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« Je veux accoucher dans un village en Amazonie » : l’étonnant projet de film d’un couple d’artistes japonais

Culture Cinéma

Akimi OTA est un cinéaste d’exception qui a étudié à Paris et à Manchester et qui est titulaire d’un doctorat en anthropologie visuelle. Il a fait ses débuts en 2021 avec Kanarta : Alive in dreams, un documentaire sur la vie des peuples autochtones d’Amazonie, et a ouvert la porte à un monde inconnu pour de nombreuses personnes qui ont visionné sa création. L’une d’entre elles était KOM_I, ancienne chanteuse du groupe Wednesday’s Campanella. Maintenant en couple, ils ont projeté de réaliser un film sur leur voyage dans un village autochtone d’Amazonie avec leur bébé à naître. Nous nous sommes entretenus avec eux alors qu’ils s’attaquent à ce projet sans précédent.

KOM_I KOM_I

Artiste. Née Koshi Misaki en 1992 dans la préfecture de Kanagawa. Elle rejoint l’unité musicale Wednesday’s Campanella en 2012, publie les démos Oz et Kûkai sur YouTube, et passe la vitesse supérieure en 2016, faisant ses grands débuts avec UMA (Warner Music Japan/Atlantic Japan). En septembre 2021, elle quitte Wednesday’s Campanella. Outre ses activités musicales inspirées de la musique classique de l’Inde du Nord, du théâtre Nô et de la musique aïnoue, elle est active dans un large éventail de domaines, notamment des apparitions dans des pièces de théâtre et des films, des défilés de mode et de l’art. Elle a également participé à un certain nombre de mouvements sociaux, tels que HYPE FREE WATER, qui sensibilise aux questions environnementales.

Akimi OTA OTA Akimi

Cinéaste et anthropologue. Né en 1989 à Tokyo. Après avoir obtenu son diplôme à la faculté d’études culturelles internationales de l’université de Kôbe, il s’installe à Paris (France), où il obtient un master en anthropologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). Parallèlement, il travaille comme caméraman et journaliste au bureau parisien de Kyôdô News. Dans le cadre de ses études d’anthropologie visuelle au Granada Centre de l’université de Manchester (Royaume-Uni), il passe environ un an dans un village de la forêt amazonienne, documentant ses découvertes dans un film qui lui vaudra son doctorat. Son premier film, Kanarta : Alive in dreams, sort en octobre 2021.

Une rencontre née d’un intérêt pour les minorités ethniques

En octobre 2021, alors que le monde souffrait de la pandémie du Covid-19, le documentaire Kanarta : Alive in dreams (ci-après Kanarta) a été projeté au Théâtre Image Forum de Shibuya, à Tokyo. Alors que les personnes d’âge moyen ou plus âgées, qui constituent généralement la principale clientèle des mini-salles de cinéma indépendant, évitaient de sortir de chez eux, le documentaire a attiré un public exceptionnellement jeune et a connu un succès sans précédent, en restant à l’affiche pendant huit semaines. Le film a également été projeté dans une trentaine d’autres salles de cinéma dans tout le pays.

Dans ce documentaire unique, l’anthropologue japonais s’aventure seul dans un village de la forêt amazonienne où vivent et travaillent les Shuars, autrefois redoutés comme « chasseurs de têtes ». Il filme les détails de leur vie quotidienne.

Le film est réalisé par Akimi Ota, né en 1989. Avec ce film, nombreux sont ceux qui ont senti avec joie le potentiel créatif de la nouvelle génération, en particulier par l’esprit de curiosité et l’énergie qui s’en dégage. Réalisé presque seul, non seulement les images sont fascinantes, mais le sujet lui-même est d’une originalité bouleversante, avec ses perspectives originales et son montage très pensé. (Lire également notre article à ce sujet : « Kanarta » : la création inédite d’un anthropologue japonais dans la forêt amazonienne)

« Dormir profondément et rêver : tu comprends alors qui tu es réellement ». C’est ainsi que le peuple Shuar défini leur mot KANARTA. (© Akimi Ota)
« Dormir profondément et rêver : tu comprends alors qui tu es réellement ». C’est ainsi que le peuple Shuar défini leur mot kanarta. (© Akimi Ota)

Le jour même de la sortie de Kanarta, par l’intermédiaire d’un ami, Ota rencontre quelqu’un : KOM_I (prononcé « Komou-aï »), qui avait officiellement annoncé moins d’un mois plus tôt son départ du groupe Wednesday’s Campanella, dont elle était la chanteuse depuis sa formation en 2012.

Ota a commencé à échanger des messages et à dialoguer avec KOM_I, qui a activement promu Kanarta via les réseaux sociaux, et les deux ont commencé à se connaître mieux.

