Les visions intérieures de Pedro Costa, au Musée de la photographie de Tokyo
Cinéma Art- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Ce qu’il a appris des grands maîtres du cinéma japonais
Pedro Costa, maître cinéaste récompensé dans les plus grands festivals internationaux de Venise, Cannes et Locarno, cite trois réalisateurs japonais qu’il admire particulièrement : Mizoguchi Kenji (1898-1956), Ozu Yasujirô (1903-1963) et Naruse Mikio (1905-1969).
« Ce que j’ai appris de ces trois cinéastes, c’est comment raconter une histoire. Quels plans utiliser et comment composer l’image. Et comment observer le sujet et écouter les sons. »

Le premier long métrage de Pedro Costa : Le Sang (1989)
« Ozu a consacré sa vie à “regarder”et à “écouter”. Il s’approche de l’essence des choses en les montrant telles qu’elles sont, de manière simple, directe, sans camouflage ni dissimulation. Il regarde en face les différents événements, à travers les mystères et la cruauté qu’ils recèlent. »
« Dans la plupart des films, même si divers événements se produisent, tout finit par s’arranger paisiblement. Mais dans les films d’Ozu, les choses ne se passent pas bien. Tout se termine mal, tout prend fin. Ozu m’a fait prendre conscience de cela. La vie est extrêmement cruelle, mais heureusement, tout a une fin, et finir n’est pas nécessairement une perte, ce n’est pas nécessairement négatif. »
« Mizoguchi est un grand poète et un ami des femmes. L’influence considérable de ses films sur les femmes d’aujourd’hui est inestimable. Pour la plupart des réalisateurs renommés en activité, Mizoguchi est sans conteste le plus grand cinéaste. »
Costa n’a découvert Naruse que bien après ces deux cinéastes.
« Je considère Naruse comme un collègue artisan. Il est timide, discret et humble, mais c’est l’image d’un grand chercheur. C’est un homme qui a étudié l’être humain de manière approfondie. »
Ce que Costa a appris de ces trois auteurs ne se limite pas aux aspects techniques du tournage d’un film.
« La sensibilité délicate de ces trois auteurs me touchée profondément. Ils m’ont beaucoup appris, non seulement sur le cinéma, mais aussi sur l’humanité et la civilité à respecter entre les gens. Tous trois sont à la fois des maîtres du cinéma et des maîtres en humanité. »
Une faible lueur dans l’obscurité
Depuis son premier voyage au Japon à l’âge de 40 ans, il est revenu à chaque occasion que lui offrait un symposium ou la présentation de ses nouvelles œuvres. Depuis près d’un quart de siècle, il s’adresse toujours au public quand il est au Japon.
Et cette fois-ci, pour commémorer les 30 ans du Musée de la photographie de Tokyo, Costa lui-même a décidé de répondre au projet d’une exposition individuelle sur son œuvre en participant concrètement à la conception et à la scénographie de l’événement. Comment les œuvres d’un cinéaste sont-elles présentées dans un musée ?
Exposition Pedro Costa Innervisions, au Musée de la photographie de Tokyo.
En tant qu’artiste, Costa a toujours présenté au public des œuvres qui défient les conventions cinématographiques, et de la même façon, l’exposition ne reproduit pas la forme à laquelle nous sommes habitués. En général, les expositions dans les musées se déroulent dans des espaces entièrement blancs, appelés « cubes blancs ». Cependant, l’exposition Innervisions se déroule dans un espace entouré de murs et de plafonds peints en noir, qui absorbe la lumière naturelle mais ne la renvoie pas. Il n’y a pas d’éclairage, la seule la lumière est celle des œuvres projetées.
« Il ne faut pas exagérer la valeur de l’élément obscur. Comme dans une salle de cinéma, pour projeter des œuvres cinématographiques, l’obscurité est une condition indispensable. Cependant, lorsque je tourne un film, il y a un moment où “la lumière disparaît dans l’obscurité”. Dans cette exposition, j’ai voulu montrer ces fragments de lumière qui brillent faiblement dans l’obscurité. »

Les filles du feu, 2022 (collection de l’auteur)
« La lumière et l’obscurité » sont des thèmes fondamentaux pour tous les artistes visuels. Cette réflexion prend inévitablement une dimension philosophique. Costa dit aussi qu'« l’obscur existe probablement au cœur de la lumière aussi », il rejette ainsi toute opposition binaire simpliste.
« Mon travail consiste à obscurcir l’obscurité. En superposant du noir sur du noir, nous pouvons mieux voir. En d’autres termes, tout en regardant, l’acte d’écouter devient important. »
Qu’est-ce que la vision intérieure ?
On comprend ici pourquoi cette exposition a été baptisée Inner Visions. Le titre est repris de celui d’un album de Stevie Wonder (1950-) sorti en 1973, musicien aveugle de renommée mondiale.

