Histoire de l’environnement japonais à l’époque moderne

Comment les grues du Japon coexistent avec l’homme

Environnement

Les grues du Japon, aussi appelées grues à couronne rouge, sont les plus nombreuses dans la région de Hokkaidô, au nord du pays. Mais si ces oiseaux ne sont plus en danger sur l’Archipel, ils restent en réalité nuisibles pour les agriculteurs, en venant détruire leurs récoltes. Comment assurer une coexistence sereine ?

Un animal tout en élégance

Au Japon, il existe d’autres espèces que la grue à couronne rouge, ou grue du Japon. On peut notamment citer la grue à cou blanc et la grue moine qui passent la saison hivernale à Izumi, dans la préfecture de Kagoshima. Cette dernière espèce aime également profiter des hivers à Shûnan, dans la préfecture de Yamaguchi. Il n’est également pas rare d’apercevoir dans l’Archipel des grues cendrées, des grues demoiselle, des grues de Sibérie et des grues du Canada.

Mais parmi tous ces grands échassiers, la grue à couronne rouge règne en maître, mesurant jusqu'à 150 centimètres de haut et battant élégamment des ailes sur une envergure de quelque 240 centimètres. Son corps est blanc, et sa tête arbore une bande noire juste sous les yeux et dans la gorge. Une touche de rouge vif, telle la crête d’un coq, orne le haut de sa tête à la manière d’un couvre-chef. Le caractère tan 丹 dans le nom japonais de la grue à couronne rouge, tanchô (丹頂), annonce déjà la couleur, puisqu’il signifie « rouge ». La présence de ces trois couleurs sur le ramage des échassiers leur confère une élégante majestueuse.

La grue à couronne rouge se reproduit dans le sud-est de la Sibérie, le nord-est de la Chine et les régions de Kushiro et Nemuro à Hokkaidô. Les grues continentales passent la saison hivernale dans la péninsule coréenne et dans l'est de la Chine, mais celles de Hokkaidô y restent toute l'année.  Ces animaux ont été désignés Monument naturel spécial.  (Illustration : Izuka Tsuyoshi)
La grue à couronne rouge se reproduit dans le sud-est de la Sibérie, le nord-est de la Chine et les régions de Kushiro et Nemuro à Hokkaidô. Les grues continentales passent la saison hivernale dans la péninsule coréenne et dans l'est de la Chine, mais celles de Hokkaidô y restent toute l'année, et c’est là qu’on les retrouve en majorité. Ces animaux ont été désignés Monument naturel spécial. (Illustration : Izuka Tsuyoshi)

La grue à couronne rouge est omnivore. Son régime alimentaire est extrêmement varié : insectes, larves, crevettes, crabes, escargots terrestres et de bassin, loches, carpes, vandoises, grenouilles, jeunes poussins d'autres oiseaux, rats des champs… Elle peut également se laisser tenter par de la verdure comme du persil japonais, du mouron blanc ou du chêne mongol.

Pendant la saison de reproduction, de mars à mai, la femelle pond un ou deux œufs dans un nid de surface plane et circulaire, d'environ 150 centimètres de diamètre fait de roseaux séchés, d'herbe et de branches. La garde du nid se fait à tour de rôle, où le mâle et la femelle se relaient. Les grues choisissent généralement de faire leur nid dans les zones peu profondes bordant les marais. Mâles comme femelles couvent les œufs, qui éclosent en 31 à 36 jours. Une centaine de jours suffisent aux poussins pour prendre à leur tour leur envol.

Protéger les grues du Japon

Si la population de grues à couronne rouge est estimée à quelque 1 700 grues en Chine, en Corée du Nord et du Sud, en Russie et en Mongolie, elles seraient encore plus nombreuses au Japon, en faisant la plus importante population de grues à couronne rouge au monde.

Les mesures de protection de la grue à couronne rouge sont particulièrement développées au Japon, par rapport à celles prises sur le continent. Les populations exactes de l’animal demeurent même inconnues dans un grand nombre de ses réserves. Les oiseaux voient leur habitat naturel se rétrécir en raison des brûlis dans le bassin du fleuve Amour, qui entraînent une altération de leur milieu de vie et la destruction des matériaux dont ils ont besoin pour construire leur nid, ainsi que du défrichage pour l’aménagement de terres cultivables en Chine. Tous ces phénomènes sont à l’origine de la diminution du nombre de grues. Cependant, dans d’autres régions, les causes de la mise en danger de l’animal sont différentes : assèchement des marais, feux de brousse, braconnage et manque de nourriture.

Autre phénomène qui inquiète les ornithologues : la plupart des grues libérées en Russie pour migrer en Chine ne regagnent pas leur territoire. En Chine, ce grand échassier est particulièrement apprécié, les Chinois y voyant un symbole de bon augure. Ainsi, ces oiseaux ont pu être aperçus chez des habitants aisés qui en ont fait leurs animaux de compagnie. Dans les réserves, ils sont parfois exhibés pour les besoins d’un spectacle. Et il a même été question de remplacer les colombes traditionnelles pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’été de Pékin en 2008 par un lâcher de grues à couronne rouge. Toutefois, ce projet a été abandonné.

