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« Les femmes de Kurokawa » : le courage et la dignité de Japonaises abusées pendant la guerre

Cinéma Histoire

Les colons japonais installés en Mandchourie furent abandonnés par l’armée de leur pays natal dans les derniers moments de la guerre et l’immédiat après-guerre. Ils furent victimes de pillages et d’actes de violence de la part des soldats soviétiques ou des populations locales. Pour survivre, certains villages de colons sont même aller jusqu’à offrir leurs filles pour « faveurs sexuelles » aux soldats soviétiques. Un film documentaire présentant le témoignage courageux de femmes victimes d’abus sexuels pendant cette période vient de sortir. Nous avons interviewé la réalisatrice, Matsubara Fumie.

Matsubara Fumie MATSUBARA Fumie

Née en 1966 dans la préfecture d’Aomori. Après son diplôme à l’université de Tokyo, elle entre à TV Asahi en 1991. Elle travaille comme journaliste au service politique et économique, puis comme réalisatrice de l’émission de reportages Hôdô Station, avant d’en devenir productrice en chef. Ses documentaires ont remporté de nombreux prix au Japon et à l’étranger. En 2023, elle réalise son premier long métrage, « Le Parrain de Yokohama » (Hama no Don).

Une vérité méconnue sur les colons japonais en Mandchourie et Mongolie

Dans les derniers temps de la Seconde Guerre mondiale, alors que la défaite du Japon était devenue inévitable, le 9 août 1945, à l’aube, l’Union soviétique rompt unilatéralement le traité de neutralité nippo-soviétique et envahit la Mandchourie.

À l’époque, dans le cadre du projet de développement colonial au niveau national, plus de 900 « groupes de pionniers » avaient été envoyés vers la Mandchourie, venant de différentes régions du Japon et principalement constitués de fils cadets et benjamins de familles d’agriculteurs en difficulté à la suite de la crise économique mondiale des années 1930. Soit un total d’environ 270 000 personnes.

Ce projet n’avait en réalité de « développement » que le nom. Il consistait dans les faits à exproprier les habitants indigènes de leurs terres. On pense que la colonisation avait pour objectif caché de servir de base arrière de ravitaillement et de matériel militaire en prévision d’une éventuelle invasion de l’armée soviétique.

En 1941, le groupe de colons « Kurokawa » s'est installé à Tôraishô en Mandchourie (aujourd'hui Songyuan, dans la province chinoise du Jilin).
En 1941, le groupe de colons « Kurokawa » s’est installé à Tôraishô en Mandchourie (aujourd’hui Songyuan, dans la province chinoise du Jilin).

Cependant, à l’invasion de l’armée soviétique, l’armée japonaise fut mise en déroute et les colons japonais restés sur place se trouvèrent sans défense face aux pillages et actes de violence, non seulement de la part des soldats soviétiques, mais également des Mandchous qui avaient été spoliés de leurs maisons et de leurs terres. Certains villages choisirent le suicide collectif. Environ 80 000 colons périrent de faim et de maladies.

L’une de ces communautés de colons japonais était constituée d’environ 600 personnes originaires du village de Kurokawa (aujourd’hui ville de Shirokawa), dans la préfecture de Gifu. Au milieu de la confusion, les colons de Kurokawa prirent la difficile décision de livrer leurs filles non encore mariées en échange de la protection et de vivres fournis par les soldats soviétiques. Pendant environ deux mois, 15 femmes célibataires de plus de 18 ans furent contraintes à des services sexuels.

Site actuel de l'ancienne salle de réception
Site actuel de l’ancienne salle de réception

Ce n’est qu’an après la fin du conflit que les 451 membres survivants du groupe de colons furent enfin rapatriés au Japon. Cependant, les femmes qui avaient été contraintes à des services sexuels furent cette fois victimes des calomnies de leurs compatriotes, et durent quitter leur village. Certaines se marièrent ailleurs en cachant leur passé, d’autres sont décédées sans avoir fondé de famille.

Après la guerre, tous ceux qui étaient au courant de cette tragédie ont gardé le silence, et pendant de nombreuses années, ces faits sont restés cachés. Ce n’est que 70 ans environ après la fin de la guerre que des femmes ont commencé à proclamer la vérité.

Les femmes qui brisent le silence

Les premières à prendre l’initiative de témoigner furent Yasue Yoshiko et Satô Harue. En novembre 2013, lors d’une conférence régulière organisée par le Musée mémoriel de la paix et des colons en Mandchourie-Mongolie (village d’Achi, préfecture de Nagano), elles ont pour la première fois témoigné publiquement de ce qu’elles avaient endurées.

En 2013, au Musée mémoriel de la paix et des colons en Mandchourie-Mongolie, dans la préfecture de Nagano, Yasue Yoshiko révèle la vérité des services sexuels imposés.
En 2013, au Musée mémoriel de la paix et des colons en Mandchourie-Mongolie, dans la préfecture de Nagano, Yasue Yoshiko révèle la vérité des services sexuels imposés.

