La littérature japonaise au XXème siècle : une rétrospective de l’ère Shôwa

Quelles valeurs à l’heure du boom économique ? Le roman japonais de 1955 à 1964

Livre

Après-guerre, le Japon connaît une période d’occupation puis de reconstruction avant de vivre un boom économique sans précédent à partir des années 1955. C’est dans ce contexte qu’émerge une nouvelle génération de brillants écrivains qui va marquer la scène littéraire japonaise ; citons les noms de Mishima Yukio, Ôe Kenzaburô et Abe Kôbô.

Dans ce troisième volet de notre série consacrée à la littérature japonaise de l’ère Shôwa (1926-1989), penchons-nous sur les romans publiés entre 1955 et 1964. C’est l’époque du boom économique, les nouveaux écrivains qui émergent vont remodeler le paysage littéraire de l’Archipel.

Le Pavillon d’or, de Mishima Yukio

Une édition japonaise du Pavillon d’or de Mishima Yukio. (© Shinchôsha)
Une édition japonaise du Pavillon d’or de Mishima Yukio. (© Shinchôsha)

En 1949, au sortir de la guerre, Mishima Yukio (1925-1970) a 24 ans, il travaille encore au ministère des Finances quand paraît son roman semi-autobiographique Confessions d’un masque qui le fait connaître au grand public. Avec Le Tumulte des flots (1954), il devient un auteur à succès. Pour son grand œuvre, Mishima s’inspire d’un fait divers qui a défrayé la chronique : l’incendie du pavillon d’or de Kyoto. Dans son Pavillon d’or (1956), le romancier s’en prend aux canons du Beau en vigueur au Japon.

Le protagoniste s’appelle Mizoguchi, il est né vers Maizuru sur les côtes de la mer du Japon. Dans son enfance, son père, prêtre dans un temple à la campagne, lui a répété que rien n’était plus beau que le Kinkaku-ji (le Pavillon d’or de Kyoto). Moqué des autres enfants car il est bègue, Mizoguchi souffre d’un complexe d’infériorité et se renferme sur lui-même.

Le père confie Mizoguchi au grand prêtre du Kinkaku-ji, qu’il a connu étudiant. Fidèle aux dernières volontés de son père, mort à la fin de la guerre, il rentre donc au Kinkaku-ji comme novice. La beauté du temple l’écrase et le captive, dans son cœur se mêlent des émotions complexes, la haine y côtoie l’admiration héritée de l’enfance. Il se plaît à imaginer que l’édifice est consumé par les flammes à cause d’un raid aérien. Beauté et destruction sont les deux faces d’une même médaille.

Pourtant Kyoto est épargnée par les bombardements et le temple ne part pas en fumée. « Jamais, ni dans mon imagination, ni même dans le monde réel, jamais le pavillon d’or n’avait été aussi insolemment resplendissant, cette beauté outrepassait tout, elle transcendait toute forme d’impermanence. », pense Mizoguchi avec stupéfaction à l’annonce de la capitulation du Japon.

Devenu prêtre, Mizoguchi, achève de se former dans une université bouddhique, mais dans un parcours erratique il finit par couper les ponts et s’éloigne irrémédiablement du révérend qui l’a pris sous son aile. Il précipite sa fin comme obsédé par une idée fixe « mettre le feu au pavillon d’or ».

En 1970, Mishima se suicide par seppuku à l’issue d’une tentative ratée de coup d’État. Or dans une scène du Pavillon d’or il fait dire à Mizoguchi : « Ce qui change le monde, ce n’est jamais la connaissance... Ce qui transforme le monde, c’est l’action. ». Où Mishima voulait-il en venir avec cette question du Beau ?

  • Le Pavillon d’or (titre original Kinkakuji), traduction de Marc Mécréant
  • Confessions d’un masque (titre original Kamen no kokuhaku), traduction de Dominique Palmé
  • Le Tumulte des Flots (titre original Shiosai), traduction de Gaston Renondeau

La Saison du soleil, de Ishihara Shintarô

La Guerre de Corée commence en juin 1950. Le Japon vient de recouvrer son indépendance après la période d’occupation américaine (suite au traité de San Francisco signé en septembre 1951) et que la Guerre froide gagne en ampleur, quand le Premier ministre Kishi Nobusuke signe en 1960 un traité de sécurité avec les États-Unis qui déclenche des manifestations de masse. Le mécontentement fédère de nombreux jeunes Japonais.

