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« Underground », de Oda Kaori : quand le monde souterrain ouvre de nouvelles portes à la perception

Cinéma

Oda Kaori est une jeune réalisatrice encore peu prolifique, mais déjà soutenue par des figures majeures comme le cinéaste hongrois Béla Tarr ou le géant japonais de la musique, feu Sakamoto Ryûichi. Son dernier film, Underground, la voit explorer pour la troisième fois consécutive des espaces souterrains.

Oda Kaori ODA Kaori

Réalisatrice, Oda Kaori est née en 1987 dans la préfecture d’Ôsaka. Son projet de fin d’études à l’université de Hollins, en Virginie, intitulé « Ainsi parle le bruit » (Noise ga iu ni wa, a remporté un prix au Festival international du film de Nara en 2011. Deux ans plus tard, elle est invitée par le réalisateur hongrois Béla Tarr à intégrer le programme Film Factory qu’il organise. Elle fera partie de la toute première promotion à décrocher un diplôme de ce programme en 2016. Son film Aragane, sorti en 2015, reçoit un prix spécial dans la section New Asia Currents du Festival international du film documentaire de Yamagata. En 2020, année de sortie de Cenote, elle remporte le premier prix Ôshima Nagisa, puis, l’année suivante, le Prix d’encouragement artistique du ministre de l’Éducation, catégorie Nouveaux artistes. Son dernier long-métrage, Underground (2024), a été présenté en avant-première au Festival international du film de Tokyo en octobre de la même année, avant de sortir dans les salles japonaises au printemps suivant.

Une auteure indécise

(© 2024 Trixta)
(© 2024 Trixta)

Les films d’Oda Kaori sont souvent perçus comme des documentaires, mais leur forme s’écarte de ce à quoi les spectateurs sont habitués dans ce genre.

Si la méthode de tournage d’Oda et son approche de ses sujets intègrent des éléments documentaires, ses œuvres se rapprochent davantage du cinéma d’art ou expérimental, mettant l’accent sur l’observation, la réflexion et l’expression. Peu de réalisateurs japonais se sont fait un nom en adoptant une telle démarche.

Deux de ses films précédents, Aragane (2015) et Cenote (2019), ont été présentés dans des festivals internationaux et ont reçu plusieurs récompenses. Mais l’un des éléments les plus marquants de la carrière d’Oda reste l’obtention du tout premier prix Ôshima Nagisa, du nom du célèbre cinéaste, en 2020. Bien qu’elle ne remplissait pas les critères de sélection — trois sorties en salles et un film réalisé l’année précédente, elle avait été chaudement recommandée par le président du jury, feu le musicien Sakamoto Ryûichi.

Malgré la conviction inébranlable de Sakamoto quant à son talent, Oda doutait encore de sa volonté de faire carrière dans le cinéma. Suivez son parcours, de ses débuts à Aragane, Cenote, et enfin son dernier film, Underground.

Underground, le film le plus récent d’Oda Kaori (© 2024 Trixta)
Underground, le film le plus récent d’Oda Kaori (© 2024 Trixta)

« Que dois-je filmer ? »

Au lycée, Oda était passionnée de basket et envisageait même d’intégrer une équipe professionnelle après l’obtention de son diplôme, jusqu’à ce qu’une blessure vienne mettre fin à ce projet. Elle part ensuite aux États-Unis pour étudier le cinéma à l’université de Hollins, à Roanoke, en Virginie, sans motivation bien définie.

Ne sachant quelle voie professionnelle prendre, elle suit l’avis de son conseiller pédagogique, qui l’encourage à choisir pour son projet de fin d’études un thème provoquant en elle un fort tiraillement. Elle opte alors pour un film sur son coming out auprès de sa famille en tant que membre d’une minorité sexuelle.

Ce film de 38 minutes, Noise ga iu ni wa (« Ainsi parle le bruit »), marque ses débuts de réalisatrice. Elle n’y enregistre pas les événements tels qu’ils se sont réellement produits ; elle demande à sa famille de rejouer certaines scènes face caméra, une approche qui explore la frontière entre documentaire et fiction.

