La littérature japonaise au XXème siècle : une rétrospective de l’ère Shôwa
Façonnée par les combats : la littérature japonaise d’après-guerre (1945-1954)
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(Note : les ouvrages déjà traduits en français sont en italique, ceux non traduits sont laissés entre guillemets.)
La Déchéance d’un Homme, de Dazai Osamu
Le 13 juin 1948, Dazai Osamu (1909-1948) met fin à ses jours en se jetant dans le canal Tamagawa avec sa maîtresse, il meurt noyé à 38 ans. L’année précédente, dans son roman Soleil couchantl’écrivain avait raconté le déclin de l’aristocratie japonaise dans l’après-guerre ; sa mort survient peu avant la parution de son chef-d’œuvre, La Déchéance d’un Homme.
« J’ai vécu une vie remplie de honte », confie le narrateur au début de La Déchéance d’un Homme, puis en fin de roman de conclure « À l’heure actuelle, je ne connais ni le bonheur ni le malheur. La vie passe. » (dans la traduction française de Georges Renondeau). Ce sont des phrases fortes. Dazai est né dans une famille de grands propriétaires terriens à Tsugaru, au nord du Japon dans la préfecture d’Aomori. Il était le dixième d’une fratrie de onze enfants. Étudiant, il entre au département de littérature française de l’université impériale de Tokyo (l’actuelle Université de Tokyo) et prend part à des actions du Parti communiste alors interdit au Japon. Suicidaire de nature, il sombre dans une vie de débauche et projette à 21 ans de se tuer avec une serveuse de Ginza qu’il venait de rencontrer. Elle succombe, il survit. La culpabilité l’habitera jusqu’à la fin de ses jours. Il s’installe ensuite avec une geisha d’Aomori qu’il a fait venir à Tokyo. Il cède au désespoir lorsqu’il comprend qu’elle lui est infidèle et il tente encore une fois de mettre fin à ses jours. Devenu dépendant à un analgésique, il est interné en hôpital psychiatrique.
Apparemment rétabli, il accepte, sur les conseils de son mentor l’écrivain Ibuse Masuji, un mariage arrangé. Il est alors âgé de 30 ans. Plusieurs de ses meilleures nouvelles sont écrites à ce moment-là, citons les célèbres Cent vues du mont Fuji et Cours, Mélos !. Mais dans le Japon chaotique de l’après-guerre, Dazai renoue avec ses pulsions suicidaires.
Dans La Déchéance d’un Homme, Dazai confesse une « vie remplie de honte » et livre en toute franchise ses souvenirs d’enfance. Rares sont les auteurs qui, à l’instar de Mishima Yukio, réussissent à inspirer l’engouement et continuent de séduire les lecteurs, malgré les années qui passent.
L’œuvre de Dazai est inscrite au panthéon de la littérature japonaise et La Déchéance d’un Homme est son testament littéraire.
- La Déchéance d’un Homme (titre original Ningen shikkaku), trad. Georges Renondeau, éditions Gallimard, Coll. Connaissance de l’Orient
- Soleil couchant (titre original Shayô), trad. Hélène de Sarbois et Gaston Renondeau, éditions Les Belles lettres
- Cent vues du mont Fuji (titre original Fugaku hyakkei), trad. Didier Chiche, éditions Picquier poche
- Cours, Melos ! (titre original Hashire Merosu), trad. Myriam Dartois-Ako (disponible gratuitement en ligne)
La Hache, le Koto et le Chrysanthème, de Yokomizo Seishi
Avec l’ombre de la défaite, de nombreux genres littéraires populaires peinent à retrouver un nouveau souffle après-guerre. Le célèbre roman policier La Hache, le Koto et le Chrysanthème (1950-51) de Yokomizo Seishi (1902-1981), deviendra vite un classique du genre et sera adapté au cinéma à de nombreuses reprises. Le livre s’inspire d’histoires tragiques de soldats démobilisés de retour au pays.
