« La Ville et ses murailles incertaines » : Murakami Haruki replonge dans un de ses textes passés

Livre

Le 13 avril dernier, Murakami Haruki, pressenti de longue date au prix Nobel de littérature, a fait paraître un nouveau long roman, le premier depuis six ans. Le thème du livre est celui-là même que l’auteur poursuit depuis plus de 40 ans. Un incontournable pour comprendre son œuvre.

Un nouveau roman impromptu

« Et si on allait prendre un thé ? » C’est l’air de rien que Murakami Haruki prend contact avec sa maison d’édition. Après deux trois échanges de banalités, « Voilà », dit-il, en remettant le texte de son nouvel ouvrage. Il s’intitulera « La Ville et ses murailles incertaines » (Machi to sono futashikana kabe, qui n’est pas encore traduit en français).

Avec Murakami, l’éditeur ne demande jamais de manuscrit, il se contente d’attendre, patiemment, et sait rarement à l’avance de quoi traitera le livre. Autrefois, l’auteur écrivait à la main. Au fil des années, il est passé de la disquette au traitement de texte, avant de se replier sur la clé USB.

© Kyôdô
© Kyôdô

Il aura fallu attendre six longues années avant ce nouveau roman. Mais il ne s’agit pas d’une œuvre totalement inédite. Elle existait en effet en germe dans un autre de ses écrits, une parution de longueur moyenne qui s’intitulait déjà « La Ville et ses murailles incertaines » (Machi to sono futashikana kabe) et qui a été publiée en 1980 dans la revue littéraire Bungakukai. Dans la postface (alors que Murakami n’en inclut que très rarement), le romancier explique que cette histoire n’était pas sortie en librairie parce qu’il n’en était pas satisfait. La plupart de ses fans, les « harukistes », n’ont probablement pas pu la lire.

Les protagonistes du livre sont un « moi » de 17 ans n’ayant aucun nom et un « toi » de 16 ans. Scolarisés dans des lycées différents, le destin les a fait se rencontrer à l’occasion de la remise de prix d’un « concours de rédaction pour lycéens ».

« Ni toi, ni moi n’avons jamais rencontré quelqu’un avec qui discuter librement, si naturellement, avec qui parler sans rien cacher de nos émotions et de nos pensées, juste en restant soi. Quand on peut trouver une personne comme ça, on est réellement pas loin du miracle, non ? »

« Je veux être absolument tout à toi », dit-elle, ce à quoi le « moi » lui répond « Le “je” qui est ici, maintenant, n’est pas mon vrai moi. Ce n’est qu’une ombre versatile ». Mon « je véritable » vit dans « une ville entourée de hautes murailles ».

De l’autre côté de ces murs s’étend un vaste verger de pommiers, mais il n’est qu’une seule porte donnant sur l’extérieur de la ville et ce passage vers le monde externe est gardé par un géant. Les habitants n’ont pas le droit de traverser ce seuil. Les seuls à pouvoir aller au-delà de la haute muraille sont des licornes sauvages à fourrure dorée vivant en meute.

Il faut savoir que les habitants de cette cité n’ont pas d’ombre. Là, le « toi » travaille dans une bibliothèque qui recueille de « vieux rêves », le seul moyen pour « moi » de rencontrer « le vrai toi » est de devenir un « lecteur de rêves » et de se rendre dans la « ville entourée de hautes murailles ». Mais où se trouve cette ville si pleine de mystères et comment y pénétrer ? Pour pouvoir l’habiter, on doit se couper de son ombre. Et cela n’est pas sans conséquence, nous dit le livre.

Un jour, dans le monde réel, « toi » tu as disparu de ma vie. Est-ce que « moi » je pourrai jamais revoir ton « vrai toi » ?

Pour les fans qui suivent Murakami depuis ses débuts, l’univers de l’auteur qu’ils connaissent si bien s’offre à eux dès la première page. D’emblée il est palpable et ravit son public. Pourtant, le lecteur que je suis a ressenti une certaine frustration à l’idée que le mystère ne serait pas entièrement résolu, j’étais dans le flou en refermant le livre. J’ai donc pris le parti de lire l’œuvre originale parue il y a 40 ans.

Un protagoniste en perpétuel questionnement : un point commun à tous ses livres

Dans le premier texte, je trouve que les thèmes sont abordés de manière plus directe. La question est « Où suis-je à ma place ? ». Pour « moi » et « toi », les deux protagonistes, l’histoire se déroule dans « une ville entourée de hautes murailles ». Mais ce récit n’est plus que la première partie du roman. Car, dans sa version récente, le scénario est d’une telle complexité qu’il ne peut être appréhendé dans sa totalité. En effet, de nouveaux épisodes ont été ajoutés et dans les deuxième et troisième parties, la multiplication des personnages en relation avec les protagonistes rend l’histoire plus complexe à saisir mais aussi, plus profonde et plus riche. Le récit est moins univoque, une pluralité d’interprétations est rendue possible et le livre continue de résonner longtemps en nous.

Le « moi » devient un « je » plus neutre, celui d’un homme âgé de 45 ans. Autour de lui gravite un groupe fascinant de personnages qui ne sont pas secondaires : un vieil homme mystérieux et riche qui dirige une bibliothèque à la campagne, un jeune « sous-marinier jaune » doté de pouvoirs spéciaux ou encore une étrange et si belle divorcée qui tient un café.

Si les œuvres de Murakami me plaisent tant, c’est que les protagonistes sont toujours dans le questionnement et qu’ils font de leur mieux pour trouver des réponses en toute bonne foi. Dans ce roman aussi, le « je » ne sait quoi penser, il se demande de quel monde il relève, sans jamais parvenir à déterminer quelle est la place qui lui revient. Il a la quarantaine et pourtant il continue de se questionner. « À quelle terre me relier, à quel monde m’ancrer ? Y suis-je enraciné ? »

Certes, le temps a passé, mais ce « je » ne peut s’empêcher de penser à « toi ». Aujourd’hui pourtant, il me semble qu’il s’est éteint depuis longtemps, ce besoin de me montrer aux autres sans fard en restant moi-même. Le mystérieux vieillard fortuné suggère : « Tout au début de votre vie, vous avez rencontré la meilleure compagne qui soit, la meilleure pour vous. Enfin devrais-je dire plutôt, tant pis pour vous si vous l’avez alors rencontrée... » Voici ce que pense ce « je ».

« En fait, en ce bas-monde, existe-t-il vraiment entre le réel et l’irréel quelque chose qui s’apparenterait à un mur ? »

Dans sa postface, l’auteur écrit : « Ce roman contient un élément qui m’est capital. »

Cet « élément », chaque lecteur pourra le lire à sa manière, mais les fans les plus assidus auront compris de quoi il s’agit. En 1985, cinq ans après la première mouture de cette oeuvre fantastique qu’est « La Ville et ses murailles incertaines », paraissait La Fin des temps (en français aux éditions du Seuil) un livre où l’auteur s’attaquait de nouveau à l’histoire d’une « ville entourée de hautes murailles », un roman qui a remporté le prix Tanizaki et a reçu un très bon accueil à l’étranger.

À 70 ans passés, l’auteur reste envers et contre tout attaché à cet « élément clef » qu’il continue de poursuivre et peaufiner. La passion que l’écrivain investit dans son œuvre est sidérante. Reste à savoir si ce « je » réussira un jour à trouver un compromis et résoudre sa relation au « toi ».

Murakami Haruki livre