
La médecine à l'ère des cellules iPS
Le futur de la médecine régénérative : le Japon leader mondial dans la technique des cellules iPS
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Les deux super-pouvoirs des cellules iPS
La méthode de fabrication des cellules iPS est une technique révolutionnaire découverte en 2006 par Yamanaka Shinya, professeur à l’Université de Kyoto.
Etô Kôji, directeur adjoint du Centre de recherche et d’application sur les iPS (CiRA), commence par nous expliquer que les cellules, l’unité de base qui forment notre corps, ont chacune un rôle spécifique dans notre organisme et nos organes : les cellules de la peau nous protègent par exemple de l’extérieur, et les cellules du muscle cardiaque, les cardiomyocytes, font fonctionner notre cœur pour qu’il envoie du sang dans tout le corps. Une fois que leur fonction est décidée, elles ne se transforment presque jamais en cellules d’une autre sorte.
Le professeur Yamanaka Shinya (avec l’aimable autorisation de l’Université de Kyoto)
Les organismes multicellulaires, catégorie qui inclue les êtres humains, construisent tous leurs organes, cerveau, cœur, poumon, muscles et os, en répétant la « différentiation » d’un seul zygote. Le plan du corps contenu dans le noyau d’une cellule est l’ADN. La cellule n’utilise que les parties nécessaires à ce plan, excluant ainsi toutes les autres possibilités.
Le professeur Etô reprend ses explications : « L’essence des iPS est une technique permettant de faire revenir une cellule ordinaire qui s’est différenciée à la situation dans laquelle elle pouvait tout devenir. Concrètement, on introduit quelques gènes (Oct4, Sox2, Klf4, C-Myc et autres) dans des cellules de la peau ou du sang ; en réalisant une manipulation qui s’appelle la reprogrammation, on peut leur apporter la pluripotence, et ainsi les transformer en toutes sortes de cellules, cardiomyocytes ou en cellules nerveuses, de la même manière que le font les cellules embryonnaires. »
Une autre caractéristique importante des iPS est leur capacité à se multiplier. Après différenciation, une cellule ordinaire ne peut se diviser qu’un nombre de fois limité. Elle ne se peut se multiplier à l’infini. Une cellule de la peau mourra au bout d’une durée donnée et sera remplacée par une nouvelle. Les iPS par contre sont capables de s’auto-renouveler : elles peuvent se diviser encore et encore dans les conditions appropriées. C’est la raison pour laquelle elles sont employées dans la réparation des tissus et la médecine régénérative. Le professeur Yamanaka qui a découvert les iPS s’est vu attribuer le prix Nobel de médecine en 2012 pour avoir trouvé la méthode pour surmonter l’impossibilité de revenir sur la différenciation des cellules et de reprogrammer celles qui ont quitté le stade embryonnaire.
Avant les iPS, on utilisait des cellules souches embryonnaires (CSE) dans la recherche en médecine régénérative. Ces cellules sont fabriquées par l’embryon au stade pré-implantatoire. Les premières cellules souches embryonnaires à être établies ont été celles de souris en 1981, et les premières cellules souches embryonnaires humaines remontent à 1998.
Etô explique : « On attendait beaucoup des cellules souches embryonnaires qui étaient aussi dotées de la pluripotence et de la possibilité de se multiplier à l’infini dans la médecine régénérative, mais se servir d’embryons humains posait des problèmes éthiques. Les iPS étant par contre fabriquées à partir de cellules du patient lui-même, il n’est plus nécessaire d’utiliser des zygotes, et il y a de même moins de réactions de rejet au moment de leur transplantation. C’est pour toutes ces raisons qu’elles ont attiré une grande attention au niveau mondial. »
Les nombreux succès de la médecine régénérative grâce aux iPS
Etô présente ensuite l’état actuel des recherches dans ce domaine : « Le Japon a été le leader dans le domaine de la médecine régénérative, aussi grâce au fort soutien de l’État. Actuellement, en matière de iPS, huit programmes de recherche sont en cours, pour créer des cellules de la rétine, du cœur, des plaquettes sanguines, ou encore des immunocytes. Nous avons dans ces sujets quelques années d’avance sur les recherches menées par les autres pays avancés aux États-Unis, en Europe ou en Chine. »
Les résultats les plus remarquables sont les recherches de Takahashi Masayo, présidente et fondatrice de Vision Care Inc., une start-up médicale qu’elle a établie après avoir été directrice de projet à l’institut de recherche RIKEN. Takahashi fait se multiplier des iPS pour développer des feuilles de cellules rétiniennes, et met au point des traitements pour les patients souffrant de maladies ophtalmologiques comme la dégénérescence maculaire liées à l’âge ou la rétinite pigmentaire.
