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Le cinéma et la musique à la recherche d’un ailleurs : « Paradise Next », de Hanno Yoshihiro

Culture Cinéma Musique

Très peu d’artistes connaissent le succès aussi bien par le cinéma que la musique. Hanno Yoshihiro est l’un d’eux. Déjà musicien de renommée internationale, sa dernière œuvre, le film Paradise Next, prouve également son extraordinaire talent de metteur en scène de cinéma. Nous avons interviewé ce personnage qui est à la recherche du moyen d’expression le plus personnel existant. L’a-t-il trouvé ?

Hanno Yoshihiro HANNO Yoshihiro

Né à Osaka en 1968. Vit en France depuis 2000. Entre Paris et Tokyo, il a travaillé à un large éventail d’œuvres musicales tant électroniques qu’instrumentales, collaborant également avec d’autres musiciens tels que Sakamoto Ryûichi, Mick Karn ou Tanaka Fumiya. Il compose la musique de films de plusieurs grands réalisateurs asiatiques dont les œuvres obtiennent un grand succès dans les festivals internationaux, à Cannes ou à Venise, notamment Hou Hsiao-hsien avec Les fleurs de Shanghaï en 1998, Jia Zhangke, Yu Lik-wai... Il fait lui-même ses débuts en tant que réalisateur en 2016 avec Ame ni Yureru onna (« Femme chancelante sous la pluie »), qui est nommée dans la catégorie « Avenir de l’Asie » du 29e festival international de Tokyo.

Une entrée inopinée dans le monde du cinéma

Hanno Yoshihiro s’est d’abord imposé comme musicien. Pendant plus d’un quart de siècle, il a sorti des disques de musique électronique dans des genres très divers, une bonne trentaine au total. Sa réputation est très importante sur la scène du clubbing au Japon et à l’étranger, mais son audience dépasse celle des amateurs de boîtes de nuit, et il le doit sans doute à son activité de compositeur de musique de films. Si sa mémoire est bonne, courts et longs métrages confondus, il aurait composé « probablement une trentaine » de musiques de films.

Sa première musique de film fut celle des Fleurs de Shanghaï, de Hou Hsiao-hsien en 1998. À l’époque, ses musiques électroniques, lancées en Europe, commençaient à faire parler de lui, mais ce qui brusquement le fit remarquer des plus grands maîtres du cinéma actuel fut un de ces coups du destin auquel personne, et lui moins que quiconque, ne s’attendait. Le film était une coproduction nippo-taiwanaise, et un producteur japonais (de la compagnie Shôchiku) suggéra de faire appel à un musicien japonais. Dans cette optique, plusieurs CD d’artistes nippons furent réunis et envoyés au metteur en scène.

« Il paraît qu’ils ont envoyé une jeune assistante chez Tower Records à Shibuya pour acheter quelques échantillons. Elle mit quelques CD des plus célèbres musiciens japonais, Sakamoto Ryûichi, Hisaishi Jô, dans son panier et se dirigea vers la caisse. À ce moment, par le plus grand des hasards, une musique de moi passait dans le magasin, et sans trop se poser de questions, elle a pris le CD posé près de la caisse sur le présentoir « now playing » et l’ajouta au panier. Or, de tous les CD qu’il reçut à Taïwan, le metteur en scène a justement choisi le mien ! Un jour, je reçois un appel de la Shôchiku, qui me dit : “M. Hou Hsiao-hsien voudrait vous demander de composer la musique de son prochain film, êtes-vous disponible pour vous rendre à Taïwan la semaine prochaine ?” Alors moi, je leur réponds : “Euh, je ne sais pas trop, mais… j’y vais !” (rires) »

« La musique et le cinéma, c’est la même chose »

Une fois terminé, le film reçut un très bon accueil et fut présenté en compétition au Festival de Cannes. Presque immédiatement, Jia Zhangke, qui n’était encore qu’un jeune réalisateur prometteur à l’époque, lui offre de faire la musique de son second long métrage Plateforme (2000). Le film recevra le Prix du meilleur film asiatique à la Mostra de Venise. C’est à cette époque que Hanno s’installe à Paris.

« En participant à deux des trois plus grands festivals de cinéma du monde, j’ai eu l’impression de respirer une bouffée de grand air. La musique que je pratiquais puisait sa source dans les mélodies occidentales, ou bien était enracinée dans l’Afrique, et quelque part cela me donnait un complexe énorme. J’avais le sentiment que ma musique était frelatée, j’avais une peur panique qu’elle ne passe pas auprès de ceux qui pouvaient justifier ces racines pour de vrai. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net, et savoir ce que ma musique valait vraiment. »

Hanno Yoshihiro a continué à composer de la musique de film pour les commandes qui lui parvenaient, tout en poursuivant en parallèle divers projets. Il a sorti de nombreux albums, mais un désir le poursuivait en permanence : celui de réaliser ses propres films.

