iryô (« Les soins médicaux les plus heureux du Japon »). Pour lui, il y a « des vies que les médecins doivent sauver et des vies qu’ils doivent accompagner en silence ».

Faire le meilleur usage de la technologie

Le nombre croissant de visites à domicile a mené à l’introduction d’équipements médicaux compacts et de haute performance. Des patients gravement malades qui auraient autrefois dû être hospitalisés peuvent maintenant être soignés chez eux. Le véhicule utilisé par Yasukawa pour se rendre au domicile de ses patients est équipé de divers appareils tels qu’un électrocardiographe portable, un respirateur artificiel et une pompe à perfusion micro-volumétrique. Lorsque j’étais avec lui, j’ai pu constater qu’il s’aidait le plus souvent de son équipement de diagnostic par ultrasons. Grâce à lui, il peut examiner la zone abdominale d’un patient ou des organes tels que le cœur ou encore la vessie. Connecté à un smartphone ou une tablette, l’équipement permet de diagnostiquer des pathologies et de prendre des mesures d’urgence, et même d’effectuer de simples interventions chirurgicales. Il peut même examiner des troubles ophtalmologiques à l’aide d’un équipement relié à un smartphone.

Le véhicule utilisé par Yasukawa pour ses visites à domicile regorge de médicaments et d’équipements médicaux.

Le véhicule utilisé par Yasukawa pour ses visites à domicile regorge de médicaments et d’équipements médicaux.

Yasukawa examine un patient à l’aide d’un équipement portable à ultrasons.

Yasukawa examine un patient à l’aide d’un équipement portable à ultrasons.

Les visites à domicile : du travail d’équipe

Ce service complet de visite médicale à domicile repose sur la collaboration d’une équipe de spécialistes comprenant des médecins, des infirmières, des kinésithérapeutes, des aides-soignants et des aides à domicile. Yasukawa peut envoyer des informations de diagnostic et des prescriptions entre autres depuis le domicile du patient vers l’hôpital, la pharmacie, le responsable des soins et d’autres personnes concernées. Il utilise un système de réseau qu’il a développé à partir du système de classement qu’il utilisait déjà à l’époque où il étudiait à l’université médicale féminine de Tokyo. Objectif : améliorer l’efficacité des traitements et des soins par le partage d’informations au sein de son équipe.

Un réseau efficace de dossiers médicaux électronique : essentiel pour le bon déroulement des visites à domicile.

Un réseau efficace de dossiers médicaux électronique : essentiel pour le bon déroulement des visites à domicile.

Le personnel se retrouve chaque soir après les visites pour partager des informations.

Le personnel se retrouve chaque soir après les visites pour partager des informations.

Il y a huit ans, un service de soins infirmiers à domicile a été mis en place pour soutenir la Clinique du Docteur Gon. L’infirmière Tomari Mika est l’élément central du service. Le personnel peut apporter un soutien 24h sur 24h et rester au chevet des patients en fin de vie. L’année dernière, le service a prodigué des soins de fin de vie à plus de 60 patients, soit environ un an par semaine.

« Lorsqu’un patient décède, nous lavons le corps avec les membres de sa famille, » explique Tomari. « Prendre le temps de prodiguer ses soins, afin de montrer le défunt sous son meilleur jour et de l’accompagner jusqu’au bout, a également des effets thérapeutiques pour la famille qui entame sous deuil. Être présent au chevet du défunt est une occasion particulière de rendre hommage à la vie de cette personne en compagnie de sa famille. Et cela procure également une sensation de gratitude en tant qu’infirmière. »

Tomari Mika

Tomari Mika

Partager ensemble l’essence des soins médicaux

J’ai ensuite accompagné le docteur Kobayashi Jun’ichi (31 ans), qui travaille à la Clinique du Docteur Gon depuis près de six mois, pour les visites à domicile. Spécialisé en gastro-entérologie, il est venu s’installer à Miyako pour acquérir de l’expérience en visite médicale à domicile. À l’avenir, le docteur Kobayashi explique qu’il espère retourner au cabinet de sa famille dans la préfecture de Hyôgo afin de se concentrer sur les soins à domicile. « J’ai tant à apprendre du docteur Yasukawa. »

Kobayashi écoute attentivement les conseils du docteur Yasukawa.

Kobayashi écoute attentivement les conseils du docteur Yasukawa.

En 2004, le docteur Yasukawa a ouvert une autre clinique dans la célèbre ville de Kamakura. Son but : attirer du personnel. Le recrutement de médecins, d’infirmières et d’autres membres du personnel sur l’île de Miyako est un défi. Mais la proximité de Kamakura de la métropole de Tokyo rend le recrutement de nouveaux collaborateurs plus aisé. Il demande à certains membres du personnel de sa clinique de Kamakura de l’assister à Miyako, et généralement, tous le font avec la plus grande joie. Même s’ils ne souhaitent pas nécessairement s’installer là-bas définitivement, ils sont toujours attirés par l’atmosphère subtropicale et la chaleur des habitants locaux. Découvrir l’essence des soins médicaux sur une île est pour eux une opportunité de réfléchir à nouveau à ce qu’est un professionnel de santé. La société japonaise vieillissant, ce type de nouvelle approche des soins médicaux mérite une attention d’autant plus importante.

Yasukawa Keigo admire la vue depuis une plate-forme d’observation sur l’île d’Ôgami.

Yasukawa Keigo admire la vue depuis une plate-forme d’observation sur l’île d’Ôgami.

Le service de visites à domicile du docteur Yasukawa l’amène à se rendre chez ses patients. Il y voit les traces de leurs vies, leurs souvenirs. Parfois, il aperçoit des fragments de l’histoire de leur famille, passés et présents. Tout cela me rappelle le terme chirei, utilisé pour décrire les esprits qui vivent sous terre, apportant abondance et protection au cycle de la vie. En raison de leur situation reculée, ils en sont, à n’en pas douter, les gardiens. Yasukawa Keigo a vu de ses propres yeux le spectre de la vie, des salles d’urgence au domicile de ses patients. Pour lui, les soins médicaux sont plus qu’un examen physique de ces hommes et femmes âgées. C’est également un voyage au cœur des souvenirs de ces îles reculées.

(Photo de titre : le Docteur Gon effectue un examen interne à l’aide d’un appareil portable à ultrasons. Toutes les photos : © Ônishi Naruaki)

Okinawa santé vieillissement îles Senkaku