Exploration de l’histoire japonaise
Les « Émeutes du riz de Tenmei », ces troubles qui ont transformé la scène politique japonaise
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Un livre qui ironise sur la crise
En 1789 paraît un livre intitulé « Le pot aux roses », où Tenka ichimen kagami no umebachi signifie littéralement « Miroir (kagami) du pot de prunier (umebachi) sous le ciel (tenka) ». En mentionnant un « pot de prunier », l’auteur veut faire allusion au blason de Matsudaira Sadanobu et incriminer ce Grand conseiller du shôgun (rôjû). L’ouvrage critique l’incapacité du gouvernement à trouver une solution efficace à la crise que traverse le pays (tenka désignant ici le Japon). Cet ouvrage illustré est publié dans la catégorie dite « bibliothèque jaune » (ki-byôshi) de littérature populaire (kusazôshi), une section regroupant des fictions plutôt réalistes et comiques. Il raconte la grande éruption du mont Asama en 1783, les mauvaises récolte de riz et les famines qui s’ensuivirent.
Sur l’estampe représentant l’éruption volcanique, les cendres du mont Asama sont remplacées par des pièces d’or que la foule se dépêche d’aller ramasser.
En début d’ouvrage, une autre estampe montre des Japonais détruisant la porte de leur maison. En effet, si désormais l’argent tombe du ciel, dans un tel pays de cocagne il n’est plus nécessaire de fermer les maisons. Mais dans la réalité, si des portes ont été fracassées, c’est que la foule affamée était allée saccager les magasins de riz dans tout le Japon.
En somme, ce livre montre toute l’inquiétude et le mécontentement du peuple pris aux conséquences désastreuses des éruptions volcaniques, de la flambée des prix du riz, des disettes et des pillages qui en ont résulté. Cet ouvrage extrêmement critique envers le shogunat et qui tournait en dérision une situation de crise, finit rapidement par être interdit et retiré de la vente.

Sur cette estampe satirique tirée du Tenka ichimen kagami no umebachi, on distingue en arrière-plan un volcan en éruption, quand au premier plan on voit pleuvoir des pièces d’or. Collections de la Bibliothèque nationale du Japon.

Estampe intitulée « Grande éruption du mont Asama de 1783 » (Tenmei san-nen Asama-yama ôyake gazu). Source : ColBase
À la fin du livre, seul le nom de l’illustrateur « Chôki » est indiqué. Il n’est fait aucune mention de l’auteur ou de l’éditeur, mais des recherches ultérieures ont permis de comprendre que le texte était de la main du célèbre auteur de pièces de théâtre populaires appelé Tôrai San’na (1744-1810) et qu’il s’agissait de la maison d’édition Kôshodô, dirigée par Tsutaya Jûzaburô. Le « Catalogue complet des éditions Kôshodô » du Musée d’art d’Ôta liste des ouvrages édités par le Tsutaya sous la mention « Tsutaya et les maitres de l’estampe ukiyo-e de la période Tenmei-Kansei» (Tsuyata Jûzaburô to Tenmei, Kansei no ukiyoe-shi tachi).
Les éruptions de trop
La période Tenmei est marquée par une succession de catastrophes naturelles. L’éruption du mont Asama provoque des coulées de lave dans les rivières, et les cendres qui s’accumulent font déborder les cours d’eau. De nombreuses régions sont inondées et les récoltes détruites, c’est la disette. Près de 920 000 personnes meurent de faim, surtout dans le nord de la région du Kantô (Tokyo et ses environs) et dans le Tôhoku (nord-est). Cette « Grande famine de Tenmei » (Tenmei dai-kikin) dévaste les villages de campagne.
Le fief de Hirosaki (à Aomori) est particulièrement touché, près de 80 000 personnes y seraient mortes de faim. Prenons le cas du fief d’Ôtawara (dans l’actuel Nasu, à Tochigi), un petit domaine de 11 416 koku, situé au nord du Tôhoku. Pendant cinq ans, de 1782 à 1786, les conditions météorologiques sont extrêmes, les hivers sont froids, les tempêtes et les pluies torrentielles se succèdent, les rizières sont ravagées par les cendres du mont Asama et la famine décime la population.
Pour venir en aide aux affamés, le clan décide d’utiliser 1 000 koku de riz stockés au château, mais alors que la disette fait rage, certains marchands spéculent sur le riz et tentent de tout acheter, la crise déclenche une émeute généralisée dans la paysannerie. Or un clan ne pouvait sans risque laisser prendre une émeute, sous peine de faire réagir le shogunat qui cherchait à punir les seigneurs incapables de bonne gouvernance. Le seigneur du fief choisit d’aller écouter les doléances des paysans.
La disette provoque un exode rural, les affamés désespérés affluent à Edo. Le shogunat ouvre alors des « havres de secours » (o-sukui koya) pour les accueillir, mais très vite il s’avère impossible de s’occuper de tous et les rues abondent de crève-la-faim.
Les habitants d’Edo endurent eux aussi la flambée des prix et souffrent de la crise du riz.

