Le Japon et l’écologie

Réduire le gaspillage alimentaire au Japon : l’exemple de la Food Bank Kanagawa

Société Environnement

Avec la pandémie de coronavirus et les ménages opprimés par les facteurs économiques internationaux, la banque alimentaire Food Bank Kanagawa a vu le nombre de ses bénéficiaires monter en flèche. Et grâce à l’aide des fabricants et des habitants locaux, elle a fait d’une pierre deux coups : réduire le gaspillage de nourriture tout en aidant ceux qui sont dans le besoin.

Des Japonais dans une extrême précarité

Food Bank Kanagawa répond toujours présente lorsqu’il s’agit de réduire le gaspillage alimentaire en venant en aide à ceux qui en ont besoin. Basée à Yokohama, cette organisation non lucrative a été créée en 2018 grâce un partenariat de 12 organisations dont des services de livraison de produits d’épicerie, la branche départementale de la Confédération des syndicats ouvriers japonais (Rengô) et l’association caritative chrétienne Yokohama YMCA. En se rapprochant de grands noms de l’industrie alimentaire et avec l’aide de la population locale, Food Bank Kanagawa collecte de la nourriture qui n’a pas été consommée, mais qui peut encore l’être, et la redistribue.

Food Bank Kanagawa

Au cours de sa première année, Food Bank Kanagawa avait récupéré 46 tonnes de nourriture, en somme, bien peu par rapport à la quantité gaspillée au Japon chaque année. Ce chiffre est depuis sans cesse à la hausse, avec un coup de pouce inattendu dû au début de la pandémie de coronavirus. Les diverses mesures de confinement ont favorisé la surabondance de denrées alimentaires, allant des boîtes de lait en portion individuelle pour les repas scolaires aux ingrédients de luxe notamment utilisés dans les restaurants ou les cuisines dans les hôtels. En 2022, Food Bank Kanagawa a récupéré 350 tonnes de nourriture, sept fois plus qu’au cours de sa première année d’activité.

Fujita Makoto, le responsable de Food Bank Kanagawa
Fujita Makoto, le responsable de Food Bank Kanagawa

Cependant, le directeur de la banque alimentaire de Kanagawa, Fujita Makoto, insiste sur le fait que cette quantité est loin d’être satisfaisante. « Nous n’avons pas les ressources suffisantes pour répondre à la demande croissante », déclare-t-il. Fujita explique que les trois années de pandémie ont plongé un grand nombre de personnes déjà vulnérables dans l’extrême précarité. Les travailleurs à temps partiel et irréguliers ont vu leurs revenus diminuer au fur et à mesure que les entreprises réduisaient leurs activités. L’inflation n’a fait qu’aggraver une situation qui l’était déjà, avec une augmentation constante du prix des produits de première nécessité depuis 2022. De plus en plus de personnes n’ont alors eu d’autre choix que de se tourner vers la banque alimentaire.

Fujita Makoto souligne que la demande de riz, un aliment de base du régime alimentaire japonais, a fortement augmenté. En 2022, les entreprises alimentaires et les ménages ont fait don de 120 tonnes de riz. Pourtant élevé, ce chiffre est loin d’être suffisant pour couvrir les besoins de la banque alimentaire. Pour combler le déficit, l’organisation a dû mettre la main à la poche et investir la moitié des 20 millions de yens (130 000 euros) de soutien financier reçus du gouvernement notamment pour acheter du riz et d’autres produits alimentaires.

Une seule éraflure et tout est gâché

À la banque alimentaire, les bénéficiaires trouvent des produits variés comme que des boîtes de conserve et des produits prêts à l’emploi, des assaisonnements, mais également des aliments transformés tels que des sucreries et des biscuits. Cependant, elle évite généralement de proposer des produits frais tels que de la viande et des fruits de mer non cuits, qui ne peuvent se conserver longtemps, ainsi que des légumes crus, sauf le chou. Fujita Makoto reconnaît que ce choix est un problème pour les ménages qui dépendent de la banque alimentaire, en particulier les familles, pour planifier des repas équilibrés. Ayant à cœur de remédier à ce problème, la banque alimentaire a commencé à proposer des plats d’accompagnement surgelés, une initiative chaleureusement accueillie par les bénéficiaires.