« Je voulais créer quelque chose qui englobe la totalité de ma carrière, de ma vie, de ma vision des choses. Et de tous les genres existants, le cinéma m’a paru le plus proche de ce que je recherchais. »

Le cinéma ne semble-t-il pas un moyen d’expression très éloigné de la musique ? Justement non pour Hanno, le 7e art en est une extension. Il nous l’explique.

« Pour moi, la musique et le cinéma, c’est la même chose. Ce sont deux arts du temps. La peinture ou la photographie se définissent comme des moyens d’expression qui découpent le temps, c’est un temps à l’intérieur d’un avant et d’un après qui restent invisibles. Mais le cinéma et la musique, c’est un temps partagé entre l’œuvre et le public qui l’écoute ou la voit. De ce point de vue, les deux formes d’arts possèdent d’importants points communs. J’ai la sensation qu’une pensée musicale est imprégnée en moi, et si je parviens à la faire apparaître de la façon la plus directe et la plus pure dans un film, que cele soit une bonne chose ou pas, je pourrais fièrement me dire que cette création vient de moi et uniquement de moi. »

D’où vient Paradise next ?

Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED

À l’origine, Hanno Yoshihiro avait partagé avec un ami l’idée de faire un film indépendant. C’était il y a dix ans. Mais cela marque le véritable point de départ de Paradise Next.

« C’était la première fois que j’écrivais un scénario, et il m’a fallu environ trois ans pour l’écrire. Une histoire qui se passe à l’étranger, un drame autour d’une dizaine de personnes parlant trois langues : japonais, anglais, chinois. Une fois au point, j’ai montré mon scénario à quantité de sociétés de production, personne n’en a voulu. “Vous êtes malade ? Vous croyez pouvoir réussir un chef d’œuvre comme Le Parrain du premier coup ?” (rires) Effectivement, à l’époque, je ne connaissais rien à la production, je n’avais aucune idée de ce qu’était un budget ni un planning de tournage... Pas étonnant qu’on ne m’ait pas reçu à bras ouverts ! »

À l’issue de cette expérience, Hanno Yoshihiro a écrit de nouveaux scénarios, commencé à tourner des courts métrages et s’est formé en co-réalisant un film avec un réalisateur. Son premier long métrage en tant que metteur en scène a été Ame ni yureru onna (« Femme chancelante sous la pluie ») en 2016, avec Aoki Munetaka. C’est à peu près à la même époque qu’il rencontre une certaine personne avec qui il voudra collaborer. Immédiatement, le souvenir du personnage principal de son premier scénario revient : un homme menteur, mais dont le sourire est si charmeur qu’il attire les gens autour de lui.

« J’ai tout de suite vu en lui l’image parfaite, par l’âge et par le sourire, de ce personnage ! Cet homme, à qui j’ai fait lire mon scénario, c’était l’acteur Tsumabuki Satoshi (rires). »

Paradise Next. Tsumabuki Satoshi (à gauche) et Toyokawa Etsushi © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
Paradise Next. Tsumabuki Satoshi (à droite) et Toyokawa Etsushi © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED

Le scénario a été réécrit plusieurs fois, pour devenir une sorte de film à suspense, façon film noir dont l’action se passe à Taïwan : Paradise next. L’autre personnage masculin, Shima, un Japonais taciturne qui a dû fuir le Japon suite à la mort suspecte d’une femme, Shinlu, dont il était censé être le garde du corps, est interprété par Toyokawa Etsushi. Il a refait sa vie dans un Taïpei complexe et encombré, quand débarque Makino (Tsumabuki Satoshi), un jeune désinvolte, charmeur mais quelque peu louche, qui prétend connaître la vérité sur l’incident qui a obligé Shima à s’exiler. Makino est lui-même poursuivi par des tueurs, et pour le protéger, Shima entraîne Makino à Hualien, un lieu paradisiaque de la côte est de l’île. Là, ils rencontrent une femme qui est le portrait vivant de Shinlu…

© 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
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Au final, la liberté