Yoshiko, la plus âgée des femmes victimes, est décédée en 2016, mais Harue a été interviewée en 2017 dans le cadre d’un documentaire pour la chaîne NHK qui a suscité un vif émoi au niveau national. Depuis lors, elle a été souvent sollicitée, principalement par les journaux locaux.

En août 2018, l’appel à témoignages organisé au centre culturel municipal de Gifu a fait l’objet d’un article dans le quotidien Asahi Shimbun.

Satô Harue en 2019
Satô Harue en 2019

C’est cet article qu’a lu la réalisatrice du film « Les femmes de Kurokawa » (Kurokawa no onnatachi), Matsubara Fumie. Elle se souvient avoir été profondément impressionnée par la photo de Harue, alors âgée de 93 ans.

« Son expression, lèvres pincées, dégageait une forte volonté et une grande conviction. J’ai voulu savoir quel genre de personne elle était et écouter son histoire. »

Matsubara Fumie et l’affiche de son film « Les femmes de Kurokawa » (Photo : Nippon.com)
Matsubara Fumie et l’affiche de son film « Les femmes de Kurokawa » (Photo : Nippon.com)

Trois mois plus tard, Matsubara a finalement eu l’occasion d’interviewer Harue. Puis, en novembre 2018, une stèle commémorative reconnaissant explicitement le fait que de jeunes femmes du groupe des colons avaient été victimes de services sexuels imposés est installée dans l’enceinte du sanctuaire de Kurokawa, et une cérémonie d’inauguration est organisée.

Une statue bouddhique de Jizô (bodhisattva Kşitigarbha) se trouvait déjà, depuis 1982, dans l’enceinte de ce sanctuaire. Sous la sculpture est laconiquement gravé « Monument aux jeunes filles ». Érigée en 1982 grâce à des dons volontaires, cette statue n’était accompagnée d’aucune explication ni mise en contexte. Il ne s’agissait alors que d’un « vœu de précaution » dont l’objectif était de ne surtout pas toucher les malheurs du passé. Il fallut 36 ans de plus pour rompre le silence et qu’une stèle explicative vienne enfin la compléter.

En novembre 2018, une stèle explicative (à droite) est venue compléter le « monument aux jeunes filles » (à gauche).
En novembre 2018, une stèle explicative (à droite) est venue compléter le « monument aux jeunes filles » (à gauche).

Transmettre correctement les faits historiques

La cérémonie d’inauguration de la stèle commémorative de 2018 a fait l’objet d’une information d’environ deux minutes au journal télévisé. La réalisatrice Matsubara Fumie a ensuite poursuivi son enquête, recueillant les témoignages de Harue et d’autres membres du groupe qui avaient vécu cette période, afin de comprendre la situation, le contexte et les circonstances de ces « services sexuels ». Cela a donné lieu à un documentaire télévisé d’une heure diffusé en novembre 2019, qui a lui-même débouché sur le film qui sort cette année.

« Ce que je voulais avant tout dépeindre, c’est le courage de ces femmes. Harue affronte son passé, sous son vrai nom, s’exprimant sans ambiguïté à visage découvert. Son courage, sa détermination et son attitude de vie m’ont profondément émue. J’ai voulu partager avec le plus grand nombre ce qu’elle a laissé derrière elle et ce qu’elle a accompli. »

Un autre thème important du film est la transmission de la vérité historique. Bien que Harue et ses compagnes aient été victimes de violences sexuelles brutales et aient littéralement sacrifié leur vie pour protéger le village, cette réalité a été occultée pendant longtemps après la guerre. C’est Fujii Hiroyuki, quatrième président de l’association des colons et familles de colons, sous le poids de la responsabilité qu’il ressentait fortement devant cette situation, qui s’est investi dans la rédaction de la stèle. Lui-même est le fils d’un membre du groupe qui était « préposé aux appels », c’est-à-dire qui travaillait à l’accueil de la salle où étaient reçus les soldats soviétiques en Mandchourie.

Fujii Hiroyuki, président de l'association des colons et descendants de colons. Il a consacré de nombreuses années à la rédaction de l'inscription sur la stèle.
Fujii Hiroyuki, président de l’association des colons et descendants de colons. Il a consacré de nombreuses années à la rédaction de l’inscription sur la stèle.

« Les enfants expient les péchés de leurs parents. Ils examinent les erreurs commises par la génération précédente, ils font face à une histoire dérangeante et la consignent minutieusement dans des archives. Ils en ont besoin pour trouver un sentiment de rédemption. »

La dignité retrouvée de l’intérieur

La pandémie de coronavirus ayant éclaté peu après la diffusion du documentaire, les contacts avec les habitants de Kurokawa ont été interrompus. Mais lorsque les restrictions les plus contraignantes ont pris fin, en octobre 2023, une nouvelle a surpris Hiroyuki. Yasue* Reiko, l’une des trois victimes encore en vie, l’a contacté pour lui dire qu’elle était d’accord pour le rencontrer. [*NDLR : le nom Yasue est très courant dans le village et n’implique pas que celles portant le même nom de famille soient liées par des liens familiaux.]