Au Japon, le marché de produits surgelés est considérable. Bon nombre de grands noms du secteur transforment les produits dans des usines situées dans des pays comme la Chine, la Thaïlande et le Vietnam, pour une expédition des produits finis vers l’Archipel. Avant de rejoindre la banque alimentaire, Fujita Makoto a travaillé pour le service de livraison de nourriture Yû Co-op. En 2017, certains cadres de l’entreprise, maintenant partenaire de Food Bank Kanagawa, lui ont confié que le secteur était confronté à un grave problème de gaspillage alimentaire. La cause principale : la réticence des sociétés de transport maritime nationales à acheminer des produits qui ne sont pas en parfait état. Par exemple, les entreprises refusent catégoriquement une boîte qui a été ouverte par un douanier pour inspecter l’un des articles, et ce même si le reste de la boîte est intact. Ainsi, les fabricants n’ont d’autre choix que de déclarer l’ensemble du lot impropre à la vente. Pour Fujita Makoto, ce gaspillage est juste « incroyable ».

Sur place, il suffit d’ouvrir les congélateurs pour voire les piles de cartons de poulets frits congelés envoyés à la banque alimentaire. Fujita Makoto nous montre pourquoi tous ces produits sont considérés comme invendables : une légère déchirure sur l’un des cartons. Cette marque, si légère soit-elle, suffit à rendre le lot tout entier impropre à la vente.

Produits surgelés considérés comme impropres à la vente en raison d’éraflures sur les cartons.
Produits surgelés considérés comme impropres à la vente en raison d’éraflures sur les cartons.

À l’extérieur, un lot de quatre cartons de brocolis surgelés aux côtés d’autres articles dans un camion-congélateur. Attachés ensemble par une bande de plastique, ces cartons ont été mis de côté par le fabricant parce que l’un d’entre eux était endommagé.

Des brocolis surgelés : le carton inférieur du lot de quatre étant endommagé, les trois autres sont considérés comme invendables.
Des brocolis surgelés : le carton inférieur du lot de quatre étant endommagé, les trois autres sont considérés comme invendables.

Un professionnel du secteur nous a confié que ces cas ne sont malheureusement pas rares, les transporteurs refusant souvent d’accepter des cartons endommagés de leurs fabricants. Ils craignent des réclamations de la part des supermarchés et de se voir contraints de payer des indemnités si ces derniers refusent les cartons. Si ce point de vue est compréhensible au niveau commercial, il est l’une des causes, non négligeables, à l’origine du gaspillage alimentaire.

Des mesures exagérées et non nécessaires ?

Les cartons peuvent être endommagés de nombreuses façons pendant leur transport. Et la plupart d’entre elles n’ont aucun impact sur le produit et le plus souvent sont inévitables. Fujita Makoto explique que le problème ne vient pas des entreprises alimentaires mais des normes strictes exigées par les vendeurs. Selon lui, cette situation est devenue extrême après un incident survenu en 2008, lorsque plusieurs personnes au Japon sont tombées malades après avoir consommé des gyôza (raviolis chinois) congelés provenant de Chine et contaminées par un insecticide. Un ouvrier de l’usine chinoise où étaient fabriquées les gyôza y avait injecté à dessein un produit chimique toxique en perçant l’emballage à l’aide d’une seringue. Depuis lors, les détaillants sont intransigeants avec les cartons endommagées, et ce, quelle que soit l’ampleur de ce dommage.

Fujita Makoto ne cherche ni à minimiser la gravité de cet incident et ni à critiquer la prudence des détaillants, mais il se demande si tout cela ne va pas un peu trop loin. « Les entreprises du secteur alimentaire vérifient et veillent avec le plus grand soin à la sécurité de leurs produits, et cela est tout à fait normal », explique-t-il. « Nous aussi, nous accordons une grande importance à l’innocuité des produits que nous proposons à nos utilisateurs, mais quelque chose d’aussi banal qu’un carton éraflé ne devrait pas être un problème. »

Pour faire face à des stocks de produits surgelés plus importants, la banque alimentaire n’a eu d’autre choix que de s’équiper. En effet, ces produits doivent être conservés à une température de -18 °C. Des subventions du gouvernement notamment ont permis à la banque alimentaire d’acheter un camion-congélateur pour collecter et transporter les produits. Food Bank Kanagawa a également investi dans 29 congélateurs pour pouvoir stocker tout ce qu’elle reçoit.

Un employé de la banque alimentaire décharge des articles transportés dans un camion-congélateur.
Un employé de la banque alimentaire décharge des articles transportés dans un camion-congélateur.

Partenariats avec des entreprises

La coopération de donateurs majeurs tels que les entreprises du secteur alimentaire est essentielle. Les stocks reçus par Food Bank Kanagawa sont indispensables pour répondre aux besoins des utilisateurs. Parmi les fabricants qui se sont associés à la banque alimentaire de Kanagawa en 2022, Maruha Nichiro, une entreprise de produits de la mer qui fait don de boîtes de produits surgelés endommagés pendant le transport, et Yamazaki Baking, un fabricant de pain qui fournit une centaine de pains par jour. Fujita Makoto espère que ces initiatives feront des émules et permettront à l’organisation de poursuivre ses activités.