La Hache, le Koto et le Chrysanthème fait partie d’une série de récits mettant en scène le détective Kindaichi Kôsuke que les lecteurs avaient déjà découvert dans « Meurtres à Honjin » (non traduit en français), « L’Île de la porte de l’enfer » (non traduit en français) ou Le village aux Huit Tombes. L’histoire se déroule dans le Japon d’après-guerre d’une ville imaginaire à Nagano. Les membres de la famille Inugami se déchirent pour l’héritage du riche patriarche, Inugami Sahei.
Son testament stipule que celui de ses trois petits-fils qui épousera Tamayo, la belle petite-fille de son grand bienfaiteur, héritera du domaine. L’aîné, Sukekiyo, revient du front de Birmanie. À cause d’une terrible blessure, il porte un effrayant masque en caoutchouc. Un mystérieux fils illégitime de Sahei est sur la liste des héritiers, mais on ignore où il se trouve depuis qu’il a été démobilisé.
Puis survient une série de meurtres étranges. Le drame atteint son paroxysme quand Kindaichi qui a trouvé la clef du rébus est sur le point de résoudre l’affaire, mais la tragédie qui frappe le clan Inugami n’est autre que la guerre elle-même. L’auteur raconte combien l’effondrement des valeurs auxquelles croyaient les soldats de retour au pays les laisse à la merci du destin. « La fierté et le sens des responsabilités » d’avant-guerre ont disparu. Et Sukekiyo de se lamenter, il ne comprend plus ceux qui sont restés au pays.
- La Hache, le Koto et le Chrysanthème (titre original Inugamike no ichizoku), trad. Vincent Gavaggio, éditions Gallimard, Coll. L’imaginaire
- Honjin satsujin jiken (« Meurtres à Honjin »), non traduit en français
- Gokumon-tô (« L’Île de la porte de l’enfer »), non traduit en français
- Le village aux Huit Tombes (titre original Yatsu-haka mura), trad. René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, éditions Picquier poche
Les Feux, d’Ôoka Shôhei
À la fin de la guerre, Ôoka se lance dans une carrière d’écrivain. Dans son Journal d’un prisonnier de guerre, il raconte son expérience de la guerre puis dans Les Feux, il parle du deuil et de la précarité de la vie des soldats ayant survécu au front des Philippines, après la défaite des forces japonaises. L’histoire se déroule à Leyte, pendant la dernière phase des combats. Alors que les armes, les munitions et les vivres viennent à manquer, le soldat Tamura lutte contre une rechute de la tuberculose. Son chef d’escouade lui ordonne de se faire exploser avec une grenade à main en véritable soldat de l’empire du Soleil levant.
Dans une scène se déroulant dans un rudimentaire hôpital de campagne, on voit des soldats blessés qui ont perdu toute envie de se battre et n’ont d’autre choix que d’attendre la mort, le ventre vide. Puis les bombardements incessants des forces américaines, les forcent à fuir vers les collines. Au loin, des fumées s’élèvent.
Tamura erre dans la zone de combat quand il aperçoit à plusieurs reprises des feux mystérieux. Il tombe sur un cadavre abandonné, dont les fesses semblent avoir été arrachées. La faim étant insupportable, il finit lui aussi par manger la « viande de singe » offerte par un soldat. Était-ce vraiment du singe, n’était-ce pas plutôt de la chair humaine ?
Ôoka décrit le sort tragique de soldats abandonnés par la nation sous prétexte de « patriotisme et loyauté à l’Empereur ». Et quand il fut pressenti pour entrer à l’Académie des arts du Japon, l’écrivain refusa et resta fidèle à ses positions anti-gouvernementales.
- Les Feux (titre original Nobi), trad. Rose-Marie Makino-Fayolle, éditions Le Livre de poche
- Journal d’un prisonnier de guerre (titre original Furyoki), trad. François Campoint, éditions Belin
« Vingt-quatre prunelles », de Tsuboi Sakae

Édition japonaise de « Vingt-quatre prunelles » (Nijûshi no hitomi), de Tsuboi Sakae (© Iwanami Shoten)
« Vingt-quatre prunelles » de Tsuboi Sakae (1899-1967) est un roman anti-guerre qui raconte l’histoire de Japonais ordinaires et méconnus dont la vie a été bouleversée par les conflits. L’histoire se passe dans un petit village de pêcheurs au bord de la mer intérieure de Seto. La romancière y décrit avec fraîcheur la vie de la tendre Ôishi Hisako, qui au début du roman vient de sortir de l’école normale et commence sa vie d’enseignante auprès de ses douze élèves en première année de primaire.
