La littérature japonaise au XXème siècle : une rétrospective de l’ère Shôwa
Écrire dans la pénombre de l’oppression : les romans japonais entre 1926 et 1944
Culture Livre- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
L’ère Shôwa au Japon s’étend sur plus de 60 années au cours du XXe siècle, de 1926 à 1989. Son nom lui vient de l’empereur Shôwa (Hirohito), qui a régné au cours de cette période. Dans le premier article d’une nouvelle série consacrée à la littérature de l’ère Shôwa, nous nous intéressons à des ouvrages écrits entre 1926 et 1944, alors que l’autoritarisme était en plein essor et le pays plongé dans la guerre.
La Danseuse d’Izu et Pays de neige, par Kawabata Yasunari
Kawabata Yasunari (1899-1972), qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 1968, figure en bonne place au sein de l’élite littéraire japonaise de cette époque. Son premier ouvrage majeur est La Danseuse d’Izu, une nouvelle écrite en 1926, peu avant la montée de l’empereur Hirohito sur le trône.
Le narrateur anonyme est un étudiant de Tokyo âgé de 20 ans. Lors d’un voyage en solo dans la péninsule d’Izu, une fille appartenant à un groupe de danseuses itinérantes attire son regard. Bien qu’elle ait l’air d’une adulte sous son maquillage blanc, elle n’est qu’un enfant de 14 ans.
Il voyage avec la troupe, qui séjourne dans diverses auberges de sources chaudes, et s’attache à la jeune fille. Il se sépare d’elles lorsqu’il monte à bord d’un navire pour rentrer à Tokyo et, au cours du voyage, il est ému jusqu’aux larmes au souvenir de la façon dont la jeune fille est venue lui dire au revoir.
Kawabata, qui s’est lui-même rendu pour la première fois à Izu à 19 ans, alors qu’il était étudiant, a écrit ce livre à l’âge de 27 ans en se basant sur sa propre expérience. Débordante d’émotions suscitées par le voyage, la nouvelle peut se lire comme une histoire de passage à l’âge adulte centrée sur un amour platonique.
- La Danseuse d’Izu, trad. Sylvie Regnault Gatier, éditions Albin Michel
Pays de neige est le premier roman achevé de Kawabata. Contrairement à La Danseuse d’Izu, ce livre est centré sur le désir sexuel. Kawabata l’a achevé en 1937, à l’âge de 38 ans.
Shimamura est un oisif, vivant de son héritage, qui rencontre une belle geisha répondant au nom de Komako dans une ville de sources chaudes. Bien qu’il ait une femme et des enfants, il se laisse guider par ses propres plaisirs lorsqu’il la rencontre.
Les sentiments de Shimamura sont superficiels, mais Komako tombe éperdument amoureuse de lui et attend impatiemment chacune de ses visites. Il se trouve toutefois que Shimamura est attiré par une femme plus jeune, ce qui conduira à l’issue tragique de cette histoire.
L’écrivain Itô Sei a décrit Pays de neige comme un classique de la fiction lyrique japonaise moderne. C’est l’un des chefs-d’œuvre de Kawabata, qui tisse un réseau complexe où s’entremêlent portraits psychologiques subtils d’hommes et de femmes et descriptions de paysages saisonniers qui incarnent la beauté du Japon.
- Pays de neige, trad. Fujimori Bunkichi, éditions Albin Michel
Le Bateau-usine, de Kobayashi Takiji
S’il existait une relative liberté artistique au début des années 1920, elle s’est trouvée de plus en plus menacée à mesure qu’on avançait dans la décennie. L’émergence du socialisme a conduit à l’épanouissement de la littérature prolétarienne, mais en 1925, la Loi sur la préservation de la paix a été adoptée dans l’idée de mettre un terme à la pensée socialiste, considérée comme une menace pesant sur l’État et le régime impérial. En 1928, le Premier ministre Tanaka Giichi a supervisé un amendement à la loi, au titre duquel la condamnation maximale pour activités subversives passait de 10 années de prison à la peine capitale, et il a lancé une vaste opération de répression contre les communistes.
La littérature prolétarienne a connu son apogée avec Le Bateau-usine. Son auteur, Kobayashi Takiji (1903-1933), a reçu un diplôme d’un lycée commercial d’Otaru, à Hokkaidô, avant de travailler dans une banque, tout en poursuivant ses activités littéraires pendant ses temps libres, notamment en publiant des revues et en écrivant de la fiction.
À l’époque, les crabes pêchés au large de Hokkaidô étaient mis en boîtes dans des navires-usines, avec le bond qui en a résulté dans la production, mais les conditions de travail étaient difficiles. Dans le livre, des travailleurs employés sur un bateau-usine réclament une amélioration de leur sort et organise une grève, brutalement réprimée par les autorités.