Etô ajoute : « La professeure Takahashi Masayo est la meilleure spécialiste mondiale de la régénération de la rétine. Les thérapies qu’elle a mises au point ne sont pas encore couvertes par l’assurance maladie, mais elles font actuellement l’objet d’une demande pour qu’elles puissent être offertes aux patients dans le cadre du programme dit des “Soins médicaux avancés”, qui concerne des traitements ayant dépassé le stade de la recherche clinique, et permet qu’une partie de leur coût soit pris en charge. D’ordinaire, le processus des essais cliniques pour une nouvelle thérapie est extrêmement long, mais le recours au programme des “Soins médicaux avancés” est destiné à accélérer la possibilité pour le patient d’en bénéficier. Takahashi Jun, directeur du CiRA et époux de Takahashi Masayo, a obtenu des résultats remarquables dans le traitement de la maladie de Parkinson. Les essais cliniques réalisés par des médecins sur sept patients sont terminés, et l’objectif est de faire une réalité de ces soins le plus vite possible. »
Dans le domaine des cellules cardiaques aussi, Sawa Yoshiki, professeur à l’Université d’Osaka, a développé la première feuille de cellules cardiaques à base de cellules iPS, et les a implantés dans le cœur de patients ayant de lourdes pathologies cardiaques. Fukuda Keiichi, professeur de médecine à l’université Keiô de Tokyo, vérifie actuellement l’efficacité et la sécurité des thérapies de transplantation de Heartseed, des cardiomyocytes à l’état globulaire fabriquées à partir de cellules iPS.
Le professeur Etô aussi développe de nouvelles thérapies. « Dans mon équipe, nous travaillons sur la production de cellules de plaquettes sanguines, qui jouent un rôle important pour la coagulation. En 2021, nous avons fait une recherche clinique en transfusant des plaquettes développées à partir d’iPS obtenues depuis les propres cellules d’une personne ayant un type sanguin si rare qu’il était très difficile de trouver un donneur. Sur la base de ce résultat, nous prévoyons l’année prochaine de commencer les essais cliniques d’un nouveau produit plaquettaire. »
Les iPS sont aussi à l’origine de grands progrès dans le traitement du cancer. Kaneko Shin, professeur au CiRA, mène des recherches sur l’utilisation de cellules immunitaires (lymphocytes T et NK) comme « arme » pour attaquer les cellules cancéreuses. Par exemple en utilisant des cellules iPS, on introduit dans les lymphocytes T un récepteur antigénique chimérique (CAR) qui cible les cellules cancéreuses, ce qui permet de créer en grande quantité des cellules « CAR-T ». Grâce à cette technologie, on peut produire des produits cellulaires standardisés qu’on peut utiliser sur plusieurs patients, et non plus des produits créés spécifiquement pour chaque patient.
Un stock d’iPS
Faire progresser la recherche efficacement est un élément indispensable pour la mise en pratique de la médecine régénérative. Le dispositif du « stock d’iPS » créé par le CiRA y contribue grandement.
Pour « élever sur mesure » des iPS à partir des cellules du patient, il fallait une durée de plusieurs mois. Grâce à ce dispositif, des iPS fabriquées à partir de cellules prélevées chez des donneurs sains sont emmagasinées et disponibles pour les chercheurs comme pour les hôpitaux.
Etô explique : « Comme ce stock est partagé, il permet aux chercheurs de progresser plus efficacement et plus rapidement. Conçu pour couvrir les principaux antigènes HLA des Japonais, il a l’avantage de minimiser le risque de rejet au moment des transplantations. En avril 2020, la responsabilité du stock d’iPS a été transférée à la Fondation CiRA de l’Université de Kyoto. Cette fondation présidée par le professeur Yamanaka Shinya vient renforcer, en tant que pont vers l’industrie les bases pour la diffusion de la médecine régénérative. »
La Fondation CiRA fabrique et fournit des cellules iPS pour la recherche et les applications cliniques. (Avec l’aimable autorisation de la CiRA)
Et dans le reste du monde ?
