Exploration de l’histoire japonaise

Le Mandchoukouo, état fantoche du Japon impérial : « l’harmonie ethnique » comme étendard

Histoire International

Le Mandchoukouo, état fantoche japonais, n’aura duré que 13 ans. Puyi, le dernier empereur de la dynastie Qing y a régné de 1932 à 1945. Un historien retrace pour nous les offensives ayant présidé à la création du Mandchoukouo et met en perspective « l’harmonie ethnique » dont il se réclamait.

Le Mandchoukouo sous un nouveau jour

Le Mandchoukouo est un état fantoche que le Japon a mis en place en Mandchourie, dans le nord-est de la Chine. Il l’a régi de 1932 à 1945 en plaçant à sa tête Puyi (1906-67), le dernier empereur de la dynastie Qing.

Empereur de Chine à l’âge de deux ans, Puyi est contraint d’abdiquer quatre ans plus tard en 1912, quand la Chine devient une république. Adulte, il régnera un temps sur le Mandchoukouo. (© Kyôdô)
Empereur de Chine à l’âge de deux ans, Puyi est contraint d’abdiquer quatre ans plus tard en 1912, quand la Chine devient une république. Adulte, il régnera un temps sur le Mandchoukouo. (© Kyôdô)

Le Japon est l’un des pays fondateurs de la Société des Nations (SDN), membre permanent dès 1920, il finit la quitter en mars 1933 après s’en être progressivement éloigné dans les années 1930. La création du Mandchoukouo est l’une des étapes du développement de la « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » qui se veut le moteur d’une coopération harmonieuse entre les peuples de la région et qui est l’un des facteurs ayant conduit au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en Asie. La défaite du Japon en 1945 signe la fin du Mandchoukouo.

Si la création de cet état a porté atteinte aux droits des citoyens chinois et a coûté de nombreuses vies, elle a aussi permis l’émergence d’une culture unique en son genre et tributaire des conditions de son émergence. Cette ambivalence du Mandchoukouo a très bien été mise en lumière par un chercheur chinois en littérature japonaise qui a vécu dans sa chair cette période difficile. Vers 1990, les travaux d’un chercheur américain ont montré combien cet État avait pu faire figure de pionnier dans la promotion du multiculturalisme.

En Corée du Sud, un autre chercheur a également démontré combien le Mandchoukouo a pu avoir une influence considérable sur le gouvernement militaire sud-coréen d’après-guerre. Ces travaux de recherches menés dans le monde entier nous permettent de voir le Mandchoukouo sous un jour nouveau, le temps est venu d’en proposer une grille de lecture culturelle plus globale.

« L’harmonie ethnique » pour étendard

Créer un état fantoche ne faisait pas partie des objectifs initiaux de l’armée japonaise. Lors de l’incident de Mukden qui a lieu le 18 septembre 1931, de jeunes officiers de l’armée japonaise chargés de défendre le territoire occupé du Guandong ont ignoré les ordres de leur état-major général et posé des explosifs sur les voies de la Société des chemins de fer de Mandchourie du Sud, appartenant au Japon. Prétendant que le Guomindang de Tchang Kaï-chek était responsable de l’attentat, ils en ont profité pour, en représailles, occuper la région avec le soutien des troupes japonaises stationnées en Corée. L’incident déstabilise et fait tomber le gouvernement du Premier ministre Wakatsuki Reijirô, qui jusqu’alors avait mené une politique de coopération internationale.

Gouverneur général de Corée et ancien ministre des armées, Ugaki Kazushige (1868-1956) met sous contrôle l’armée du Guandong puis, sur les ordres de l’armée et du cabinet, orchestre la création d’un état indépendant en Mandchourie. C’est mon livre « Mandchoukouo : À la croisée des nationalismes » (Manshûkoku : Kôsaku suru nashonarizumu) qui, le premier, a mis en lumière le rôle joué par ce personnage clé.

La réaction des partisans mandchous, soutiens de Puyi et de l’ancienne dynastie Qing, après l’incident de Mukden a elle aussi été déterminante. Zhang Xueliang (1901-2001) était alors un jeune maréchal qui contrôlait la Mandchourie. Il venait de succéder à son père, Zhang Zuolin (1875-1928), un seigneur de la guerre qui avait la main sur un vaste territoire (trois fois plus grand que le Japon actuel) délimité au sud par la baie de Liaodong et cerné de montagnes, De cette base, Zuolin qui cherchait à prendre le pouvoir sur l’ensemble de la Mandchourie lançait des attaques contre la Chine centrale mais il trouva la mort dans un attentat à l’explosif organisé par l’armée japonaise du Guandong en juin 1928.

Son fils, Xueliang, met alors la pression sur la concession japonaise en faisant construire des lignes de chemins de fer et des ports. Fin 1928, il choisit pourtant de prêter allégeance à Tchang Kaï-chek, en échange du maintien de son contrôle sur les provinces de Fengtian, Jilin et Heilongjiang, dans le nord-est de la Chine et ce malgré la désapprobation de certains dirigeants de son armée.