Une édition japonaise du recueil de nouvelles intitulé La Saison du soleil, par Ishihara Shintarô. (© Shinchôsha)
Une édition japonaise du recueil de nouvelles intitulé La Saison du soleil, par Ishihara Shintarô. (© Shinchôsha)

Le Japon traverse une période de grande instabilité politique quand Ishihara Shintarô (1932-2022), alors étudiant à l’université Hitotsubashi, se fait connaître avec la parution de La Saison du soleil (1955). Cette nouvelle qui donnera son titre au recueil éponyme choque ses contemporains tant elle est « immorale » et va à l’encontre des valeurs de l’époque. Les critiques sont partagés mais Ishihara Shintarô remporte finalement le prix Akutagawa, faisant de l’auteur le plus jeune lauréat de ce célèbre prix littéraire. La nouvelle décrit la vie d’une jeunesse marginale appelée « tribu du soleil ».

Le protagoniste s’appelle Tatsuya, ce lycéen passe ses journées à pratiquer la boxe et faire du bateau. Voyou dans l’âme, il ne jure que par les femmes, les « affaires », les bagarres et le racket. Il a bien des copains avec qui passer le temps mais c’est un opportuniste qui ne croit pas en l’amitié.

Sa petite amie se nomme Eiko mais elle ne représente rien pour lui. Aimer ne rime pas avec durer, ce n’est pour lui qu’un jeu, une pulsion à assouvir. Tout au long du récit, Tatsuya vit en marginal, dans l’instant présent. Ishihara décrit une jeunesse détestant les principes prônés par les adultes, pour qui la morale est aussi ennuyeuse que rébarbative.

Qu’attendent-ils de leur époque ? Tatsuya engrosse Eiko et le récit se clôt sur des propos machistes, dans le droit fil de l’idéologie d’Ishihara.

  • La Saison du soleil (titre original Taiyô no kisetsu), traduction de Kuni Matsuo

Warera no jidai (« De notre temps »), d’Ôe Kenzaburô

Écrivain au talent précoce, Ôe Kenzaburô (1935-2023) fait ses débuts sur la scène littéraire alors qu’il est étudiant en littérature française à l’Université de Tokyo. Il n’a que 23 ans quand il commence la rédaction de Warera no jidai (« De notre temps », non traduit en français). Cette œuvre sauvage, débordante de fraîcheur mais abondant aussi d’allusions sexuelles très explicites et de scènes violentes, a été assez mal reçue de la critique.

Une édition japonaise de Warera no jidai,  de Ôe Kenzaburô. (© Shinchôsha)
Une édition japonaise de Warera no jidai, de Ôe Kenzaburô. (© Shinchôsha)

Cinq ans après la première édition, le livre paraît en poche, Ôe explique alors combien ce roman lui tient à cœur, il sait que personne d’autre que lui n’aurait pu écrire ce texte. L’écrivain remportera le prix Nobel de littérature en 1994 mais ce roman est sans doute le plus beau diamant brut de toute sa bibliographie.

Le livre raconte l’histoire parallèle de deux frères. Yasuo est étudiant en littérature française à l’université, il vit avec une prostituée d’âge mûr appelée Yoriko qui prend des clients étrangers. Cette liaison ne le satisfait plus, mais il s’est résigné et continue de la fréquenter bien que leur couple soit dans l’impasse.

La seule chose qui le motive encore est ce concours littéraire auquel il s’est inscrit, s’il le remportait il pourrait espérer partir étudier en France pendant trois ans. S’il réussissait à quitter le Japon, il pourrait rompre avec Yoriko et commencer une nouvelle vie.