Le soutien apporté par Maruha Nichiro à la banque alimentaire est un élément central de sa stratégie de gestion des stocks à moyen terme. Sur une période de 10 ans, d’ici à 2030, l’entreprise vise une réduction de moitié de son gaspillage alimentaire. Shimura Haruka, du groupe de durabilité du département de planification de l’entreprise de la société, explique que la lutte contre le gaspillage alimentaire est de plus en plus importante d’un point de vue tant social qu’environnemental. Et chose non négligeable, elle peut aussi constituer un atout au niveau commercial. « Les investisseurs accordent davantage d’importance aux initiatives visant à atteindre les objectifs de développement durable (ODD) tels que ceux fixés par les Nations unies » explique-t-elle. « Cette politique n’est que le prolongement des efforts déployés par l’entreprise pour lutter contre le gaspillage. »

Pour Fujita Makoto, les partenariats avec des entreprises alimentaires sont en « situation de gagnant-gagnant », une opinion partagée par Shimura Haruka, pour qui le don de produits impropres à la vente joue un rôle important dans la réduction du gaspillage alimentaire. Toutefois, elle souligne que pour parvenir à une solution plus large, il est nécessaire pour le gouvernement de travailler main dans la main avec les fabricants, les distributeurs et les détaillants afin de trouver une entente sur le traitement des produits endommagés, notamment en autorisant la vente d’articles endommagés mais qui peuvent encore être consommés.

Causes du gaspillage alimentaire au Japon

Un soutien communautaire

En plus des fabricants, Food Bank Kanagawa compte également sur les dons des ménages de la communauté. Pour mieux sensibiliser la population à ses activités, elle invite directement les habitants à se porter volontaire pour trier dans ses entrepôts les nombreux produits qu’elle reçoit. Des expériences pratiques permettent de susciter l’intérêt des participants pour les dons en leur montrant de façon très concrète la grande variété d’articles collectés. Par exemple, en février dernier, la banque alimentaire a reçu un large éventail de produits lors d’une récente collecte de denrées alimentaires.

Parmi les différentes causes à l’origine du gaspillage alimentaire au Japon viennent en tête les ménages. Faire connaître les banques alimentaires et leurs activités à un plus grand nombre de personnes permettra de réduire la quantité d’articles gaspillés en proposant un moyen de ne pas jeter des denrées alimentaires oubliées dans les placards alors qu’elles peuvent encore être consommées.

Des bénévoles trient des denrées alimentaires selon leur date de péremption.
Des bénévoles trient des denrées alimentaires selon leur date de péremption.

Malheureusement tous les produits reçus par la banque alimentaire de Kanagawa ne peuvent être consommés. Une inspection plus approfondie est parfois nécessaire. Ici, une boîte de conserve de mijoté de poulet (à gauche) et un sachet de biscuits. Ils sont impropres à la consommation puisqu’ils sont destinés aux animaux domestiques.
Malheureusement tous les produits reçus par la banque alimentaire de Kanagawa ne peuvent être consommés. Une inspection plus approfondie est parfois nécessaire. Ici, une boîte de conserve de mijoté de poulet (à gauche) et un sachet de biscuits. Ils sont impropres à la consommation puisqu’ils sont destinés aux animaux domestiques.

Dans son livre « Le défi des banques alimentaires » (Fûdo banku to iu chôsen), Ôhara Etsuko revient sur la création de la toute première banque alimentaire aux États-Unis, dans l’Arizona en 1967, initialement dans le cadre d’activités caritatives religieuses. Le mouvement a ensuite pris de l’ampleur, s’étendant rapidement à l’ensemble du pays.

En comparaison, les banques alimentaires sont un concept relativement nouveau au Japon. Il faudra attendre 2002 pour voir la création de la première dans le pays. Si leur nombre a augmenté, il reste encore beaucoup à faire pour sensibiliser la population aux activités et au fonctionnement de ces établissements, et aussi et surtout aux types de produits qui peuvent leur être donnés, au lieu d’être jetés. Par exemple, la Food Bank Kanagawa n’accepte pas de produits directement donnés par la population. Elle les recueille par le biais de points de collecte mis en place par le gouvernement préfectoral dans les épiceries et les coopératives. En diffusant plus largement des informations telles que l’emplacement de ces points de collecte, davantage de ménages souhaiteront faire des dons aux banques alimentaires, et ceux-ci permettront d’aider des personnes dans le besoin tout en réduisant le gaspillage alimentaire.

(Reportage et texte de Mochida Jôji, de Nippon.com. Photo de titre : des cartons de poulets frits congelés considérés comme impropres à la vente à cause d’éraflures externes. Toutes les photos sont de Nippon.com.)

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