Le récit court de 1928 à 1946, dans la première moitié du livre on découvre la vie paisible du village peu à peu perturbée par la guerre qui étend son ombre et les nuages s’amoncellent. Quand un de ses collègues se retrouve accusé d’être « un rouge », Ôishi s’interroge avec naïveté et finit par être soupçonnée de sympathies communistes.
Quand ils arrivent en sixième année, les enfants commencent à réfléchir à leur avenir. Les garçons, pris par l’air du temps, parlent de devenir soldats. Elle ne peut s’y opposer ouvertement, mais désarçonnée, elle perd foi en l’éducation et démissionne. Elle épouse un marin dont elle a trois enfants, mais son mari est tué au combat.
Pourquoi avoir des enfants, les aimer et les élever si tout ce qui les attend est la guerre ? Beaucoup d’enfants du roman, tous avec leur personnalité propre, connaissent un destin tragique, certains meurent en soldat.
Les lecteurs ont la larme à l’œil quand ils voient Ôishi reprendre son métier d’enseignante à un âge mûr et lisent ses retrouvailles, après-guerre, avec les survivants de sa toute première classe. Encouragée par son mari, lui-même écrivain et poète, la romancière s’était lancée dans l’écriture de livres pour enfants dès les années 1920. « Vingt-quatre prunelles » a été adapté au cinéma en 1954 par Kinoshita Keisuke avec la célèbre Takamine Hideko dans le rôle-titre. Le film primé connaît un grand succès et contribue à faire du roman de Tsuboi un classique de librairie.
- Nijûshi no hitomi (« Vingt-quatre prunelles »), non traduit en français
Pluie Noire, d’Ibuse Masuji
Certes le roman n’a pas été écrit dans l’immédiat après-guerre, mais impossible de ne pas mentionner Pluie Noire (1966) dans une sélection de livres ayant pour trame la Seconde Guerre mondiale. Ce récit qui se démarque des nombreux livres parlant des bombes atomiques de Hiroshima et de Nagasaki est un chef-d’œuvre du genre.
Né à Fukuyama, dans la préfecture de. Hiroshima, Ibuse Masuji (1898-1993) connaissait personnellement des hibakusha, ces victimes de la bombe H. Avant-guerre, le romancier avait déjà écrit l’une de ses nouvelles les plus célèbres, intitulée La Salamandre (1929). En 1937, il avait remporté le prix Naoki pour « Les aventures de John Manjirô ». Ce livre raconte l’histoire d’un pêcheur, qui après son naufrage, devient l’un des tout premiers Japonais à se rendre aux États-Unis (1841) alors que le Japon d’Edo est encore fermé. Ibuse Masuji a plus de 40 ans quand il est enrôlé dans l’armée, en 1941. Il est envoyé à Singapour, alors occupée par le Japon. Démobilisé en 1942, il retourne à Fukuyama et y demeure jusqu’à la fin de la guerre.
Les personnages principaux de Pluie Noire s’appellent Shizuma Shigematsu, un habitant de Hiroshima, Shigeko sa femme et Yasuko leur nièce qui vit avec eux. Quand la bombe est larguée, Shigematsu qui est à la gare est brûlé au visage. Irradié, il commence à présenter de nombreux symptômes (fatigue et perte de cheveux). Sa femme était à la maison et leur nièce travaillait dans une usine en dehors de la ville, elles n’ont donc pas été « blessées » par l’explosion.
Ils vivent dans le village natal de Shigematsu, loin du centre-ville, mais quatre ans après la fin de la guerre, les villageois commencent à colporter des rumeurs disant que la jeune Yasuko a en fait été irradiée et préfèrent garder leurs distances. Le jour où il est question de lui trouver un mari, le marieur insiste pour connaître ses allées et venues pendant et après le bombardement.

