Le glissement vers la défaite : les ballons-bombes et le travail des jeunes Japonais pendant la guerre
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Utiliser le courant d’altitude pour transporter des bombes de l’autre côté du Pacifique
Au début du printemps 1944, sur la plage d’Ichinomiya dans la préfecture de Chiba (côte Pacifique centre), Ogawa Tatsuo, alors âgé de 16 ans (aujourd’hui 97), aidait au lancement de « ballons-bombes » expérimentaux en compagnie d’autres jeunes de son âge.
Six garçons gonflaient chacun des ballons en papier, vérifiait qu’il n’y avait pas de fuite et le lâchait dans le ciel. Les ballons géants montaient en flèche comme si le ciel bleu les avalait et, dès qu’ils avaient rejoint le courant d’altitude, ils dérivaient vers l’est en direction du Pacifique. Les garçons fixaient le ciel des yeux jusqu’à ce que les ballons aient disparu.
« Nous savions que c’étaient des ballons-bombes », se souvient Ogawa. « Mais nous nous chuchotions mutuellement à l’oreille : « Tu crois vraiment qu’on peut battre l’Amérique avec ça ? »
Ces ballons de papier, Fu-Gô selon leur nom de code, étaient des armes aériennes mises au point par le Neuvième Institut de recherche technique de l’Armée impériale japonaise, également connu sous le nom d’Institut Noborito.
Des améliorations ont été apportées aux ballons en papier utilisés jusque-là par l’armée en renforçant le papier japonais washi fait à la main avec des couches de pâte de konjac. Cela a permis de fabriquer de gros ballons de quelque 10 mètres de diamètre suffisamment résistants pour survivre à la traversée du Pacifique. De nombreuses études menées par le Département de Météorologie de l’armée ont montré que les ballons pouvaient atteindre l’Amérique du Nord en deux jours environ si on les lançait au mois de novembre, quand la vitesse des courants d’altitude était à son point culminant.
L’armée les a remplis d’explosifs et a commencé à procéder à des lancements d’essai entre février et mars 1944 sur la plage d’Ichinomiya. Ogawa faisait partie des garçons mobilisés pour aider à ces lancements.
« Pas moyen de gagner avec ces machins »
L’Institut Noborito a également mis au point et fabriqué des armes radiologiques et chimiques. Plus de 600 résidents locaux travaillaient à l’Institut en tant que membres du personnel supplétif. Ogawa a été embauché comme tourneur après avoir obtenu son diplôme du collège.
Un jour, on lui a demandé de se rendre sur la plage d’Ichinomiya pour une « mission spéciale » — les essais de vol des ballons-bombes.
« Six robustes garçons ayant à peu près le même âge que moi ont été convoqués. Notre boulot consistait à porter les ballons sur la plage et à les gonfler à l’hydrogène. »

Ogawa Tatsuo, dans sa maison de la ville de Kawasaki (© Hamada Nami)
Pour chacun des ballons, il fallait 50 bouteilles d’hydrogène – soit environ 300 mètres cubes de gaz – et plusieurs heures de remplissage. On ne pouvait lancer que quatre ou cinq ballons par jour. Les garçons vérifiaient aussi qu’il n’y avait pas de trous à la surface des ballons. « Nous grimpions sur des échelles et inspections soigneusement et de haut en bas l’ensemble de l’objet », se souvient Ogawa, avant d’ajouter d’un air ravi : « On nous donnait une patate douce pour chaque trou qu’on trouvait, et c’était une excellente motivation. »
Les ballons étaient équipés de radiosondes qui émettaient des signaux au cours du vol. La surveillance était assurée par une équipe de suivi chargée de localiser les ballons et de déterminer leur état. Il arrivait que les signaux indiquent que les ballons étaient tombés dans la mer. En d’autres occasions, les signaux disparaissaient purement et simplement.
Un jour, un officier de l’armée est venu à Ichinomiya nous annoncer qu’un ballon avait atteint le territoire des États-Unis. Tous les gens impliqués furent conviés dans une auberge où on leur dit : « Bon travail. Le ballon-bombe est notre seule arme capable de frapper directement l’Amérique. » Les adultes ont porté un toast à cette réussite, mais les garçons sont retournés dans leur chambre en riant et en disant : « Pas moyen de gagner avec ces machins. » Le chef de leur équipe, plus âgé que les autres, s’est éclipsé en affirmant catégoriquement ; « Le Japon va perdre. » Il erra en ville et ne revint pas de la nuit.
C’est en novembre 1944, environ six mois après le retour d’Ogawa à Kawasaki, que l’armée à officiellement lancé l’opération Fu-Gô.

Un panneau décrivant les ballons-bombes se dresse dans un coin d’un parc situé légèrement en retrait du site de lancement (© Yokoseki Kazuhiro)
Les filles effacées de l’histoire
Les ballons-bombes utilisés pour l’opération Fu-Gô étaient faits à la main par des filles. Après la publication du Women’s Volunteer Labor Order (Instruction sur le travail volontaire des femmes) en août 1944, les femmes célibataires âgées de 12 ans et plus ont été convoquées dans des endroits comme le Théâtre Takarazuka de Tokyo et Yûrakuza, où elles ont reçu l’ordre de confectionner des ballons de papier géants. La police militaire les a averties que ce travail constituait un secret militaire absolu et qu’elles ne devaient jamais en parler à personne.