Pour KOM_I, qui étudie de son côté depuis longtemps les cultures indienne et aïnoue, Ota apportait sans doute un vent de fraîcheur dans son approche de leurs domaines d’intérêt communs d’un point de vue anthropologique universitaire. Ayant longtemps vécu en Europe, Ota de son côté a eu l’impression, pour la première fois depuis son retour, de faire la connaissance de Japonais avec qui il pouvait partager spontanément des valeurs telles que le genre et l’écologie, et avec lesquels la communication passait.

Avant tout, ils se sont sentis proches dans leur capacité à dépasser les frontières et à se plonger sans prise de tête dans différents domaines d’intérêt. Pendant un certain temps, cependant, ils étaient moins des amis que des connaissances qui avaient des discussions sérieuses lorsqu’ils se rencontraient.

En juin 2022, KOM_I s’est rendue en Inde pour prendre des cours de chant. Elle a ensuite invité ses amis à se joindre à elle pour un voyage de visite des villages de minorités ethniques, qui s’apparentait à un travail d’anthropologie culturelle sur le terrain. Ota s’est joint au groupe, et au fur et à mesure du voyage à travers le pays, leur communication, auparavant rigide, s’est détendue.

KOM_I  En août, je pense que nous avions l’idée d’élever un enfant ensemble. Nous avons essentiellement partagé à ce moment-là la façon dont nous voulions vivre notre vie. Cela semble rapide, mais je pense que nous avions pris le temps de nous comprendre.

Voir le monde du point de vue de l’enfant à naître

Peu après, KOM_I a découvert qu’elle était enceinte et Ota s’est lancée dans un projet visant à filmer la naissance du bébé. L’idée n’était pas de faire un simple documentaire, mais de transformer le film en un message à la croisée de la créativité artistique, en projetant les pensées et les actions de chacun d’entre eux jusqu’à ce moment-là, et ils ont commencé à collecter des fonds par crowdfunding.

La Vie Cinématique, un projet qui suit la vie quotidienne et les voyages de KOM_I et tente de « visualiser le monde du point de vue de l'enfant à naître ». ©Toqué Studio LLC
La Vie Cinématique, un projet qui suit la vie quotidienne et les voyages de KOM_I et tente de « visualiser le monde du point de vue de l’enfant à naître ». ©Toqué Studio LLC

AKIMI OTA  Pour l’instant, le film documente la vie quotidienne et les activités de KOM_I. Plus précisément, elle s’est rendue à Yamagata pour assister au spectacle traditionnel Kurokawa Nô au milieu de fortes chutes de neige, a défilé en tant que mannequin à la semaine de la mode de Tokyo, a participé à un festival artistique en tant qu’artiste et a manifesté en tant que citoyenne. À la base, plusieurs univers coexistent dans ses activités. Elle se déplace ainsi dans différents lieux et s’engage auprès des gens, toujours avec un bébé à naître dans son ventre.

KOM_I  Au début, je pensais qu’il allait me filmer jusqu’à l’accouchement, et je me demandais si ça allait être intéressant (rires), mais en fait il a filmé beaucoup plus que ça, y compris des scènes où je n’apparais pas.

KOM_I, chez elle, joue de l’orgue à bouche ©Toqué Studio LLC
KOM_I, chez elle, joue de l’orgue à bouche ©Toqué Studio LLC

A.O.  Pour l’instant, je filme ce qui ne peut l’être que dans cet instant. Une fois que le bébé sera né et que nous en serons à l’étape du montage, nous prévoyons d’insérer diverses images. Je prévois d’utiliser un drone pour filmer depuis les airs et sous l’eau. Je veux inclure des perspectives qui ne sont pas celles de la vie quotidienne. J’envisage également de demander à KOM_I de réciter des passages de son journal ou de se montrer dans des activités différentes de sa vie quotidienne. Différents modes d’expression seront inclus.

Il s’agit de tisser des images entrecoupées de métaphores poétiques, basées sur le concept clé de « comment ce monde se présente du point de vue d’un enfant à naître ». Dans son film précédent, Kanarta, Ota avait montré Sebastián de la tribu Shuar buvant de l’ahuayasca hallucinogène et racontant en rêve une expérience de sortie de soi. Après avoir attiré l’attention sur ce « rituel de retour au néant » inatteignable, Ota tente maintenant d’observer les rêves du fœtus en croissance à travers le corps de sa partenaire, recréant ainsi le processus de l’évolution humaine.