Le Dôme de la bombe atomique, à Hiroshima. Photo prise en 1945. (Jiji)
Shigematsu et Yasuko écrivent chaque jour dans leur journal. Pour réfuter les rumeurs et convaincre le marieur, Shigematsu recopie des passages de son journal dans celui de sa nièce. Ibuse décrit dans ses pages leur vie paisible. Le récit qui est scandé d’extraits de journal intime, retrace minutieusement la tragédie de la bombe atomique.
Mais malheureusement Yasuko, autrefois en bonne santé, commence à montrer des symptômes inquiétants. Elle aussi est une victime des retombées radioactives de la Pluie noire qui s’est abattue sur Hiroshima et ses habitants après l’explosion atomique.
Leur vie bascule. Mais plutôt que de dénoncer haut et fort l’inhumanité de l’arme atomique, Ibuse décrit les faits par le menu, il narre sobrement le tragique de la situation et son exceptionnel talent de romancier permet aux lecteurs de vivre avec les personnages toute l’horreur de cet enfer sur terre.
- La Salamandre (titre original Sanshô-uo), trad. Martine Jullien, éditions Picquier poche
- Jon Manjirô hyôryûki (« Les aventures de John Manjirô »), non traduit en français
- Pluie noire (titre original Kuroi ame), trad. Takeko Tamura et Colette Yugué, éditions Gallimard, Coll. Folio
« Hirota Kôki, criminel de guerre », de Shiroyama Saburô

Édition japonaise de « Hirota Kôki, criminel de guerre » (Rakujitsu moyu), de Shiroyama Saburô (© Shinchôsha)
Terminons cet article en présentant le livre de Shiroyama Saburô (1927-2007) intitulé « Hirota Kôki, criminel de guerre ». Écrivain et scénariste, Shiroyama est connu pour ses romans historiques. Dans ce livre, il raconte la vie de Hirota Kôki, Premier ministre de 1936 à 1937, qui est le seul civil à avoir été exécuté en tant que criminel de guerre de classe A suite au procès de Tokyo. L’auteur s’interroge sur la responsabilité des dirigeants en temps de guerre.
Alors qu’il n’est encore qu’étudiant, Shiroyama se porte volontaire pour entrer dans la marine impériale. Il est en train de suivre une formation dans une unité d’attaque spéciale tokkôtai (souvent appelée kamikaze) quand se terminent les combats. Dans ses écrits, il cherche à comprendre l’état d’esprit des dirigeants. Hirota est pour lui l’exemple du col blanc qui se retrouve malgré lui empêtré dans l’engrenage de la guerre.
Hirota a occupé les fonctions de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères dans les années 1930. Après avoir tenté d’empêcher l’entrée en guerre du Japon, il cède à la pression de l’armée. Au procès de Tokyo, il ne souhaite pas plaider non coupable et est condamné à mort. Il meurt pendu. Respectant son vœu, sa famille ne prend pas position.
Ôoka Shôhei qui était un ami d’enfance du fils aîné de Hirota propose son aide à Shiroyama qui peine alors à rassembler les documents nécessaires à l’écriture de son livre. Grâce à l’intermédiaire d’Ôoka, la famille du défunt accepte de recevoir Shiroyama. Le troisième fils de Hirota, qui a été le secrétaire de son père alors Premier ministre, lui livre des anecdotes inédites. Cette documentation a nourri le roman de Shiroyama.
- Rakujitsu moyu (« Hirota Kôki, criminel de guerre), non traduit en français
Sélection d’autres ouvrages de la littérature japonaise (1945-54)
Traduits en français
- La Chute (titre original Darakuron, 1946) de Sakaguchi Ango, trad. Yamada Minoru, Sasaki Yasuyuki et Yves‑Marie Allioux, éditions Picquier poche
(Note : de nombreux ouvrages de cet article ont donné lieu à plusieurs traductions en français, mais une seule figure pour chacun d’entre eux.)
Encore non traduits en français
- « La Condition de l’homme » (Ningen no jôken, 1958) de Gomikawa Junpei
(Photo de titre : [de gauche à droite] Ibuse Masuji, Dazai Osamu et Ôoka Shôhei. Jiji)
littérature écrivain guerre livre Shôwa Seconde Guerre mondiale