Reiko avait déjà accordé une interview Matsubara en 2019, mais à l’époque, elle avait posé comme condition de ne pas révéler son nom ni son visage. Elle refusait de remettre les pieds à Kurokawa et n’avait pas assisté à la cérémonie d’inauguration de la stèle commémorative.

En 2019, Yasue Reiko avait accepté une interview à condition que ni son nom ni son visage ne soient révélés.
En 2019, Yasue Reiko avait accepté une interview à condition que ni son nom ni son visage ne soient révélés.

Hiroyuki avait toujours voulu présenter ses excuses à Reiko comme aux autres, au nom du groupe et de ses parents, mais chaque fois qu’il avait essayé de la contacter, elle avait refusé de le rencontrer, prétextant des raisons de santé.

« Lorsque j’ai accompagné Hiroyuki pour rendre visite à Reiko, j’ai été surprise de constater que, par son attitude et sa façon de parler, elle était complètement différente de celle qu’elle était quatre ans auparavant. Elle avait retrouvé le sourire, son expression était douce, comme si elle était une autre personne, elle était même capable de plaisanter. »

Yasue Reiko accepte finalement de rencontrer Fujii Hiroyuki et lui parle avec un regard ouvert et enjoué.
Yasue Reiko accepte finalement de rencontrer Fujii Hiroyuki et lui parle avec un regard ouvert et enjoué.

Ce changement était dû à une lettre que sa petite-fille lui avait adressée après avoir découvert le passé de sa grand-mère dans un livre.

« Reiko n’avait jamais pu en parler à sa famille et avait gardé sa souffrance pour elle seule. Cependant, lorsqu’elle comprit que sa petite-fille comprenait sa douleur et était fière d’elle, le sourire lui est enfin revenu. Il est facile de parler de dignité restaurée, mais restaurer sa dignité est toujours difficile à réaliser dans la société réelle. Le voir se réaliser en direct est une occasion rare. »

En 2013, lors d'une conférence donnée au Musée mémoriel de la paix et des colons en Mandchourie-Mongolie. Assise, deuxième à partir de la gauche : Yasue Yoshiko.
En 2013, lors d’une conférence donnée au Musée mémoriel de la paix et des colons en Mandchourie-Mongolie. Assise, deuxième à partir de la gauche : Yasue Yoshiko.

La fin d’une vie mouvementée

C’est évidemment grâce à l’exemple donné par Yasue Yoshiko et Sato Harue que Reiko a pu elle aussi s’exprimer avec assurance. Satô Harue est décédée en janvier 2024, à l’âge de 99 ans. Le film montre la scène de sa mort.

Alors que Harue s’apprête à rendre son dernier souffle, Yasue Kikumi, qui l’accompagnait depuis l’époque de la Mandchourie, lui adresse quelques mots. Ayant échappé aux abus sexuels en raison de son jeune âge à l’époque, Kikumi était chargée de préparer les bains dans le bâtiment de réception. Dès cette époque, elle était parfaitement consciente que ses « grandes sœurs » étaient sacrifiées à sa place, et leur a toujours témoigné une profonde gratitude et un immense respect. La caméra immortalise les derniers instants de Harue, réconfortée par ces paroles. Jamais vous n’avez vu une expérience plus intense devant un écran.

Les images de Yasue Kikumi (à gauche) montrant toute l’admiration qu’elle ressent pour sa « grande sœur » Harue (à droite), sont extrêmement poignantes.
Les images de Yasue Kikumi (à gauche) montrant toute l’admiration qu’elle ressent pour sa « grande sœur » Harue (à droite), sont extrêmement poignantes.

Le courage des femmes, la transmission de l’histoire, le rétablissement de la dignité. Autour de ces thèmes, la réalisatrice a décidé de rassembler les images qu’elle avait tournées pour en faire un film qui resterait dans les mémoires. C’était un devoir fort, déclare la réalisatrice Matsubara Fumie. Sa rencontre avec Harue et le fait d’avoir assisté à ses derniers instants ont multiplier sa motivation.

« Harue a empêché que leur expérience tragique soit enfouie dans les ténèbres de l’histoire. Elle l’a fait non pas en nourrissant de la rancœur, en critiquant ou en se débattant, mais en respectant les positions de chacun. C’est pourquoi la génération suivante a pu leur présenter des excuses sincères. Elle a ainsi vécu presque cent ans. C’est tout simplement incroyable pour un être humain. Bien sûr les questions historiques et de genre sont importantes, mais personnellement, j’ai surtout été impressionnée par son attitude de vie. »

Satô Harue avec la réalisatrice Matsubara Fumie
Satô Harue avec la réalisatrice Matsubara Fumie

Site officiel : https://kurokawa-onnatachi.jp/

Bande-annonce

(Photo de titre : extrait du film « Les femmes de Kurokawa ». Satô Harue [au premier rang, à l’extrême droite] et 15 autres jeunes femmes contraintes à des services sexuels pour des soldats soviétiques. Toutes les photos : © TV Asahi, sauf mention contraire)

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