A.O.  Nous avons tous deux été influencés par la lecture du « Monde du fœtus » (Taiji no sekai, 1983) de Miki Shigeo (embryologiste, 1925-1987). Il explique que le liquide amniotique est de l’eau de mer très ancienne, ramenée sur terre par les ancêtres des mammifères quand ils sont sortis de la vie marine. J’ai trouvé cela intéressant et j’ai voulu réfléchir à la vie à ce niveau. Nous vivons toujours dans le monde dont nous avons hérité avant l’émergence des espèces actuelles. Ce n’est qu’à partir d’une perspective fondamentale que nous pouvons reconsidérer le monde, qui croule aujourd’hui sous une pile de problèmes et qui craque de partout. J’ai pensé qu’il était très important de revenir au point de vue de l’enfant à naître pour retrouver cette perspective essentielle.

KOM_I : L’enfant à naître est universel, n’est-ce pas ? Lorsque vous regardez le monde de ce point de vue, les choses auxquelles vous pensez et qui sont influencées par la société, l’environnement dans lequel vous avez grandi, l’endroit où vous vivez, l’époque à laquelle vous vivez, etc. sont ramenées à zéro. Quand je regarde mon ventre, je vois un nombril. Je comprends que moi aussi, j’ai aussi été un fœtus. C’est mignon que tout le monde ait un nombril. Cela me fait voir que ce monde est composé de toutes sortes d’êtres qui ont été des fœtus.

Je veux accoucher dans un village autochtone d’Amazonie...

En tant que parents d’un enfant à naître, Ota et KOM_I vivent chaque jour de nouvelles expériences. Tout en s’amusant à parler aux médecins et aux autres personnes travaillant dans les cliniques d’obstétrique et de gynécologie parce qu’ils y retrouvent l’impression de faire une étude de terrain, ils ressentent aussi des doutes sur les différentes situations et systèmes entourant la grossesse et l’accouchement dans le Japon d’aujourd’hui.

KOM_I  J’ai l’impression que les pères ont été négligés par certains obstétriciens et gynécologues. Ils ne considèrent pas les hommes comme des parents à part entière. Je n’aime pas les hôpitaux qui donnent l’impression que les pères n’ont pas leur place.

A.O.  La société critique l’indifférence des pères à l’égard de l’éducation des enfants, mais d’un autre côté, il existe une dualité dans laquelle l’histoire de l’accouchement et de l’éducation des enfants est récupérée comme celle de la mère et de l’enfant. C’est ce que je conteste.

KOM_I  J’ai toujours été intéressée par l’accouchement naturel. En ce qui concerne la grossesse et l’accouchement, ce qui est bon et ce qui est mauvais varie d’une époque à l’autre, d’un endroit à l’autre et d’une personne à l’autre. J’ai fait beaucoup de recherches de mon côté et il y a quelques points sur lesquels je voudrais insister. Par exemple, accoucher dans des conditions non stériles, pouvoir changer de position librement plutôt que d’être fixée à la table d’accouchement, ne pas avoir le cordon ombilical coupé immédiatement, pouvoir être présente même si l’on n’est pas un membre de la famille, la possibilité pour le bébé de téter le sein immédiatement... Compte tenu de ces éléments, j’ai estimé que l’accouchement à l’ancienne était plus proche de mon accouchement idéal que l’accouchement dans un hôpital moderne.

A.O.  Nous avons envisagé la possibilité d’accoucher dans un centre de sages-femmes, mais elle voulait accoucher près de la nature, découvrir la sagesse traditionnelle des peuples autochtones qui existe toujours et donner naissance dans un endroit en dehors du système d’accouchement japonais. Nous avons alors pris en compte toutes nos relations et nos connaissances, et nous sommes arrivés à la conclusion que l’endroit le plus « sûr » pour voir notre enfant naître serait l’Amazonie.

Au milieu de fortes chutes de neige, le public assiste à une performance de Kurokawa Nô, un art du spectacle traditionnel de la ville de Tsuruoka, préfecture de Yamagata ©Toqué Studio LLC.
Au milieu de fortes chutes de neige, le public assiste à une performance de Kurokawa Nô, un art du spectacle traditionnel de la ville de Tsuruoka, préfecture de Yamagata ©Toqué Studio LLC.

... grâce à un savoir-faire transmis depuis des siècles

Pendant le tournage de Kanarta, Ota a séjourné dans un village shuar du sud de l’Équateur, mais certaines personnes le soupçonnaient d’être un espion des compagnies d’exploitation des ressources minières et il a reçu des menaces de mort, ce qui l’a obligé à s’enfuir au Pérou pendant plusieurs mois. Le village Wampis qui l’a accueilli à l’époque sera la destination de ce voyage pour eux et leur enfant à naître.