L’armée japonaise du Guandong programme l’incident de Mukden au moment où Xueliang apporte son soutien aux troupes de Tchang Kaï-chek contre les forces communistes. Tchang Kaï-chek choisit de ne pas combattre l’armée du Guandong, il fait plutôt appel à la Société des Nations pour atteinte à la souveraineté et le Japon demande alors l’envoi d’une commission d’enquête.

Fin 1931, les partisans mandchous de la dynastie Qing, les militaires chinois Han ayant défié Zhang Xueliang ainsi que les dirigeants mongols projettent de mettre en place un nouvel État. En mars 1932, ils annoncent la création du Mandchoukouo et se répartissent les principaux postes du gouvernement. L’armée du Guandong organise et participe à la conférence réunissant les différentes factions. À ce moment des négociations il n’est fait mention ni de Puyi, ni d’aucune autre personnalité pour assurer le rôle de chef d’État. L’élaboration du système politique provoquant des dissensions, seule la création d’un État indépendant se targuant d’une « harmonie ethnique » est arrêtée.

Affiche commémorant le premier anniversaire de la fondation du Mandchoukouo (avec l’autorisation du Nagoya City Museum,  collection Kurita).
Affiche commémorant le premier anniversaire de la fondation du Mandchoukouo (avec l’autorisation du Nagoya City Museum, collection Kurita).

Pouvoir en expansion

L’armée du Guandong commémore la fondation du Mandchoukouo et l’intronisation de Puyi en différé car l’exercice est délicat. En effet, il faut que l’État du Mandchoukouo puisse émerger avant que n’arrive la Commission d’enquête Lytton dépêchée par la SDN. Avec l’aide du ministère japonais des Affaires étrangères, Puyi est enlevé. Il quitte la concession japonaise de Tianjin où il vivait alors et se contente d’abord du titre de chef de l’exécutif. Mais il obtient d’être nommé empereur. Le Japon et le Mandchoukouo signent en septembre 1932 un protocole par lequel le Japon reconnaît l’État, assume la responsabilité de sa défense et s’arroge le droit de nommer des Japonais au Conseil d’État. Cet accord qui prend la forme d’un traité international fait de facto du Mandchoukouo une colonie japonaise et suscite en cascade l’indignation de nombreux pays. Le Japon se voit contraint en mars 1933 de quitter la SDN. Il s’engage ensuite sur la voie de l’isolement diplomatique. En mars 1934, Puyi est nommé empereur, l’État devient l’Empire du Mandchoukouo.

Après la guerre russo-japonaise de 1904-1905, le Japon prend le contrôle du territoire occupé du Guandong dans la péninsule de Liaodong. Au début, l’armée du Guandong n’est qu’une unité militaire stationnée sur un territoire pour en assurer la protection et y défendre les bâtiments appartenant à la Société japonaise des Chemins de fer de Mandchourie. Mais la création du Mandchoukouo améliore considérablement son statut et lui ouvre la voie à d’autres actions. Vers 1935, les escarmouches se succèdent car le Mandchoukouo tente de mettre en place des gouvernements pro-japonais en Mongolie intérieure et dans le nord de la Chine. Les militaires chinois voient dans ces manœuvres des tentatives de repousser les frontières du Mandchoukouo. En juillet 1937, l’incident du pont Marco Polo est l’étincelle qui déclenche des hostilités à grande échelle entre le Japon et la Chine.

Un certain multiculturalisme

Après sa fondation en 1932, le Mandchoukouo continue de mener une politique d’« harmonie ethnique ». À l’origine, la Mandchourie était la patrie des Mandchous, peuple ayant gouverné la Chine sous la dynastie Qing. Les autres ethnies en avaient été écartées, il y avait pourtant sur son sol des nomades mongols dans les plaines occidentales ou des chasseurs Oroqen dans les régions forestières. À la fin du XVIIIe siècle, les colons Han ont commencé à y cultiver de nouvelles terres. Les musulmans Hui, des Coréens ainsi que des Russes fuyant l’Union soviétique sont venus peupler ces contrées à leur tour. Les régions où les Russes s’installent voient se développer la pratique du christianisme orthodoxe russe et des journaux en langue russe sont publiés. Les Russes d’origine polonaise ayant participé à la construction de la ville de Harbin édifient des églises catholiques et des synagogues. Pour les Polonais ayant perdu leur patrie au moment de l’Empire russe, la Mandchourie est comme une terre promise. Le Mandchoukouo accueille pêle-mêle tous ces immigrés, elle fait figure de petit paradis pour les plus riches d’entre eux.