Le Japon a jusqu’à présent été le leader dans ce domaine, mais le professeur Etô nous dit que la recherche progresse maintenant à une vitesse stupéfiante en Europe, en Amérique et en Chine.
« Les Européens et les Américains étaient les leaders en médecine régénérative basée sur les CSE, mais lorsqu’ils ont vu les progrès permis par l’accès aux iPS, ils ont très vite réorienté leurs recherches. C’est particulièrement vrai aux États-Unis, où des entreprises de capital-risque qui commercialisent aujourd’hui des iPS destinées à la recherche et en conformité avec les critères Good Manufacturing Practices (bonnes pratiques de fabrication des médicaments) connaissent un essor rapide. La société américaine Fate Therapeutics a par exemple développé une thérapie cellulaire immunitaire dérivée des iPS, et effectue actuellement des essais cliniques. Aux États-Unis, les investisseurs privés sont très actifs dans le capital-risque, et il n’est pas rare qu’une seule entreprise de capital-risque fasse une levée de fond de plusieurs dizaines de millions de dollars. La Chine qui effectue des investissements publics massifs dans la recherche, a annoncé en 2023 des succès en régénération myocardiaque en utilisant des cellules iPS. Là aussi, les progrès sont de plus en plus rapides. Si rien ne change, le Japon va perdre son avance. »
Au Japon, on a tendance à dépendre du budget de l’État, qui avait prévu pour l’exercice 2024 un montant total d’environ 20 milliards de yens (125 millions d’euros) pour les projets de thérapie génique, thérapie cellulaire et régénérative, y compris les iPS. Le Japon est aussi en retard sur l’Europe et l’Amérique en matière de mobilité des chercheurs, et moins flexible dans les liens entre le monde de la recherche et le monde de l’industrie. Pour que le Japon conserve son avance, il faut une réforme radicale qui comprenne l’utilisation de capitaux privés, le renforcement de la recherche en collaboration avec d’autres pays, ou encore une révision de sa stratégie des brevets.
Les soutiens et les dons joueront un rôle décisif
Etô estime que pour que le Japon y arrive, il faudrait davantage que d’excellents chercheurs et des financements pour la recherche.
Il poursuit : « La recherche ne fait le lien avec la réalité que lorsqu’elle travaille solidairement avec toutes sortes de professionnels : des spécialistes de la propriété intellectuelle qui définissent une stratégie de brevets, des communicants qui font connaître les résultats produits, des responsables de l’entretien des équipements de pointe, des spécialistes de la collecte de fonds. Mais il est malaisé dans le cadre du système universitaire japonais de recruter officiellement tous ces personnels, et cela nous contraint à dépendre des dons. »
C’est ce qui explique que le professeur Yamanaka participe à des marathons pour collecter des dons.
Le professeur Yamanaka Shinya a participé depuis 2012 à de nombreux grands marathons pour encourager le public à contribuer au fonds pour la recherche en iPS. (Photo prise au marathon d’Osaka en 2018, Kyodo Images)
M. Etō ajoute : « Le Japon est arrivé là où il en est par l’aide du gouvernement, mais pour créer une industrie médicale basée sur les développements scientifiques liés aux iPS, et arriver à un niveau où nous exporterons dans le monde entier, le soutien actif et la compréhension de la nation sont indispensables. Nous voulons créer l’avenir avec elle en remplissant la responsabilité qui est la nôtre d’expliquer dans la transparence les résultats que nous, les chercheurs, obtenons. »
La recherche sur ces iPS a un énorme potentiel : contribuer à la santé de l’humanité grâce à la médecine régénérative et à de nouveaux médicaments. Mais pour que le Japon conserve son avance, il faut non seulement qu’elle soit financée, mais aussi soutenue par la société tout entière. L’intérêt que chacun d’entre nous lui portera et ce que nous ferons concrètement pour l’aider joueront un rôle essentiel pour que nous passions à l’étape suivante.
(Reportage et texte de Team Pascal, édité par Power News. Photo de titre : le professeur Etô Kôji dans son bureau du CiRA. Avec l’aimable autorisation du CiRA)