Sankin kôtai : vérités et idées reçues sur le service en alternance à l’époque d’Edo

La procession vers Edo, une opération de prestige pour les clans féodaux

Culture Histoire

Financer la procession accompagnant le seigneur (daimyô) dans ses déplacements vers la capitale Edo pesait énormément sur le budget des fiefs. On a coutume d’expliquer que ces dépenses somptuaires permettaient d’exercer une pression financière et donc de minimiser les risques que les fiefs ne se rebellent contre le shogunat. Mais la réalité semble toute autre : les clans causaient leur propre perte en tentant d’épater la galerie.

Des hommes de paille viennent gonfler les rangs

De manière impeccable, la procession avance, et de nombreux guerriers marchent en rangs serrés.

On entend souvent dans les téléfilms « Front à terre ! Front à terre ! » et tous les manants de s’agenouiller et de rester prostrés jusqu’à ce que l’intégralité du cortège seigneurial soit passé. C’est ainsi que le « service en alternance » (le sankin kôtai, où les seigneurs féodaux ont été tenus de résider tour à tour dans la capitale et dans leur fief) est le plus souvent représenté dans les films dits historiques (jidai-geki). Ces scènes sont-elles la représentation fidèle des cortèges accompagnant les seigneurs montant à Edo ?

Non.

Premièrement, le cortège accompagnant le seigneur en déplacement n’était pas toujours en formation lorsqu’il se déplaçait sur les chemins.

Certes, juste avant d’entrer dans une ville-étape, le seigneur cherchait à faire étalage de sa magnificence en donnant à voir une procession majestueuse et ordonnée, mais, quand il s’agissait de cheminer par mont ou par vaux, les membres du fief se regroupaient par affinité et chacun marchait à son rythme.

« Rendez-vous à la brune aux portes de la ville-étape. »

Une fois le mot d’ordre lancé, chacun avait quartier libre jusqu’à l’heure du rassemblement.

Ensuite, à l’heure dite, tous se retrouvaient, reformaient le cortège et entraient dans la ville-étape. Les guerriers étaient habitués à ne former les rangs qu’en des occasions précises, notamment quand ils étaient susceptibles d’être vus par un vaste public.

Deuxièmement, le cortège était parfois augmenté, on recrutait des journaliers et ces hommes de paille venaient artificiellement gonfler les rangs sur commande et contre rémunération.

Par exemple, en 1872, sur les 1 969 participants à la procession du clan Kaga, 686 étaient des journaliers embauchés pour l’occasion. Les archives montrent qu’un tiers du cortège ne faisait pas partie du clan. Il s’agissait de porteurs chargés de s’occuper des bagages ou autres charges. Ils n’avaient rien à faire là si ce n’est que leur présence permettait de faire bonne impression et de renforcer le prestige du fief de Kaga.

Ces journaliers (tôshi hiyatoi) qui n’avaient pas le rang de samouraï, étaient détachés par une société d’intérim répondant au nom de mukumi hyakudon-ya.

Au début de l’époque d’Edo (1603-1868), chaque ville-étape proposait un service de jinzoku, ces porteurs étaient engagés localement pour transporter les bagages ou l’équipement jusqu’à la halte suivante. À l’étape d’après, d’autres portefaix prenaient le relais, ainsi de suite jusqu’à l’arrivée. Ce système permettait de recruter au fur et à mesure les journaliers nécessaires au bon déroulement du voyage.

Mais avec ce système de relais, il fallait donc à chaque étape, trouver des bras, les recruter et payer le salaire des porteurs embauchés. Or le coût était conséquent. Une corporation a alors vu le jour, la mukumi hyakudon-ya proposait de fournir les portefaix (tôshi hiyatoi) et de garantir la logistique sur toute la durée du voyage et ce quel que soit le trajet, de ou vers la capitale.

Avec le « service en alternance » devenu obligatoire, les clans allaient-ils céder et réduire leur cortège?