« Tout a commencé avec ce film », explique Oda. « À l’époque, le coming out était la chose qui me préoccupait le plus, mais une fois le film terminé, je ne savais plus quel sujet aborder. »

Rencontre avec un maître

Prochaine étape de son parcours : la Bosnie-Herzégovine. Béla Tarr, réalisateur et producteur hongrois dont le dernier film avant sa retraite est Le Cheval de Turin (sorti au Japon sous le titre anglais « Nietzsche’s Horse »), lance en 2012 l’école de cinéma Film.Factory à l’université de Sarajevo et commence à recruter des étudiants du monde entier.

Oda entend parler de cette initiative grâce à un contact du Festival du film de Nara, qu’elle avait rencontré après avoir reçu un prix pour Ainsi parle le bruit. Son travail est approuvé par Tarr, et elle intègre la toute première promotion. Elle ne s’en rend pas compte sur le moment, mais ce film inaugural lui ouvre de nombreuses portes et oriente définitivement sa carrière vers le cinéma.

Underground (© 2024 Trixta)
Underground (© 2024 Trixta)

Oda revient sur cette période : « Je ne me sentais pas capable de donner quoi que ce soit, alors j’ai décidé de partir dans un endroit inconnu, de rencontrer de nouvelles personnes et d’explorer le monde à travers l’objectif. C’est devenu la base de mon cinéma. »

Entre 2013 et 2016, elle vit à Sarajevo et développe une nouvelle manière de filmer, fondée sur la composition d’images et de sons. C’est par tâtonnements qu’elle assemble des fragments visuels pour construire ce qui deviendra Aragane, son projet de fin d’études.

Aragane (© Oda Kaori)
Aragane (© Oda Kaori)

À l’origine, Aragane devait être une fiction inspirée de la nouvelle Le Cavalier au seau de Franz Kafka. Le charbon y étant central, elle décide de visiter une véritable mine de charbon à proximité. Elle choisit Breza, un village situé à 30 km au nord-ouest de Sarajevo, où l’on extrait du charbon depuis plus de 100 ans, et descend à 300 mètres de profondeur pour y filmer.

Le film, réalisé dans un style documentaire sans narration, sans sous-titres ni interviews, capte sous la faible lueur d’une lampe frontale le labeur des mineurs dans l’obscurité quasi totale, ainsi que le vacarme assourdissant des machines. Cette expérience sensorielle inédite, transmise par l’image et le son, résonne bien au-delà des frontières.

Des Balkans au Mexique

Deux ans plus tard, Oda s’envole pour la péninsule du Yucatán, au Mexique, où elle prévoit de filmer les nombreux cénotes souterrains de la région. Elle mène des repérages, étudie les mythes mayas et discute avec les habitants. Elle obtient également un brevet de plongée pour tourner sous l’eau.

Ces démarches aboutissent à Cenote, qui contribue à asseoir sa notoriété. Oda résume ainsi sa manière d’aborder le tournage, de la recherche à l’édition.

Cenote (© Oda Kaori)
Cenote (© Oda Kaori)

« Comme pour Aragane, tout commence par une rencontre. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut forcer. Si une relation s’établit, il faut parler aux gens, étudier leur environnement. Cela m’aide à savoir ce que je peux réellement filmer. »

Oda regrette d’avoir fait souffrir sa famille, en particulier sa mère, avec Ainsi parle le bruit. Très consciente de la « violence » que peut exercer la caméra, elle accorde une importance capitale à l’éthique vis-à-vis de ses sujets.

« Les personnes qui apparaissent face à la caméra et s’expriment ne partagent qu’une part limitée de leur vécu avec nous. De notre point de vue, nous ne pouvons nous exprimer qu’au sein de cette part commune. Je pense vraiment qu’on ne devrait pas s’approprier une histoire comme si elle nous appartenait, alors que nous ne l’avons ni vécue ni comprise. »

Dans Underground, la caméra d’Oda suit les ombres qui apparaissent sous terre. (© 2024 Trixta)
Dans Underground, la caméra d’Oda suit les ombres qui apparaissent sous terre. (© 2024 Trixta)

Retour dans les profondeurs

Après Cenote, la reconnaissance grandit : elle reçoit en 2021 le Prix d’encouragement artistique du ministre de l’Éducation, catégorie Nouveaux artistes. Cela lui vaut d’être sollicitée pour des projets artistiques publics.

Parmi eux, des films commandés par les municipalités de Sapporo (Hokkaidô) et Toyonaka (Osaka). Dans ses contrats, elle négocie le droit d’utiliser les images tournées pour composer un long-métrage, ce qui l’aide à financer sa nouvelle œuvre.