Son frère Shigeru est âgé de 16 ans. Pianiste de jazz, il joue dans un trio appelé les « Unlucky Young Men », avec Kôji le clarinettiste, lui aussi âgé de 16 ans, et Kô un batteur coréen de 20 ans de retour de la guerre de Corée. Les musiciens en herbe se produisent dans des clubs underground. Bohèmes, ils rêvent de sensations fortes.

Un jour, ils se retrouvent par hasard dans une manifestation organisée par un groupe d’extrême droite et aperçoivent l’empereur dans le cortège. Dans l’idée d’ébranler cet « homme tranquille » qui symbolise à leurs yeux la décadence et l’essoufflement d’un monde, et dans ce seul but, ils envisagent de lancer sur la voiture la grenade que Kô tient cachée.

« Les jeunes Japonais n’avaient aucun avenir. », écrit Ôe, qui pourtant semble souhaiter que ses personnages réussissent à renverser la vapeur et sortir du statu quo. La fuite en avant, est-ce vraiment la seule voie possible ?

Yasuo et Shigeru mènent chacun leur barque et voguent vers leur destin. Cette œuvre puissante dépeint la vie d’une certaine jeunesse et nous sommes très loin des pages d’Ishihara.

  • Warera no jidai (« De notre temps »), non traduit en français

La Femme des sables, d’Abe Kôbô

Abe Kôbô (1924-1993) est né à Tokyo, mais il a grandi en Mandchourie, où son père était médecin. Après des études de médecine à l’université impériale de Tokyo, il obtient son diplôme après la Seconde Guerre mondiale, mais préférant la littérature, il n’exercera jamais. Il remporte le prix Akutagawa pour Le Crime de Monsieur S. Karma, la première nouvelle du recueil intitulé Les Murs publié en 1951. L’auteur écrivait plutôt pour le théâtre quand son roman La Femme des sables sort en 1962 et devient un succès de librairie.

« Un jour d’août, un homme est porté disparu. » Au début du récit, on suit un homme parti au bord de la mer dans l’espoir de trouver des insectes vivant dans les dunes. L’entomologiste se dit que s’il réussissait à trouver une nouvelle espèce, son nom figurerait à jamais écrit dans les livres, trônant à côté de l’intitulé latin de l’insecte découvert.

Mais il se fait piéger et des villageois le condamnent à vivre dans une maison délabrée enfouie au creux des dunes. L’échelle de corde a été retirée, il est coincé à 20 mètres sous le niveau du sol. Celle qui habite là, au fond, triste et silencieuse, manie la pelle et chaque nuit collecte du sable pour le mettre dans des sortes de bidons que les villageois récupèrent en les treuillant.

Le sable inlassablement s’écoule comme s’il était vivant. L’homme et la femme risquent de finir ensevelis, enterrés vifs. S’ils restaient sans agir, le sable pourrait même engloutir le village. Mais elle ne peut accomplir seule cette tâche titanesque, il lui faut de l’aide, notre homme doit rester pour la seconder.

Le cycle infernal s’enclenche. Il tente bien de s’échapper mais ne réussit qu’à s’enliser dans les sables mouvants. Malgré son angoisse, il se résigne à son sort et en échange de nourriture et d’eau il finit par accepter ce travail fastidieux. Une des plus belles scènes le montre essayant désespérément de fuir. Qu’adviendra-t-il de lui ?

Ce roman est une fable tout aussi étrange et fantasque qu’universelle. Au quotidien nous nous débattons, incapables de nous libérer de nos chaînes, prisonniers de nos sociétés. En sommes-nous réduits à faire des compromis et à vivre d’espoir ? Traduit dans plus de 20 langues La Femme des sables est un monument de la littérature mondiale. Abe est sans doute mort trop tôt, il aurait pu semble-t-il remporter le prix Nobel de littérature.