La publication originelle de l’histoire a eu lieu en 1929, dans une revue de gauche, mais elle a par la suite été interdite. Elle a attiré l’attention de la police sur Kobayashi, qui s’est inscrit illégalement au Parti communiste avant d’entrer dans la clandestinité. Arrêté, il est mort sous la torture.
Si, de nos jours, la majorité des ouvrages de fiction prolétarienne ont largement sombré dans l’oubli, Le Bateau-usine continue quant à lui de trouver des lecteurs. Kobayashi, qui admirait l’écrivain Shiga Naoya, a imité le style réaliste de ce dernier dans ses descriptions saisissantes des vies misérables des travailleurs, en s’appuyant sur une recherche minutieuse. L’auteur de romans policiers Matsumoto Seichô a attribué à Kobayashi le mérite d’avoir renforcé le prestige de Kobayashi parmi les lecteurs ordinaires.
- Le Bateau-usine, trad. Évelyne Lesigne-Audoly, éditions Allia, Coll. Petite collection
« Le Monstre aux vingt visages », d’Edogawa Ranpo
Alors même que l’atmosphère sociale du Japon devenait de plus en plus oppressive, la demande populaire de divertissement persistait. À partir des années 1920, Edogawa Ranpo (1894-1965) s’est bâti une réputation de pionnier dans la fiction policière.
C’est dans la nouvelle « L’Affaire du meurtre sur la pente D. » (D-saka no satsujin jiken, non traduite en français) que Ranpo fait apparaître pour la première fois son grand détective Akechi Kogorô. Au nombre des autres œuvres de Ranpo illustrant son penchant, qui est aussi sa marque de fabrique, pour le bizarre, figurent La bête aveugle, La Chaise humaine et La Proie et l’Ombre, mais sans doute est-ce désormais sur « Le Monstre aux vingt visages » (Kaijin nijû mensô, non traduit en français) que sa renommée est le plus solidement fondée.
Le premier de ces ouvrages, publié en 1936 sous forme de série dans une revue destinée aux garçons, maintient les lecteurs en haleine avec le duel acharné qu’il met en scène entre Akechi et Vingt visages.
Vingt visages est un maître insaisissable du déguisement ; personne n’a jamais vu son vrai visage. Il ne vole que des objets de grande valeur, tels que bijoux et œuvres d’art, et l’argent ne l’intéresse pas. Ce voleur audacieux, qui n’a jamais tué ou blessé qui que ce soit, annonce toujours les crimes qu’il planifie à l’avance.
Après avoir volé un diamant russe à un magnat des affaires, Vingt visages prend son fils en otage et demande en échange une statue bouddhique classée Trésor national.
Normalement, c’est alors qu’Akechi devrait prendre les choses en main, mais il est en voyage d’affaires à Changchun à la demande du gouvernement de la Manchourie. C’est Kobayashi Yoshio, le garçon qui sert d’assistant à Akechi, qui prend les choses en main à sa place, tandis que Ranpo se montre un habile intrigant en évitant que sa tête d’affiche n’apparaisse trop tôt.
Akechi, qui ne retourne pas au Japon avant le milieu de l’histoire, déclenche une bataille acharnée entre le détective et son formidable ennemi. L’accueil enthousiaste a conduit Ranpo à faire une série de cette histoire. Toutefois, après l’ouverture des hostilités par le Japon contre les États-Unis et l’aggravation de la situation sur le plan militaire, les œuvres de divertissement ont été frappées de censure et les livres de Ranpo ont disparu des étagères des boutiques.
- « Le Monstre aux vingt visages » (Kaijin nijû mensô, non traduit en français), d’Edogawa Ranpo
Quelques autres œuvres d’Edogawa Ranpo traduites en français
- L’île Panorama, trad. Rose-marie Makino-Fayolle, éditions Picquier poche
- La Proie et l’Ombre, trad. Jean-Christian Bouvier, éditions Picquier poche
- Le Lézard noir, trad. Rose-marie Makino-Fayolle, éditions Picquier poche
« L’orge et les Soldats », de Hino Ashihei
De chaque côté s’étendent d’interminables champs d’orge verte, à perte de vue ; dans ces vastes plaines, sont disséminés les murs abandonnés qui sont les seuls vestiges de villages en ruines.
C’est ce qu’a vu Hino Ashihei (1907-1960) le 5 mai 1938, alors qu’il voyageait à travers la Chine à bord d’un train militaire. Cette année-là, à l’âge de 31 ans, il a reçu le Prix Akutagawa pour son ouvrage « Récits d’excrément et d’urine » (Funnyôtan, non traduit en français). Alors qu’il était en Chine, Hino reçut l’ordre de rédiger des comptes rendus sur la vie dans l’armée.