La danseuse Yoshigai Nao a ouvert de nouveaux horizons à la vision cinématographique d’Oda. (© 2024 Trixta)
La danseuse Yoshigai Nao a ouvert de nouveaux horizons à la vision cinématographique d’Oda. (© 2024 Trixta)

Peu à peu, Underground devient un projet plus ambitieux, mobilisant la plus grande équipe technique de sa carrière. Tourné en pellicule 16 mm (une première pour elle), elle délègue cette fois le cadrage à un directeur de la photographie, un tournant majeur dans sa méthode. Elle fait aussi appel à un artiste sonore pour composer la musique, cherchant à atteindre un nouvel équilibre entre son et image.

Son moyen-métrage de 53 minutes, Gama, a été principalement tourné dans une grotte (gama en dialecte local) à Okinawa. (© 2024 Trixta)
Son moyen-métrage de 53 minutes, Gama, a été principalement tourné dans une grotte (gama en dialecte local) à Okinawa. (© 2024 Trixta)

Sa tentative de sonder la mémoire à travers le monde souterrain prolonge de manière organique les thèmes abordés dans Aragane et Cenote. Elle y ajoute la verdure comme nouvel élément, explorant les profondeurs du métro de Sapporo, les gama d’Okinawa, et d’autres cavités souterraines du Japon. Les gama sont des grottes où de nombreux civils okinawaiens se sont réfugiés (et ont parfois trouvé la mort) à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le lien s’est fait naturellement : la ville de Toyonaka, qui lui avait commandé un projet, est jumelée avec Okinawa.

Matsunaga Mitsuo, conteur de la guerre à Okinawa, a guidé Oda jusqu’aux gama. Depuis 1988, il œuvre comme guide pour l’éducation à la paix et participe à la recherche de restes humains sur l’île. (© 2024 Trixta)
Matsunaga Mitsuo, conteur de la guerre à Okinawa, a guidé Oda jusqu’aux gama. Depuis 1988, il œuvre comme guide pour l’éducation à la paix et participe à la recherche de restes humains sur l’île. (© 2024 Trixta)

Bien que le titre Underground évoque le monde souterrain, le film comporte aussi des scènes tournées en surface. Contrairement aux conditions extrêmes (l’atmosphère étouffante d’une mine ou les fonds aquatiques), Oda semble cette fois avoir refait surface, respirant plus librement dans le monde quotidien.

Dans Aragane et Cenote, elle cherchait à capter ce qui pouvait être filmé dans des environnements difficiles, mais elle réfute avec humour l’idée de devenir une « auteure de l’extrême » : « Je voulais juste voir ce qu’il y avait sous terre. Le fait de descendre physiquement avec une caméra était sans doute lié à quelque chose d’enfoui dans mon subconscient. Je créais un monde fondé sur les sensations corporelles. Mais dans mon dernier film, j’ai commencé à me dire que ce n’était peut-être plus nécessaire de descendre réellement sous terre. »

(© 2024 Trixta)
(© 2024 Trixta)

Ce n’est qu’une fois Underground terminé qu’Oda commence à envisager qu’elle pourrait clore sa trilogie entamée avec Aragane et Cenote. Même pendant le tournage et le montage, elle ne faisait pas le lien avec les deux œuvres précédentes.

Elle explique : « L’un de mes grands thèmes, c’est la mémoire collective. C’est le fil rouge qui relie les trois films. Ils ont beaucoup en commun (la descente sous terre, l’exploration de la mémoire, les strates filmées, etc…), mais je n’en ai pris conscience qu’après une projection-test de Underground, en prenant un peu de recul. Ces films forment une trilogie, et je pense que j’en ai fini avec ce thème du souterrain. »

Pour Oda, terminer un film ne signifie pas en avoir fini avec lui. Le dialogue avec les spectateurs est, selon elle, une étape essentielle du processus créatif. De ces échanges naîtront, sans nul doute, de nouvelles idées, fruits des voix auparavant inaudibles ou des images encore mal perçues qu’elle s’efforcera de capter.

Le film

  • Réalisatrice : Oda Kaori
  • Avec Yoshigai Nao, Matsunaga Mitsuo
  • Année : 2024
  • Site officiel : underground-film.com/

Bande-annonce

(Photos d’interview : © Igarashi Kazuharu)

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