Ce tract faisant la promotion du Mandchoukouo, (imprimé après sa fondation en 1932) glorifie l’harmonie entre cinq peuples (de droite à gauche, japonais, mongol, mandchou, coréen et chinois Han) en les montrant bras-dessus bras-dessous. (Avec l’autorisation du Nagoya City Museum, collection Kurita)
Ce tract faisant la promotion du Mandchoukouo, (imprimé après sa fondation en 1932) glorifie l’harmonie entre cinq peuples (de droite à gauche, japonais, mongol, mandchou, coréen et chinois Han) en les montrant bras-dessus bras-dessous. (Avec l’autorisation du Nagoya City Museum, collection Kurita)

Le confucianisme étant une valeur cardinale pour les Mandchous, soutiens de l’ancienne dynastie Qing, ils restaurent les temples confucianistes et transforment les cérémonies traditionnelles en célébrations annuelles. Leur volonté de mettre en place un système pour récompenser la piété filiale se heurte aux intellectuels chinois Han, plus modernistes, qui s’opposent à ce renouveau confucéen. Dans l’État du Mandchoukouo, les Han alors largement majoritaires dans toute la Chine sont considérés comme des « Mandchous ». La langue chinoise est dite « mandchou ». La plupart des forces de police et des juges sont « mandchous ». Les documents administratifs sont d’abord rédigés en mandchou, puis traduits en japonais. Les élèves japonais du primaire apprennent aux côtés des « Mandchous » et étudient le « mandchou ». Les « Mandchous » apprenant le japonais sont avantagés dans leur recherche d’emploi. La société s’apparente à un creuset multiculturel.

Développement du Mandchoukouo

Les Japonais contrôlent le Mandchoukouo par le biais d’une « gouvernance interne » (naimen shidô). De hauts-fonctionnaires sont missionnés du Japon pour diriger les affaires d’État. Des bureaucrates et des ouvriers spécialisés de la Société des chemins de fer ayant contribué à transformer la ville de Dalian en un port de commerce international, œuvrent pour que le Mandchoukouo et le système administratif du Guandong s’intègrent bien. La Société des chemins de fer, originellement propriété de l’État japonais, est transformée en une grande entreprise active dans de nombreux secteurs allant de relevés topographiques en Mandchourie ou en Mongolie intérieure, à des activités culturelles, comme la construction et la mise en service d’écoles ou de bibliothèques.

Xinjing, la capitale du Mandchoukouo (nom donné à Changchun sur cette période), est une ville moderne tout à fait conforme aux normes internationales. Les dernières technologies occidentales y sont mises à profit. Les urbanistes qui redessinent la ville, la dotent d’égouts et d’un vaste réseau de canalisations. Les habitants disposent du chauffage central et du gaz dans leur habitation. Dans ces régions septentrionales où l’hiver est si rude, il faut parer aux les problèmes dûs au froid ou au gel, les routes sont boueuses au printemps et gèlent en hiver mais le réseau routier bénéficie de l’apport des derniers progrès techniques. On amorce aussi la construction d’un des plus grands barrages d’Extrême-Orient. Même le Japon est devancé tant l’armée du Guandong parvient à centraliser les communications et à organiser l’information.

Le plan quinquennal de développement industriel qui est instauré en avril 1937 est calqué sur le celui de l’Union soviétique. Kishi Nobusuke (1896-1987) est la figure de proue de ce plan qu’il conduit à la baguette (sur le même modèle il administrera les îles intérieures à retour sur l’Archipel). C’est encore lui qui réorganise la Société des chemins de Fers de Mandchourie pour en faire une entreprise d’état diversifiée. Mais la guerre entre le Japon et la Chine qui commence en 1937 bouleverse les prévisions, l’offre ainsi que la demande, bientôt le plan doit subir des changements radicaux, il devient impossible de suivre la ligne budgétaire et de trouver des ouvriers qualifiés.

Un mélange problématique

En juillet 1941, le Premier ministre Konoe Fumimaro proclame la création de la Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale. C’est vers cette époque que paraît le livre de Nicolas Baïkov — né en Ukraine, dans l’Empire russe et ayant vécu de nombreuses années en Mandchourie. Cet ouvrage parlant notamment des tigres de Mandchourie est un best-seller dans sa traduction japonaise. De nombreux autres livres d’écrivains mandchous font l’objet de traduction. Il tenait à cœur à de nombreuses personnes de promouvoir l’ « harmonie ethnique ». Le chef du service d’informations et de relations publiques de l’armée du Guandong de déclarer par exemple au début des hostilités avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, que le Mandchoukouo était un modèle pour la Sphère de coprospérité. Mais, au même moment, des politiques impérialistes sont mises en œuvre en Corée et à Taïwan : la Sphère de coprospérité montre son vrai visage .

D’un côté on bafoue les Droits de l’homme, de l’autre on promeut un creuset multiculturel, l’histoire du Mandchoukouo nous montre combien le mélange des genres a pu être problématique. Ce type de système semi-coercitif n’a malheureusement pas disparu, il subsiste de nos jours encore et l’invasion russe de l’Ukraine qui a débuté en février 2022 en est peut-être l’exemple le plus frappant. Sans oublier de dire que de telles invasions ne devraient plus jamais avoir lieu, suivons ces chercheurs originaires de pays ayant eux-mêmes souffert quand ils appellent à réévaluer l’histoire culturelle du Mandchoukouo.

(Photo de titre : la rue principale de Xinjing, capitale du Mandchoukouo en 1941. Photo de la Kingendai Photo Library/Aflo)

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