« Avec mon scénario assez particulier, il était évident que j’allais me faire taper sur les doigts par le producteur pour obtenir ce que je voulais, mais il y avait plusieurs choses sur lesquelles il n’était pas question pour moi de transiger. Ce n’est peut-être pas comme ça qu’on monte un scénario, mais je sentais que si je ne m’imposais pas, alors il n’en sortirait rien de personnel. Plus que l’histoire générale, ce qui m’intéressait, c’était l’expression de tel personnage à tel moment, telle couleur à tel moment, ce que je voulais, c’était des morceaux, des bribes de quelque chose. Je ne suis pas doué pour raconter une histoire, ce n'est pas mon style, ce que je veux, c’est faire passer une atmosphère et des émotions qui se dégagent d’une suite d'images et de couleurs. »

Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED

« La composition de ces scènes était réfléchie dès le début. Je me suis écarté délibérément des solutions convenues de l’élaboration d’un film, pour construire une continuité où le temps suit un enchaînement de sensations. Ce qui ne veut pas dire qu’on soit dans le pur symbolisme. Il y a des personnages, des événements réels surviennent, une toile de fond cinématographique reste en place. Mais alors que cet enchaînement de sensations "garde les pieds sur terre", il est en même temps comme "en lévitation", et l’équilibre entre ces choses, c’était mon grand thème, dans ce film. »

Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
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Il ne fait pas de doute que cette sensation de flottement si particulier dans le film, le sentiment d’un « ailleurs » est amené par le metteur en scène par le choix d’un tournage entièrement en extérieur à Taïwan. Toute l’équipe, à l’exclusion du cameraman, était taiwanaise.

« Mes musiques de film sont toutes nées d’un premier film qui était taiwanais. Autrement dit, pour moi, le pays natal du cinéma, c’est Taïwan. Et puis les couleurs, les milieux, les terroirs de Taïwan sont tellement fascinants, je voulais tourner ici. Aucune autoroute ni train à grande vitesse ne va à Hualien, on ne peut atteindre le lieu que par un unique train local qui longe la mer. C’est pourquoi la nature y est si belle, ce qui inversement, était cause d’angoisse compte tenu des problèmes que pouvaient poser le moindre souci météo sur le tournage. L’équipe technique locale n’était pas aux anges. Mais ça me plaisait vraiment, alors j’ai insisté. »

Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
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« L’équipe taiwanaise a été remarquable. La qualité technique de l’équipe, en particulier, était extraordinaire. J’ai pourtant demandé des choses compliquées, mais jamais je n’ai subi un seul refus de leur part. Concernant l’équipe de réalisation, en revanche… Une fois, j’ai réuni tout le monde pour dire que je n’étais pas satisfait, et le lendemain, il n’y avait plus personne (rires) ! Les deux tiers du film ont été tournés sans assistant-réalisateur, c’est l’interprète qui a pris l’intérim ! »

Paradise Next © 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
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Du fait de ce tournage dans la nature parfois très rude de Taïwan, Paradise next montre à l’écran des paysages absolument uniques dans le cinéma japonais. Quel est donc ce « paradis » dont parle le titre ?

« Je crois que les gens ne font que tourner autour des instants où ils pourraient se sentir heureux. Ils pensent se diriger vers le bonheur, mais en fait, ils l’ont dépassé, ou au contraire, ils s’en éloignent. Mais si on ne se retourne pas, on ne saura jamais que cet instant a bien existé, je crois. La vie est remplie de choses positives comme négatives, nous existons avec toutes sortes de contradictions en nous, mais il y une seule chose que j’aimerais bien que les gens ressentent en assistant à la dernière scène du film : un sentiment de liberté. Celle qui est la plus difficile à sentir pour nous, aujourd’hui, celle que l’on ressent quand on a tout perdu, celle de pouvoir fuir ce que nous ne pouvions pas fuir. Cet instant, cette atmosphère, je voudrais que l’on puisse, non pas l’expliquer, mais le sentir fortuitement.

(Photos : Hanai Tomoko, sauf mention contraire. Interview : Matsumoto Takuya, de Nippon.com)

© 2019 JOINT PICTURES CO.,LTD. AND SHIMENSOKA CO.,LTD. ALL RIGHTS RESERVED
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Le film

  • Acteurs et actrices : Tsumabuki Satoshi, Toyokawa Etsushi, Nikki Hsin-Ying Hsieh, Kaiser Chuang, Ôtaka Akira
  • Réalisateur / Scénariste : Hanno Yoshihiro
  • Musique : Sakamoto Ryûichi, Hanno Yoshihiro
  • Année de production : 2019
  • Durée : 111 minutes

Bande-annonce

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