Troisièmement, remarquons que les cortèges étaient encore augmentés à l’entrée d’Edo.

En effet, pénétrer dans la capitale était le moment fort de la procession, la meilleure occasion de se montrer à son avantage, tant les spectateurs potentiels étaient nombreux. Il fallait encore plus d’hommes pour pouvoir gonfler les rangs. On recrutait alors des watarimono. Ces derniers attendaient en grappe aux étapes précédant l’arrivée à la capitale, citons le cas de la halte de Shinagawa. Mais comme ils faisaient souvent piètre figure, il fallait de surcroît leur fournir des vêtements de circonstances ou leur apprendre les bonnes manières avant d’intégrer ces hommes à la procession.

Ce n’est qu’à ce prix que l’on pouvait espérer impressionner le petit peuple d’Edo qui faisait alors courir des rumeurs du type « Ce clan en impose, tu as vu comme ils étaient nombreux ! ». Et comme les seigneurs des autres fiefs ne voulaient pas perdre la face, ils faisaient en sorte d’« augmenter à leur tour le gros de leur cortège ».

Cercle vicieux des vanités...

Le rouleau peint dit « Procession du seigneur Rakusan »  (Rakusan-kô gyôretsu zukan) immortalise le premier voyage à la capitale de Date Yoshikuni (Rakusan). Nous sommes en 1842, le 13e seigneur du clan Sendai s’en retourne sur ses terres à son retour d’Edo. Cet imposant cortège aurait compté pas moins de 1 577 personnes. (Collections du musée de la ville de Sendai)
Le rouleau peint dit « Procession du seigneur Rakusan » (Rakusan-kô gyôretsu zukan) immortalise le premier voyage à la capitale de Date Yoshikuni (Rakusan). Nous sommes en 1842, le 13e seigneur du clan Sendai s’en retourne sur ses terres à son retour d’Edo. Cet imposant cortège aurait compté pas moins de 1 577 personnes. (Collections du musée de la ville de Sendai)

Le shogunat avait tenté de limiter la taille des cortèges afin d’endiguer les dépenses somptuaires. La première mesure restrictive restée dans les annales date de 1634, quand Hosokawa Tadatoshi, premier seigneur du fief de Kumamoto, lance l’idée d’une réforme.

Dans son édit, Tadatoshi propose de réduire le nombre de participants aux cortèges.

Il écrit : « Je crains que mobiliser un grand nombre d’hommes n’épuise (les finances) des provinces ».

Les fiefs étaient exsangues d’avoir à puiser dans leur trésor et les autorités souhaitaient limiter les frais en encadrant le nombre de personnes participant aux processions protocolaires.

La proposition fut acceptée et, dès l’année suivante, il était signifié dans les lois fondamentales édictées par le gouvernement d’Edo codifiant l’activité des daimyô (buke-shohatto) que le troisième shôgun, Iemitsu, intimait de réduire la taille des cortèges afin de ne pas faire peser sur le peuple un inutile fardeau.

Comme mentionné dans le premier volet de cette série d’articles, le buke-shohatto de 1635 est la première loi à stipuler clairement que le service en alternance sankin kôtai devenait obligatoire. Dès les débuts de la mise en place de ce service, le gouvernement des samouraïs (bakufu) spécifiait donc déjà que la taille des cortèges protocolaires devait être revue à la baisse. Mais cela resta lettre morte, les processions ne cessèrent de s’allonger et le nombre de participants loin de diminuer, grimpa.

« Dès qu’on cherche à le réduire, il repart à la hausse »

En 1721, Yoshimune (8e shôgun) va plus loin dans sa politique de restrictions des dépenses somptuaires et stipule clairement la taille des cortèges autorisés. Le tableau ci-dessous résume le détail des instructions du shôgun concernant le nombre de cavaliers, de fantassins et de porteurs en fonction de la taille du fief (exprimée en ballots de riz, 1 koku valant 150 kg de riz).