Hino a rendu compte de ses observations d’événements, dont la bataille de Xuzhou, sous formes d’articles de son journal intime, publiés par la suite sous le titre « L’orge et les Soldats » (Mugi to Heitai, non traduit en français). L’action atteint son paroxysme quand les troupes japonaises sont encerclées par les soldats chinois et font face à des tirs nourris. Le récit de Hino met en lumière le courage des soldats japonais alors même qu’ils subissent de lourdes pertes.
C’était une époque où les écrivains soutenaient l’effort de guerre japonais. À la demande de l’armée, Kikuchi Kan, fondateur de la revue littéraire Bungei Shunjû, a incité un groupe d’écrivains, dont faisaient partie Satô Haruo et Hayashi Fumiko, à faire un voyage en Chine. Du fait que Hino était déjà dans l’armée et toujours dans la vigueur de sa jeunesse, il était facile de l’envoyer là où il y avait de violents combats, et il n’avait guère d’autres choix que d’écrire en vue d’améliorer le moral en temps de guerre.
Même après la fin du conflit, Hino a dit qu’il existait une censure rigoureuse et qu’il était donc impossible d’écrire librement. Il n’en a pas moins rédigé de puissants récits et, s’est-il souvenu : « Je voulais faire connaître aux gens qui se trouvaient sur le front intérieur les difficultés et l’esprit de sacrifice que j’avais observés parmi les soldats à la bataille de Xuzhou. »
L’essentiel de ce travail réside dans les descriptions fidèles de la réalité perçue par des soldats inconnus marchant entre d’interminables champs d’orge et souffrant de la chaleur torride et des vents forts charriant une poussière jaune. Nous avons là l’observation aigüe et la présentation captivante d’un écrivain de grand talent.
« L’orge et les Soldats », qui est devenu un best-seller, a répondu aux attentes de Hino en fournissant aux Japonais restés chez eux un aperçu de la situation des soldats au combat. Soit dit en passant, la scène finale, dans laquelle trois prisonniers de guerre chinois sont brutalement exécutés, la tête tranchée, a été supprimée par les censeurs mais reprise dans la publication d’après-guerre. Hino s’est suicidé en 1960, avec une overdose de somnifères.
- « L’orge et les Soldats » (Mugi to Heitai, non traduit en français), de Hino Ashihei
Quatre Sœurs, de Tanizaki Jun’ichirô
La mise en série du classique de Tanizaki Jun’ichirô, Quatre Sœurs (en japonais Sasameyuki) a débuté en 1943 dans la revue Chûô Kôron, mais les autorités militaires ont mis un terme à la publication en cours. Tanizaki s’est souvenu par la suite du sentiment d’oppression que lui a inspiré l’atmosphère générale dans laquelle la liberté de création des écrivains était réprimée par la force, et il était impossible de formuler la moindre protestation.
À mesure que la situation du Japon se détériorait sur le plan militaire, les censeurs se sont opposés aux adultères et à l’« immoralité » présents dans Quatre Sœurs. Tanizaki se désolait de la façon dont les citoyens avaient accepté le contrôle militaire.
Le roman raconte l’histoire de quatre sœurs appartenant à une famille influente d’Ashiya, dans la préfecture de Hyôgo, en s’intéressant particulièrement à Yukiko, la troisième sœur, et à Taeko, la plus jeune. Yukiko correspond à un stéréotype japonais, celui de la femme douce et aimable, âgée d’une trentaine d’années et encline à porter des kimonos traditionnels. En revanche, sa sœur Takeo, qui se rebelle contre les coutumes féodales de la famille, a des aventures et se retrouve enceinte.
Tanizaki, qui a rédigé ce roman à l’âge de 56 ans, au point culminant de son talent, décrit les vies des sœurs, les manières en vigueur dans la région du Kansai et les beautés des quatre saisons. Le roman peut aussi être lu comme une description de la façon dont l’occidentalisation avait modifié les traditions japonaises. L’ouvrage a finalement été publié sous forme de livre en 1946.
- Quatre sœurs, trad. Gaston Renondeau, éditions Gallimard
Sélection d’autres ouvrages de la littérature japonaise (1926-1944)
Traduits en français
- Vagabonde, de Hayashi Fumiko, trad. René de Ceccaty, éditions Vendemiaire
- Train de nuit dans la Voie lactée, de Miyazawa Kenji, trad. Hélène Morita, éditions Motifs poche
- Deux amours cruelles, de Tanizaki Jun’ichirô, trad. Kikou Yamata, éditions Stock
(Note : de nombreux ouvrages ont donné lieu à de plusieurs traductions en français, mais qu’une seule figure pour chacun d’entre eux sur cette liste.)
Encore non traduits en français
- « Histoire singulière à l’est du fleuve » (Bokutô kitan), de Nagai Kafû
(Photo de titre : à partir de la gauche, Tanizaki Jun’ichirô, Kawabata Yasunari recevant le Prix Nobel, et Kobayashi Takiji. Kyôdô)





