Sugihara Chiune : un agent de renseignements japonais au secours des Juifs d’Europe

Histoire

Le diplomate Sugihara Chiune est connu pour avoir émis des milliers de visas pour des réfugiés juifs, auxquels il a permis d’échapper aux horreurs des nazis en Europe. Il apparaît désormais qu’il s’est acquitté de cette tâche tout en continuant de faire scrupuleusement son métier d’agent de renseignements pour l’empire du Japon, en rédigeant des rapports sur les événements en Europe de l’Est et en informant Tokyo au jour le jour sur l’évolution de la situation dans la région.

6 000 visas pour sauver les réfugiés juifs

En août 1939, alors que le monde s’apprêtait à plonger dans la guerre totale, le diplomate japonais Sugihara Chiune fut chargé d’ouvrir un consulat japonais à Kaunas, la capitale provisoire de la Lituanie, un pays balte. Sa mission consistait entre autres à collecter des informations sur l’Union soviétique et à les analyser.

Quelques jours avant qu’il s’embarque pour rejoindre son poste, l’annonce de la signature par Adolf Hitler et Joseph Staline du traité de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique laissa le monde en état de choc. Les deux chefs d’État négocièrent en outre un accord secret en vue de se répartir et d’occuper la Pologne et d’autres territoires de l’Europe de l’Est. Fin août, la guerre battait son plein. Les Soviétiques firent main basse sur la moitié de la Pologne qui leur avait été adjugée et s’emparèrent dans la foulée des trois pays baltes : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie.

En juillet 1940, les réfugiés juifs commencèrent à affluer au consulat du Japon à Kaunas, en quête de visas qui leur permettraient de fuir le pays. Le 26 juillet, Sugihara décida de procurer des laissez-passer de transit au plus grand nombre possible d’entre eux. À cette époque, les autorités soviétiques avaient décidé d’intégrer la Lituanie au sein de leur empire. Jusqu’au début du mois de septembre, Sugihara allait émettre un total de quelque 6 000 visas, destinés à sauver autant de vies, tout en maintenant un contact étroit avec le ministère japonais des Affaires étrangères, qui lui demandait d’adopter une attitude plus réservée en matière d’émission de visas...

Toujours agent de renseignements

L’idée qu’on se fait du Sugihara de cette époque est celle d’un homme qui émettait des visas du matin au soir, allant jusqu’à rogner sur ses heures de table et de sommeil. Mais ce n’est pas entièrement vrai, comme on peut s’en apercevoir à la lecture du télégramme qu’il a envoyé au ministre des Affaires étrangères Matsuoka Yôsuke le 31 juillet, juste six jours après avoir commencé à émettre des laissez-passer pour les postulants juifs qui affluaient au consulat.

Le télégramme officiel que Sugihara a envoyé à Tokyo depuis Kaunas le 31 juillet 1940. (Avec l’aimable autorisation du ministère des Affaires étrangères)
Le télégramme officiel que Sugihara a envoyé à Tokyo depuis Kaunas le 31 juillet 1940. (Avec l’aimable autorisation du ministère des Affaires étrangères)

Le télégramme disait ceci :

Il semble que l’ambassade d’Allemagne n’ait pas reçu l’ordre de retirer ses ressortissants de la Lituanie, désormais intégrée à l’Union soviétique. Les dirigeants allemands d’organisations privées actives ici attribuent ceci à l’absence de consensus entre Allemands et Soviétiques sur l’avenir des accords économiques existant entre l’Allemagne et les trois pays baltes après l’absorption de ces derniers en territoire soviétique. L’Argentine, quant à elle, a retiré son personnel consulaire dès le 20 juillet ; sur instruction de leurs ambassades, les Américains, les Italiens, les Suédois et les Suisses résidant en Lituanie ont commencé depuis quelques jours à quitter le pays, mais certains se plaignent de la difficulté des procédures en vigueur en matière d’émigration.

Shiraishi Masaaki, qui a travaillé pendant plus de trente ans pour les Archives diplomatiques du ministère japonais des Affaires étrangères, est connu pour ses recherches sur l’œuvre accomplie par Sugihara au cours de sa carrière. Il attache une importance particulière à ce télégramme.