Les havres de secours ici représentés accueillent et hébergent les affamés de la « Grande disette de 1833 ». L’estampe est intitulée « Secourir les aînés et les gueux errants » (Kôsai Ryûmin Kyûjutsu zu). Collections de la Bibliothèque nationale du Japon.

« Distribution de nourriture » (Takidashi no zu). Cette estampe représente également la famine de 1833. Une partie du riz pris lors des pillages est cuit dans de grands chaudrons pour être distribué aux affamés. Source : Archives numériques de Shinagawa.
Tanuma Okitsugu se bat pour stabiliser le prix du riz
En janvier 1784, Tanuma Okitsugu, Grand conseiller du shôgun qui cherche un moyen de stabiliser les prix, promulgue un « Décret sur la libre vente du riz ». Désormais tout à chacun peut commercialiser le riz dont la distribution et la vente étaient jusqu’alors un monopole de marchands agréés.
La mesure est audacieuse mais la libéralisation est un échec. Les nouveaux venus sur le marché achètent le riz à des fins spéculatives et font au contraire monter les prix. Le shogunat doit débourser 200 000 ryô pour racheter les stocks et vendre directement le riz au peuple à bas prix afin de surmonter la situation de crise.
La vente directe semble porter ses fruits. Mais en août 1786, avec la mort de Tokugawa Ieharu (10e shôgun), Okitsugu perd son protecteur, il est destitué et remplacé par Matsudaira Sadanobu.
Alors que la société japonaise traversait une période d’instabilité et que sévissaient les catastrophes naturelles et la famine, ce changement de gouvernement a ajouté à la confusion et perturbé l’aide aux affamés. De fait, le prix du riz atteint son pic dans la première moitié de 1787, juste après la disgrâce d’Okitsugu. Alors qu’en temps normal, on pouvait se procurer 1,5 kg (10 gô de riz) avec 100 mon, la même somme ne permet plus d’acheter que 2,5 gô, les prix qui ont quadruplé provoquent l’ire des Japonais.
En mai, le peuple s’en prend aux négociants de riz d’Osaka et les troubles gagnent rapidement tout le pays. C’est le début de ce que l’on appellera plus tard les « Émeutes de Tenmei ».

Estampe tirée des « Tortues et leur nouveau grenier » (Atarashiku tatsuya kame-zô), un livre paru dans la bibliothèque jaune qui a pour trame les émeutes Tenmei (l’ouvrage n’a pas paru chez Kôshodô). Collections de la Bibliothèque nationale du Japon.
Edo n’est pas épargnée, plus de 1 000 commerçants de riz sont attaqués au cours du seul mois de mai. « Le Pot aux roses » ironise sur la situation sociale de l’époque.
À Edo les émeutes sont d’une telle violence que les forces de l’ordre sont dépassées. Le 22 mai, le shogunat fait intervenir la garde du château et les autorise « au besoin, à tuer ». La répression est énergique et à la fin du mois de mai les émeutes sont enfin matées.
Le mois suivant, Matsudaira Sadanobu est nommé premier des rôjû (Grands conseillers du shogun) et Hasegawa Heizô de la garde du château est promu à la tête des forces de l’ordre chargées de lutter contre les incendies et le banditisme.
Tanuma Okitsugu restera dans les mémoires comme celui qui a œuvré au redressement des finances du shogunat en faisant le pari du commerce. Alors que l’économie japonaise était centrée sur le riz, il a cherché à développer le négoce, mais il sera critiqué pour avoir négligé les campagnes et tardé à venir en aide aux victimes de la famine. Il ne parvient pas à résoudre le problème de la pénurie de riz, ce qui causera sa chute.
De son côté, Tsutaya Jûzaburô, dont les activités éditoriales originales avaient profité du contexte social libéral du gouvernement Tanuma, subira de plein fouet les répercussions de sa chute et souffrira des restrictions économiques et morales édictées par Matsudaira, son successeur. Ses publications seront de plus en plus encadrées.
Bibliographie utilisée
- « Tsutaya Jûzaburô, le libraire d’Edo qui a changé son époque (Numéro spécial de la revue Taiyô) », (Bessatsu Taiyô Tsutaya Jûzaburô Jidai-o kaeta Edo no hon’ya) sous la direction de Suzuki Toshiyuki, Heibonsha.
- « Tsutaya Jûzaburô et les maîtres de l’estampe ukiyoe de la période Tenmei-Kansei » (Tsutaya Jûzaburô to Tenmei Kansei no ukiyoe-shi tachi). Musée d’art d’Ôta.
- « Tsutaya Jûzaburô et l’énigme de l’époque Tanuma » (Tsutaya Jûzaburô to Tanuma-jidai no nazo), Ando Yûichirô , PHP Shinsho.
- Archives numériques et documents historiques régionaux d’Ôtawara
(Photo de titre : estampe tirée de Tenka ichimen kagami no umebachi, caricaturant le saccage des magasins. Collections de la Bibliothèque nationale du Japon.)