Au cours des dernières années, un petit nombre de ces grues à couronne rouge ont été aperçues dans les préfectures d'Akita, d'Ishikawa et de Miyagi. Des analyses génétiques ont permis de déterminer que ces oiseaux provenaient du continent asiatique. Grâce aux progrès de la science et à des analyses de plus en poussées, les spécialistes sont maintenant en mesure d’affirmer qu'il existe des différences majeures entre les grues à couronne rouge du continent et leurs comparses nippones.

À partir de 2007 et pendant trois années consécutives, le Red-Crowned Crane Conservancy (RCC) a invité des écologistes japonais, coréens, chinois, russes et américains à des ateliers internationaux. Au programme : les moyens de collaborer pour protéger l'espèce. C’est ainsi que 2009 a vu la naissance du Réseau international des grues à couronne rouge. Les échanges entre les scientifiques se poursuivent encore à l’heure actuelle.

Pendant la Guerre de Corée, la population des grues a considérablement diminué, frôlant l’extinction de l’espèce. Alors qu’ils n’étaient plus que 150, ces animaux ont été sauvés par le plus improbable des endroits. Ces oiseaux doivent en effet leur salut à la zone démilitarisée à la frontière entre les deux Corées.

Sans l’intervention de l’homme, il est stupéfiant de voir à quelle vitesse la nature reprend ses droits. Un tel épisode en rappelle un plus sombre ; la façon dont les loups, les ours et autres animaux sauvages ont regagné la zone d'exclusion de Tchernobyl en Ukraine. Pareillement, à Fukushima, site de l'accident nucléaire du même nom, les populations de sangliers et de souris devenues trop importantes ont provoqué des dégâts majeurs dans les fermes locales.

Les problèmes liés à la surpopulation

Dans les marais de Kushiro à Hokkaidô, le nombre trop important de grues à couronne rouge est également devenu un problème. La réduction et la destruction de leur habitat les amènent de plus en plus à s’aventurer près des humains. Par ailleurs, leur présence trop importante augmente le risque de maladies infectieuses. Enfin, elles sont devenues de véritables nuisibles qui détruisent les récoltes. Certaines mêmes connaissent une fin tragique et s'électrocutent sur des fils à haute tension ou provoquent des accidents de la circulation.

Ainsi, il n'est plus rare de voir des grues traverser les autoroutes ou les voies ferrées. Au cours des années 1964, 1965, 1972 et 1973, environ 10 % de la population locale de grues sont mortes en raison d'accidents de la circulation. D’autres, attirées vers les étables, se sont embourbées dans des cuves à lisier de bouse de vache entre autres déchets, d’où elles n’ont pu s’échapper.

Des épidémies de grippe aviaire hautement pathogène au cours des hivers 2010-2011 et 2016-2017 continuent d'être signalées chez certaines espèces d’oiseaux sauvages. En raison d’une possible propagation du virus à partir d'aigles à queue blanche, lesquels viennent se nourrir des poissons dispersés pour les grues à couronne rouge, il a été mis fin à cette pratique dans certaines régions.

Un aigle à queue blanche venu se nourrir sur une aire d’alimentation de grues à couronne rouge
Un aigle à queue blanche venu se nourrir sur une aire d’alimentation de grues à couronne rouge.

Des grues dans des endroits improbables

Certaines grues ont pour ainsi dire perdu leur instinct sauvage et ont pris l’habitude de recevoir de la nourriture des humains. Elles peuvent par exemple ainsi élire domicile dans des étables, ces dernières leur assurant des vivres grâce à la nourriture donnée aux bovins. Dans presque chaque étable, ces grues persona non grata s’invitent, partageant le festin de leurs occupants. Il n’est pas rare de voir des vaches et autres bovins la tête plongée dans leur mangeoire et des grues de l’autre côté à l’affut prêtes à rattraper à la volée quelque miette de nourriture que le ruminant aura nonchalamment laissé choir...

Autre scène typique : des grues picorant dans des tas de déchets et de compost de fermes d'élevage, un tableau quasi pittoresque auquel l’expression en japonais hakidame ni tsuru, ou « grue sur un tas de déchets » correspond parfaitement. Prise au sens figuré, cette expression signifie la présence d’une chose belle et raffinée dans un endroit improbable.