Restrictions stipulées par Yoshimune en 1721

Taille du fief Nombre de cavaliers Nombre de fantassins Nombre de portefaix
10 000 koku 3~4 20 30
50 000 koku 7 60 100
100 000 koku 10 80 140~150
Plus de 200 000 koku 15~20 120~130 250~300

Dans le code appelé O-furegaki Kanpo Shûsei, Yoshimune édicte les règles encadrant la taille et la composition des cortèges protocolaires. Le nombre de participants autorisés est fonction de l’importance du fief, elle-même évaluée sur la base du revenu en ballots de riz (koku) du clan. Document créé d’après le « Service en alternance, la fondation de la grande cité d’Edo » (Sankin-kôtai : Kyodai toshi Edo no naritachi), Musée Edo-Tokyo.

Cette réforme de 1721 a sa petite histoire.

Muro Kyûsô était l’érudit confucéen qui jouait le rôle d’éminence grise auprès de Yoshimune. C’est de lui qu’émanait la proposition visant à réduire la taille des cortèges. Kyûsô dans son livre intitulé « Les mesures secrètes de Kenzan Reitaku » (Kenzan Reitaku Hisaku), relate comment Yoshimune a réagi à sa proposition.

Il aurait dit : « Vous (Kyûsô) ne comprenez rien aux samouraïs. Rien ne sert de leur donner des ordres stricts, ils ne réduiront pas ces cortèges. À Kishû (Wakayama), j’ai déjà essayé de légiférer en ce sens, mais un an à peine après la promulgation de l’arrêt, il fallait trouver des renforts car le nombre de participants était déjà revenu à son niveau initial. Vous verrez qu’il en sera de même cette fois encore. »

À gauche : Tokugawa Yoshimune, 8e shôgun. Fondateur du shogunat, il a mis en œuvre les réformes de 1716-1736 essayant bon gré mal gré d’encadrer le « service en alternance »  À droite : Muro Kyûsô, érudit confucéen et éminence grise de Yoshimune ayant épaulé le shôgun dans son entreprise de réforme. (Illustration de Satô Datashi)
À gauche : Tokugawa Yoshimune, 8e shôgun. Fondateur du shogunat, il a mis en œuvre les réformes de 1716-1736 essayant bon gré mal gré d’encadrer le « service en alternance » À droite : Muro Kyûsô, érudit confucéen et éminence grise de Yoshimune ayant épaulé le shôgun dans son entreprise de réforme. (Illustration de Satô Datashi)

Ces mesures restrictives ont beau être promulguées, on peut deviner que sous peu les cortèges verront leurs rangs grossir de nouveau.

Yoshimune semble avoir eu conscience de l’importance de l’ostentation, il savait combien l’apparat comptait pour les samouraïs. Si certains clans se faisaient fort d’organiser d’élégantes processions et vivaient dans le luxe à Edo, le reste des seigneurs n’avaient alors d’autre choix que de les imiter. La course au plus gros cortège était lancée, leur fierté était en jeu...

Futile et risible ?

Oui, mais nous aurions tort de nous moquer, car le Japon moderne n’est certainement pas à l’abri de ces travers où pousse l’ostentation... Et les vaniteux sont de tout siècle.

(Photo de titre : estampe Nishiki-e représentant la procession accompagnant Môri Takachika, 13e seigneur du domaine de Chôshû, alors qu’il passe près de Takanawa à son retour d’Edo. En tête de ce cortège, constitué d’un millier de personnes, on distingue un groupe assez spectaculaire de guerriers. Il est difficile d’identifier qui clôture réellement la procession, mais il devait y avoir des portefaix et des watarimono. Il est possible que seules les parties les plus impressionnantes du cortège aient été mises en lumière. « Fleurs de la Capitale de l’Est ; Événements historiques du shogunat Tokugawa, Entrée du cortège seigneurial à Edo », 1889 [Onko azuma no hana daiyon-hen kyûshokô sankin go nyûbu no zu] Collections de la bibliothèque de la Diète nationale.)

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