Shiraishi Masaaki
Shiraishi Masaaki

Selon Shiraishi, l’intérêt de ce télégramme – le numéro 54 sur la liste des messages officiels envoyés de Kaunas à Tokyo – tient aux raisons suivantes : « On considère en général que, durant cette période, Sugihara était occupé à plein temps par ses activités liées à l’émission de visas, mais ce télégramme nous montre qu’il continuait de se consacrer à la collecte de renseignements – sa première fonction en tant qu’agent consulaire. Il donne de Sugihara Chiune une image quelque peu différente de celle que nous avons aujourd’hui. Tout au long de cette période, il a envoyé de multiples messages au ministère sur la situation en matière de visas, mais le télégramme du 31 juillet montre que, en dehors de ses activités d’émission de visas, il rédigeait aussi des rapports sur les derniers événements survenus en Europe, en glanant ses informations dans les mesures d’évacuation mises en place à l’époque par d’autres pays. »

« Sugihara avait des antennes chez les agents consulaires allemands en poste en Lituanie, ainsi que chez les ressortissants allemands exerçant une activité dans ce pays », poursuit Shiraishi. « Cela lui a permis de se convaincre que les Soviétiques accordaient un traitement spécial aux autorités allemandes, dans la mesure où il n’y avait pas d’ordres d’évacuation pour les ressortissants allemands. L’Allemagne entretenait depuis longtemps des liens étroits avec les pays baltes et, selon le point de vue qui prévalait alors au Japon, l’annexion de ces territoires par les Soviétiques allait à coup sûr entraîner une détérioration des liens entre les Soviétiques et les Allemands. Pourtant, les bureaux consulaires allemands étaient les seuls autorisés à rester ouverts, et la désinvolture que les Allemands continuaient d’afficher fit prendre conscience à Sugihara que la lune de miel germano-soviétique allait probablement se prolonger, pour déboucher en fin de compte sur le pacte germano-soviétique. Il est clair que Sugihara a traversé tout cela en agent de renseignements éminemment intelligent. »

Garder un œil sur la menace soviétique

En ce qui concerne les visas que Sugihara procurait aux réfugiés en opposition aux consignes de son propre pays, l’explication la plus courante consiste à dire qu’il voulait aider les Juifs victimes du régime nazi en Allemagne. Mais Shiraishi observe que nombre de Juifs parmi ceux qu’il a aidés faisaient partie de la population des territoires passés sous contrôle soviétique qui souffraient de l’antisémitisme depuis l’époque des tsars. Et de fait, les avancées récentes de la recherche historique effectuée en Lituanie montrent clairement que la majorité des Juifs qui avaient fui la Pologne pour se réfugier en Lituanie après la partition de leur pays entre les Allemands et les Soviétiques provenaient des territoires sous contrôle soviétique.

Formellement, l’annexion de la Lituanie par les Soviétiques est intervenue le 3 août 1940, alors que Sugihara était encore pleinement impliqué dans ses activités d’émission de visas de transit. « À l’époque, les atrocités commises par Hitler n’étaient pas la seule préoccupation de Sugihara », observe Shiraishi. « Il était aussi très attentif à la menace que représentaient les forces de Staline. C’est, me semble-t-il, après avoir été témoin de la cruauté des Soviétiques, évidente dans l’annexion des pays baltes, qu’il a pris la décision de procurer des visas aux réfugiés juifs même s’ils ne remplissaient pas les conditions requises par les autorités japonaises – possession de fonds suffisants pour le voyage, obtention préalable d’une autorisation d’émigration fournie par un pays d’accueil... »

Dresser un portrait exhaustif du héros

Il est difficile d’appréhender la vraie nature de Sugihara Chiune. Il est resté fidèle à la loi d’airain du travail de renseignements – un agent ne parle jamais de ses activités – et n’a laissé aucun journal ou autre écrit exposant en détail ses pensées ou ses actions.

Shiraishi Masaaki souligne que le dernier document mis en lumière, qui témoigne du dévouement avec lequel il se consacrait aux tâches de renseignements, ne porte nullement atteinte à la renommée que lui valent ses actions en d’autres domaines. « Le Sugihara que nous voyons dans ce télégramme n’est pas la négation du Sugihara que nous connaissions auparavant. Lorsque nous voyons en lui, non seulement un humaniste d’une trempe exceptionnelle, mais encore un talentueux agent de renseignements, l’image que nous nous forgeons de lui se clarifie et devient tout simplement celle d’un homme vivant dans une époque tumultueuse. »

En vérité, les faits et gestes de Sugihara prennent un sens plus profond lorsqu’on les examine dans le contexte du paysage historique au sein duquel ils se sont produits.

(Note : les déclarations de Shiraishi Masaaki relèvent de son opinion personnelle et ne représentent pas la position officielle du ministère japonais des Affaires étrangères. Photo de titre : photo signée de Sugihara Chiune à l’âge de 36 ans, prise en 1936 et jointe à sa demande de passeport diplomatique ; à droite, liste de 2 139 récipiendaires de visas de transit émis par Sugihara au consulat de Kaunas, en Lituanie. Photos avec l’aimable autorisation du ministère des Affaires étrangères)

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