Little Boy Male, Little Girl Female, 2005 (collection du Musée de la photographie de Tokyo)
Dans cet album, Stevie Wonder a examiné les problèmes auxquels étaient confrontées les communautés noires des villes américaines à l’époque, tels que la discrimination, la pauvreté et la drogue, à travers son « regard intérieur », projetant ainsi une nouvelle « vision » dans l’esprit des auditeurs.
Costa a écouté cet album à l’âge de 15 ans au Portugal. Cela coïncide avec la période de la Révolution des œillets (25 avril 1974), qui a mis fin à la dictature fasciste en place depuis 1933, et qui s’est effondrée du jour au lendemain. De ce jour, Costa a entamé une exploration de son monde intérieur qui s’est poursuivie pendant un demi-siècle et se poursuit encore aujourd’hui.
« Les images de cette exposition viennent toujours avec des sons. Il ne s’agit pas seulement de musique, de chansons ou de dialogues, mais aussi parfois de cris ou de murmures. Pour Stevie Wonder, qui est aveugle, c’est le son qui est sa vision. Quand il parle de “vision intérieure”, il veut dire “vision acoustique”. Pour moiaussi, c’est pareil. L’important est de “voir les sons” et d'“écouter les images”. »

The End of a Love Affair, 2003 (collection de l’auteur)
Les œuvres exposées sont composées d’extraits de ses propres films et d’une nouvelle série de portraits filmés. Toutes mettent l’accent sur les personnes vivant dans les quartiers immigrés et les anciennes colonies portugaises. Les visiteurs, marchant dans l’obscurité, sont amenés à contempler attentivement ces œuvres en même temps qu’ils écoutent la bande sonore.
« Contrairement au tournage d’un film, la préparation d’une exposition nécessite de trouver la meilleure façon de disposer et de présenter des œuvres existantes au préalable. Nous laissons les visiteurs se promener librement dans la salle et assembler eux-mêmes les différents fragments. J’espère que chaque spectateur créera son propre montage, qui retracera ça propre histoire. »
Pour vivre en tant que meilleur « citoyen »
Pedro Costa s’est forgé une réputation internationale avec ses trois premiers longs métrages, puis a marqué un tournant majeur avec son quatrième film, La chambre de Vanda. Il a commencé à s’interroger sur l’ampleur croissante de ses productions, et en est venu à penser que les méthodes de tournage et de réalisation qu’elles exigeaient ne retranscrivaient pas fidèlement ce qu’il voyait et ressentait.
Il s’est donc rendu dans le bidonville de Fontainhas, dans la banlieue de Lisbonne, qui avait servi de décor à son précédent film Ossos, avec une petite caméra vidéo, et a filmé les habitants avec un budget modeste et une petite équipe. Avec en toile de fond une ville en pleine démolition pour cause de réaménagement, il a installé sa caméra dans les pièces où vivaient les gens et a enregistré leurs conversations pendant deux ans.
« Quand on vit et qu’on se développe dans le milieu du cinéma, on finit nécessairement par chercher comment approcher le réel. Alors, mettant la fiction de côté et, je dis cela parce que je ne trouve pas d’autres mots, j’ai tourné “comme un documentaire”. J’ai fini par créer des œuvres en regardant ce qui se trouvait en dehors de moi. »
Ainsi, après La chambre de Vanda, Costa a commencé à considérer son travail de « cinéaste » non plus comme celui d’un « artiste », mais plutôt comme celui d’un « citoyen ».

Jacob Riis, La vie des gens de l’autre côté (1880-1889) (collection du Musée de la photographie de Tokyo)
L’exposition Pedro Costa Innervisions présente également les œuvres de Jacob Riis (1849-1914), photojournaliste américain actif entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. La nouvelle série de portraits de Costa est présentée en parallèle avec les œuvres de Riis.
« Comment mener une vie humble en tant que citoyen engagé dans la société à travers l’art ? L’art n’est pas le but ultime. Ce n’est pas une fin en soi. Pour moi, ce n’est qu’un moyen d’exploration. Ce que j’ai fait, c’est à la fois une exploration de l’art et une exploration de l’être humain. Cela dit, je ne peux pas abandonner le cinéma que j’aime. C’est pourquoi je cherche des façons de filmer différentes. Je cherche constamment comment poursuivre le travail que j’aime, le cinéma. »
Comment Costa, qui considère le cinéma comme un moyen d’approcher la réalité des gens, perçoit-il la société actuelle ?
« Pour moi, la question importante est de savoir pourquoi les gens vivent dans des conditions déplorables et pourquoi ils se font du mal les uns aux autres. Cela ne veut pas dire pour autant que j’ai l’intention de protester contre quoi que ce soit. Je fais simplement ce que je peux autour des thèmes qui m’intéressent. L’un de ces thèmes est de faire en sorte que les gens gardent en mémoire la communauté dans laquelle ils ont vécu ensemble. Je veux qu’ils se souviennent des regards qu’ils ont échangés. Le fait que deux personnes se regardent dans les yeux est extrêmement important. Le regard a un pouvoir puissant qui peut transformer les choses. »

Les filles du feu, 2019 (collection de l’auteur)
Tout en se demandant sans cesse pourquoi il continue à faire des films, Pedro Costa revient aux principes fondamentaux qu’il a appris auprès d’Ozu Yasujirô : « bien regarder » et « bien écouter ». Cela peut donner des clefs pour les gens d’aujourd’hui qui perdent de vue l’essentiel à cause de la pléthore d’informations, afin de trouver une façon de vivre sereinement.
« Le cinéma advient quand on observe attentivement les aspects poétiques de la réalité. Il est impossible de faire un film sans la poésie que l’on ressent au quotidien. Nous vivons aujourd’hui à une époque saturée d’images et de sons. Il faut savoir choisir parmi tout cela ce qui est vraiment bon. Si nous pouvons une peu plus attentivement “regarder” et “écouter”, nous deviendrons de meilleurs citoyens. »
(Photos d’interview : Igarashi Kazuharu)
Exposition Pedro Costa Innervisions
- Adresse : Musée de la photographie de Tokyo, 1-13-3, Mita, Meguro-ku, Tokyo
- Exposition jusqu’au 7 décembre, de 10 h à 18 h (jusqu’à 20 h le jeudi et vendredi)
- Site officiel : https://topmuseum.jp/