  • La Femme des sables (titre original Suna no onna), traduction de Georges Bonneau
  • Le Crime de Monsieur S. Karma (titre original Karuma shi no hanzai), nouvelle tirée du recueil intitulé Les Murs (titre original Kabe), traduction de Marc Mécréant

Tokyo Express, de Matsumoto Seichô

Matsumoto Seichô (1909-1992) est connu pour ses romans policiers. Il naît la même année que Dazai Osamu, mais contrairement à l’auteur de La Déchéance d’un homme, il grandit dans la pauvreté. Il quitte l’école à 15 ans et enchaîne les petits boulots avant d’être engagé au quotidien Asahi Shimbun. Appelé sous les drapeaux, il passe la majeure partie de la Seconde Guerre mondiale en Corée. Lauréat d’un prix pour sa nouvelle Saigô satsu (« Le billet de Saigô »), il a déjà 41 ans quand commence sa carrière d’écrivain.

Une édition japonaise de Tokyo Express, de Matsumoto Seichô. (© Shinchôsha)
Une édition japonaise de Tokyo Express, de Matsumoto Seichô. (© Shinchôsha)

Tokyo Express (1958) est tout de suite un immense best-seller. Matsumoto vient de lancer un nouveau genre où l’intrigue se déroule sur fond de problèmes sociétaux, il ouvre la voie au « roman policier social ».

Yasuda dirige une entreprise de machines outil. Il est sur le quai 13 de la gare de Tokyo avec des serveuses d’un restaurant qu’il fréquente, quand, regardant du côté du quai 15, il aperçoit une autre serveuse de ce restaurant : elle est accompagnée, elle monte avec un jeune homme dans un express à destination de Hakata à Kyûshû. Ils ont tout l’air d’être amants.

Une semaine plus tard, deux corps sont retrouvés sur une plage de Hakata. Lui était cadre et travaillait dans un ministère, il était impliqué dans un scandale de corruption, mais l’enquête conclut à double suicide sur la base des témoignages recueillis à la gare de Tokyo.

Pourtant Mihara, le jeune inspecteur chargé de l’affaire de corruption ne croit pas à la thèse du suicide. Tant de trains vont et viennent, les uns après les autres, dans cette immense gare de Tokyo, il se demande s’il est vraiment possible d’apercevoir par hasard des gens se trouvant sur un autre quai. Alors qu’il vérifie les horaires, il comprend que le quai 15 ne peut être vu que pendant quatre minutes.

De plus, le témoin Yasuda est justement partie prenante dans l’affaire avec le ministère mais il était en voyage d’affaires à Hokkaidô au moment du suicide présumé. Dans les meilleures pages du roman, l’inspecteur décortique l’alibi. L’auteur a séduit les lecteurs avec ses descriptions réalistes des mobiles et des affaires rendant toute la complexité des scandales politiques et financiers ayant secoué le Japon d’après-guerre.

Les romans policiers de Matsumoto accordent une grande importance à la dimension sociale et aux « mobiles » du crime, une approche qui parle aux lecteurs. L’écrivain ayant lui-même fait l’expérience de la précarité, il a les mots justes pour parler des inégalités et des injustices de la société japonaise.

Le Point Zéro, son chef-d’œuvre, traite notamment de la prostitution au sein des forces d’occupation dans l’immédiat après-guerre. Le Vase de sable met en scène les lépreux et les discriminations dont ils sont victimes. Matsumoto est le doyen des écrivains ayant fait carrière dans les années d’après-guerre, il propose un regard différent sur cette époque.

  • Tokyo Express (titre original Ten to sen), traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle
  • Le Point Zéro (titre original Zero no shôten), traduction de Dominique Sylvain et Frank Sylvain
  • Le Vase de sable (titre original Suna no utsuwa), traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle

Sélection d’autres ouvrages de la littérature japonaise (1955-1964)

  • Ai to shi o mitsumete (« Contempler l’amour et la mort »,1963), d’Ôshima Michiko et Kôno Makoto, non traduit en français
  • Paris moyu (« Paris brûle », 1964) de Osaragi Jirô, non traduit en français
  • Saredo warera ga hibi (« Oui mais, de nos jours », 1964) par Shibata Shô, non traduit en français
  • Une affaire personnelle (titre original Kojinteki na taiken,1964) d’Ôe Kenzaburô, traduction de Claude Elsen

(Photo de titre : de gauche à droite, Mishima Yukio, Ôe Kenzaburô recevant le prix Nobel et Abe Kôbô. Jiji)

littérature écrivain Mishima Yukio