Pour se nourrir, les grues quittent de plus en plus leur habitat naturel au profit d’amas d’ordures par exemple. (© Nippon.com)
Pour se nourrir, les grues quittent de plus en plus leur habitat naturel au profit d’amas d’ordures par exemple... (Photo : Nippon.com)

Dans certaines fermes, les grues, mêmes chapardeuses, sont les bienvenues, les propriétaires des lieux prenant en compte qu’elles sont une espèce protégée, mais tous ne sont pas aussi cléments. Certains agriculteurs n’hésitent pas à chasser l’oiseau, le considérant comme un nuisible qui ravage leurs champs de maïs et piétine leur orge. Dans les fermes d'élevage, les grues percent des trous dans les couvertures en plastique du foin posées sur le fourrage réservé à l'alimentation du bétail, effrayant les jeunes vaches nerveuses qui se blessent en essayant de s'éloigner des oiseaux qui battent des ailes autour d’elles. Un grand nombre d’agriculteurs expriment leur ras-le-bol, mettant le doigt sur le fait que ces animaux sont de plus en plus nombreux, et font donc de plus en plus de dégâts. Ils ne souhaitent certainement pas voir la population des grues s’accroître.

Réduction des aires d’alimentation

Depuis la fin des années 1800, un grand nombre de marais, jadis lieu idéal pour la nidification de la grue à couronne rouge, ont disparu en raison des cultures et de différents aménagements. Si certains existent toujours, comme dans l’est de Hokkaidô au début de l'après-guerre, ils ont diminué d'environ 40 %. Entre surpopulation et précarité de leur habitat, les grues à couronne rouge sont confrontées à une sorte de « crise du logement ».

Plus de 450 grues à couronne rouge mâles et femelles font leur nid dans les marais de l'est de Hokkaidô. Si en été, les animaux préfèrent également d'autres régions de l’Archipel, en hiver, plus de 90 % se concentrent dans les marais de Kushiro. La moitié d’entre eux dépendent de seulement trois aires d'alimentation où pas moins de 33 tonnes de nourriture leur sont littéralement servies pour leur permettre de survivre aux hivers locaux, extrêmement rigoureux.

Toutefois, la relève étant loin d’être assurée, nombreux sont ceux qui délaissent l'agriculture au profit de l'élevage par exemple. La tendance actuelle : plusieurs exploitations agricoles travaillant ensemble pour être plus rentables. Les agriculteurs ne sont alors plus propriétaires d’étables ou de champs et se rendent tour à tour sur place. Les étables se transforment en environnements propres et stériles où l’entrée est impossible pour les oiseaux.

Au cours de l’année fiscale 2013, le ministère de l'Environnement a établi un plan d’action sur 20 ans visant à supprimer progressivement les aires d'alimentation de Hokkaidô, contraignant les grues à couronne rouge à préférer Honshû, l’île principale du Japon, pour passer la saison hivernale. Entamé au cours de l'exercice 2015, ce projet se fixait pour objectif de réduire de moitié et sur une période de 5 ans la quantité de nourriture dans les aires d'alimentation.

Ironie du sort, au cours de la toute première année de mise en œuvre du projet, un typhon a ravagé les cultures locales de maïs, où les oiseaux n’avaient maintenant plus qu’à se servir. Un grand nombre d’entre eux ont ainsi abandonné les aires d'alimentation pour affluer vers les champs dévastés et picorer leur festin.

Des efforts de préservation victimes de leur succès

La fascination pour les grues de Momose Kunikazu, président du RCC, ne date pas d’hier. Chercheur spécialisé dans les oiseaux sauvages, il a également œuvré pour la protection de l'ibis japonais à crête et de l’albatros à queue courte. En 1980, il a été invité au siège de l'International Crane Foundation dans le Wisconsin. Depuis, il a concentré ses recherches sur la grue à couronne rouge et les moyens de la préserver.

Aujourd'hui, Momose Kunikazu se trouve confronté à un dilemme cornélien. Le programme d'alimentation des grues à couronne rouge a été un franc succès, mais il a entraîné une surpopulation et les risques de maladies qui en découlent pour l’animal. D’autres part, les grues ne sont plus en danger et sont devenues une nouvelle attraction touristique. Bémol et de taille : elles ravagent les récoltes des fermes locales.

« Nous pouvons réduire les aires d’alimentation des grues pour les encourager à se disperser, mais un grand nombre de marais qui leur fournissent un habitat sûr ne leur sont pas ou plus accessibles. Il existe en fait très peu de domaines où ils peuvent subsister par eux-mêmes. Par ailleurs, ces grues peuvent devenir des menaces encore plus grandes pour les cultures locales, ravageant davantage les champs. Mais quelle est solution pour que les grues et les humains puissent coexister ? Il nous faut trouver des méthodes de préservation pérennes basées sur des données scientifiques qui continueront d'être efficaces d'ici trente à cinquante ans », a déclaré Momose Kunikazu.

Cela a été l’un des objectifs premiers du RCC (organisation à but non lucratif) lors de sa création. Mais la recherche fondamentale nécessite du temps avant de pouvoir montrer le moindre résultat. Et maintenant que la grue à couronne rouge n’est plus une espèce en voie de disparition, les subventions et les dons sont plus difficiles à obtenir...

(Photo de titre : danse d'accouplement de la grue à couronne rouge. Photos: Nishioka Hidemi, sauf mention contraire)

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