A.O.  L’un des chefs de la tribu des Wampis est un ami, et il me présentera à une obstétricienne. Elle est experte en herbes médicinales et en connaissances alimentaires. Je les connais bien et ils accouchent encore tous à la maison, ils ont donc un savoir-faire qui se transmet depuis des siècles. On nous dit que les accidents sont rares.

KOM_I  Je veux m’appuyer sur ce type de sagesse, développer ma capacité instinctive à donner naissance et y croire. Je veillerai à être en bonne forme physique. Si mon corps ne convient pas ou si je ne me sens pas à l’aise à l’idée d’accoucher là-bas, je serai flexible et je changerai mes plans. Je ne veux pas m’entêter.

A.O.  Il y a encore beaucoup de choses que je ne connais pas à leur sujet. En ce sens, compte tenu de ma situation personnelle, je pense que c’est l’occasion d’acquérir de nouvelles connaissances. Je les verrai sous un autre jour que lors de mon précédent séjour.

KOM_I  Avant de tomber enceinte, j’avais entendu parler de la tribu des Wampis par Akimi, et je voulais y aller un jour.

D’après Ota, les Wampis sont un peuple issu des Shuars, qui a franchi la frontière péruvienne. Bien que cela ne soit pas reconnu par le gouvernement péruvien, ils ont créé en 2015 le premier gouvernement autochtone de l’histoire du pays, sous le nom de « Nation Wampis ». L’objectif principal n’est pas d’obtenir l’indépendance, mais de protéger leurs terres de la déforestation, des forages pétroliers et de l’extraction illégale de minerais.

A.O.  Je me suis rendu chez eux en 2017, peu après la création de leur pays. Ils ont leur propre constitution et leur propre parlement, ils ont un président, ils envoient des représentants à la COP [Conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques]. C’est un peuple remarquable qui est en train de créer une nouvelle image des peuples autochtones. Cela ne figurait pas dans le film précédent parce que le thème était différent, mais à mon sens, il s’agit d’un peuple qui accomplit des choses importantes dans le contexte de l’histoire mondiale. Je veux les inclure d’une manière ou d’une autre dans ce film. Certains aspects sont en phase avec la manière dont KOM_I se considère par rapport aux mouvements sociaux.

KOM_I prend la parole lors d'un rassemblement contre le réaménagement du Jingû Gaien, dans la lignée du compositeur Sakamoto Ryûichi ©Toqué Studio LLC
KOM_I prend la parole lors d’un rassemblement contre le réaménagement du Jingû Gaien, dans la lignée du compositeur Sakamoto Ryûichi ©Toqué Studio LLC

Un activisme pour faire bouger la société nippone

Parallèlement à ses activités en tant qu’artiste, KOM_I participe activement à divers mouvements sociaux. Elle appelle notamment les jeunes à voter lors des élections, s’attaque aux problèmes environnementaux et interagit avec les réfugiés. Si elle a annoncé publiquement sa grossesse, ce n’était pas seulement pour lancer un appel au crowdfunding, c’est aussi pour faire passer un message.

KOM_I  C’est un moyen de sensibiliser les gens à la possibilité d’avoir des enfants sans être nécessairement enregistrée avec un partenaire. Le système de mariage actuel ne correspond pas à ce que nous souhaitons. Je voulais que les gens réfléchissent au fait qu’il y a d’autres personnes dans le même cas, et sur les sites de réseaux sociaux, j’ai également partagé mes pensées sur le manque de reconnaissance des noms de famille différents pour les couples mariés et le mariage homosexuel. Pour moi, le fait de vouloir que le monde change de cette manière fait partie de l’activisme et constitue une déclaration de valeurs.

A.O.  Dans la mesure où ce film portera sur l’accouchement, il y a une limite de temps et nous devions agir rapidement. C’est pourquoi nous avons décidé de collecter des fonds par le biais du crowdfunding pour faire connaître notre projet. Je veux m’assurer que le film répondra aux attentes non seulement des fans de KOM_I, mais aussi de ceux qui veulent connaître son côté artiste et activiste sociale, tout en veillant à ce que le film s’adresse à divers groupes d’intérêt : les arts traditionnels, l’art contemporain, les peuples autochtones, le mystère de la vie... L’un de mes autres objectifs majeurs est d’ouvrir notre sensibilité non seulement au Japon, mais aussi au reste du monde.

*L’interview a eu lieu le 18 avril 2023. La campagne de crowdfunding s’est clôturée le 9 mai et a atteint plus de 8,5 millions de yens, dépassant largement l’objectif fixé ; en juillet, le duo se trouve actuellement au Pérou. La sortie du film est prévue pour la mi-2024.

(Photos : Hanai Tomoko, sauf mentions contraires)

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