The Paper Balloon Bomb Follies (Les folies des ballons-bombes en papier) de Kobayashi Erika, publié par Bungei shunjû.
Ignorant ce qu’elles étaient en train de fabriquer, les filles travaillaient en silence, et beaucoup sont mortes sans avoir jamais révélé leur rôle. Mais leurs histoires ont été ramenées à la vie dans le roman The Paper Balloon Bomb Follies (Les folies des ballons-bombes en papier) de l’artiste et écrivain Kobayashi Erika.
Ce livre se concentre sur la façon dont ces écolières ont été soustraites à une enfance paisible et jetées dans la guerre, en explorant ce que chacune d’entre elles a expérimenté et enduré.
Une scène décrit les activités des filles convoquées au Théâtre Takarazuka dans les termes suivants :
Assise en posture de seiza sur un coussin, j’assemble à la colle des morceaux coupés de papier washi… Avec mes doigts je prélève la pâte de konjac dans une boîte de mesure. Il fait frais même en été. Le mélange avec du piment bleu lui donne une teinte pâle et semi-transparente. Nous l’appliquons sur les bords du papier qui se chevauchent. L’assemblage de juste trois fragments de papier formait des trapèzes ayant approximativement la taille d’un tatami.
Si Kobayashi s’est battue pour trouver des matériaux sur l’Institut Noborito, c’est à cause des efforts déployés après la guerre pour détruire les preuves. Mais, grâce à la constance de ses recherches auprès d’établissements scolaires tels que le collège et le lycée de Futuba, fréquentés par les filles, elle est tombée sur des documents inattendus.
« Il y avait des notes provenant de tables rondes, un recueil d’essais compilés par des enseignants partant à la retraite, et même des morceaux de papier portant des notes manuscrites. Dans beaucoup de ces documents figuraient des noms d’étudiants. Les écoles les avaient préservés car elles les jugeaient importants, et elles me les confièrent, avec la mémoire tacite qu’ils véhiculaient. C’était un miracle. »

Travailleuses rinçant du « papier ballon » après l’avoir immergé dans de la soude caustique. (Photographie attribuée à un caméraman militaire sous contrat à l’Arsenal de Kokura. Avec l’aimable autorisation du musée de l’Institut Noborito pour l’éducation à la paix de l’Université Meiji.)
Kobayashi a également eu un entretien avec Minamimura Rei, une diplômée de Futaba qui a publié à son compte le récit des expériences qu’elle a vécues en fabriquant les ballons. Après la guerre, Minamimura s’est mariée et a été très occupée à élever ses enfants. Mais un jour elle a repéré une photographie dans la vitrine d’une librairie — une image, exactement semblable aux ballons à l’assemblage desquels elle avait participé. C’et seulement alors qu’elle a réalisé ce qu’elle avait fait. Elle a été profondément choquée.
Minamimura s’est rendue en personne à l’Agence de la Défense (aujourd’hui Ministère de la Défense) pour demander des informations et rassembler des témoignages. Elle a compilé tous ces documents dans un livre qui a été publié en 2 000. Quand Kobayashi lui a demandé ce qui l’avait poussée à agir, Minamimura a répondu : « C’était un acte de résistance contre un si long effacement. »
Cela a fortement impressionné Kobayashi. « Après avoir entendu le mot “résistance”, j’ai eu le sentiment que je devais continuer de veiller à ce que personne d’autre ne voie son récit effacé de l’histoire. »
Le succès du livre a transformé le musée de l’Institut de recherche Noborito pour l’éducation à la paix de l’Université Meiji, à Kawasaki. L’exposition consacrée au ballon-bombe a bénéficié d’un afflux de visiteurs, notamment des femmes, dont beaucoup laissent des commentaires du genre « J’ai eu l’impression que cela parlait de moi. »
L’annonce de la reddition par l’empereur n’a pas été une surprise
Dans l’espoir d’inverser le courant de la guerre grâce à l’opération Fu-Gô, l’armée a lancé quelque 9 300 ballons en direction des États-Unis. Mais seuls approximativement 1 000 d’entre eux ont atterri, et il n’y a pas eu beaucoup de pertes, hormis sept membres de la famille d’un pasteur qui sont tombés sur une bombe non explosée au cours d’un pique-nique. L’opération a pris fin en avril 1945, après l’atterrissage des forces armées des États-Unis à Okinawa.
Le matin du 15 août, l’Institut Noborito a reçu l’ordre de détruire les preuves. Ogawa a été convoqué pour aider à brûler des documents et enterrer les cendres. « Nous avons incinéré des faux billets — secrètement imprimés à Noborito — qui avaient été renvoyés du port de Kobe plusieurs jours avant. Certaines personnes ont joyeusement prélevé des fragments des billets carbonisés. »
Il a entendu l’annonce de la reddition par l’empereur dans un potager situé en face de chez lui. Le son était déformé et le message difficile à comprendre, Mais, alors même que les adultes autour de lui pleuraient, il n’a pas été surpris.
« Compte tenu du genre de bombardiers que possédait l’Amérique, il était évident, même pour un enfant, qu’on ne peut pas gagner avec des ballons. La guerre est quelque chose que nous ne devrions jamais refaire. »

La plage d’Ichinomiya, où les ballons-bombes ont été lancés, est aujourd’hui une destination prisée des surfeurs. (© Yokoseki Kazuhiro)
(Reportage effectué avec l’aide de Power News. Photo de titre : Travailleuses recherchant d’éventuels défauts ou fuites sur les coutures des ballons-bombes. Photographie attribuée à un caméraman militaire sous contrat à l’Arsenal de Kokura. Avec l’aimable autorisation du musée de l’Institut Noborito pour l’éducation à la paix de l’Université Meiji.)