Le calme avant la tempête : « tachi-ai », le face-à-face des deux lutteurs de sumo

Sport Tradition

Tachi-ai, c’est le moment où les deux lutteurs de sumo se font face avant le début du match. Devenu aujourd’hui un véritable passage clé lors de chaque rencontre, il répond à des codes bien précis. Revenons sur l’évolution de cet instant d’équilibre et de calme avant que la tempête se déchaîne.

Des échauffements interminables

Un match de baseball donne le top départ de la rencontre par un « Play ball ! », prononcé par l’arbitre, tout comme au judo, où un vigoureux « Hajime ! » commence traditionnellement le combat. Dans le sumo, rien de tout cela. L’arbitre (gyôji) sur le ring circulaire du dohyô n’a pas ce rôle. Au contraire, le match commence lorsque les deux lutteurs, les rikishi, l’ont décidé.

Chaque rencontre est rythmée par un certain nombre d’étapes. Avant le tachi-ai, il y a l’appel, par l’annonceur du ring, le yobidashi. Comme son nom l’indique, il appelle les noms des deux rikishi participant au combat, qui font alors leur entrée sur le dohyô. Au début de leurs échauffements, qui portent le nom de shikiri, les lutteurs effectuent ce qui pourrait ressembler à des squats profonds, ils répandent du sel sur le ring dans le cadre d’un rituel de purification et enfin ils apprécient l’un l’autre leur force et leurs capacités. Vient enfin le moment où ils s’accroupissent, se faisant face, chacun sur leurs lignes de départ, en équilibre sur la pointe des pieds, le torse bombé et bien droit. En se regardant dans les yeux, ils posent leurs poings sur le ring. Synchronisant leur départ, ils s’élancent, au son des nokotta de l’arbitre. Par ces cris répétés, ce dernier fait savoir que le match n’est pas terminé.

La durée du tachi-ai, l’échauffement et le face-à-face précédant la rencontre, est limitée. Sa particularité : plus le rang du lutteur est élevé, plus elle est longue. Par exemple, les rikishi de bas niveau n’ont le temps que pour un seul face-à-face, tandis que les lutteurs de haut niveau peuvent répéter le lancer de sel plusieurs fois avant que la rencontre ne commence réellement. Une fois ce laps de temps écoulé, l’arbitre encourage les lutteurs à l’action en criant des phrases telles que Matta nashi (c’est le moment d’engager), Sôhô te o tsuite (mettez tous les deux les poings à terre), ou Hakke yoi ! (il est temps de passer à l’action). Si les deux combattants ne parviennent pas à se synchroniser correctement, l’un d’eux lèvera la main à l’attention de son adversaire pour lui dire « attends ». L’arbitre lui donnera cette autorisation et demandera aux deux lutteurs de recommencer leur échauffement. Si l’arbitre ou le panel de juges assis sous le ring détermine que les poings de l’un ou de l’autre rikishi n’étaient pas posés correctement sur le sol au début, le match sera interrompu et ils recommenceront leur face-à-face.

Avant le début de la rencontre, les rikishi s'accroupissent en position de squat profond, se regardant l’un l’autre droit dans les yeux et mettent leurs deux poings serrés fermement sur le dohyô. Ce face-à-face entre Takanohana et Akebono est chargé de dignité, avec une tension palpable. (© Jiji)
Avant le début de la rencontre, les rikishi s’accroupissent en position de squat profond, se regardant l’un l’autre droit dans les yeux et mettent leurs deux poings serrés fermement sur le dohyô. Ce face-à-face entre Takanohana et Akebono est chargé de dignité, avec une tension palpable. (Jiji)

Cependant, le face-à-face entre les deux lutteurs, tout comme l’échauffement, qui précèdent la rencontre sont plutôt récents.

Les illustrations du sumo cérémoniel de la période Heian (794-1185) à la cour impériale montrent des rikishi se tournant les uns autour des autres, exactement comme le font aujourd’hui les lutteurs professionnels, à l’affût d’une ouverture pour se ruer sur leur adversaire. Les choses changent pendant l’époque d’Edo (1603-1868), avec l’apparition de dohyô surélevés. C’est à ce moment-là que les rikishi adoptent progressivement la position des deux poings sur le ring, se regardant l’un l’autre droit dans les yeux lors du face-à-face. Toutefois, jusqu’à l’ère Taishô (1912-1926), la durée de l’échauffement n’était pas fixée.

Gravure datant de l’époque d’Edo représentant un face-à-face entre les lutteurs Inagawa et Tomozuna en 1843.
Gravure datant de l’époque d’Edo représentant un face-à-face entre les lutteurs Inagawa et Tomozuna en 1843.

À l’époque, il n’y avait pas non plus de lignes tracées sur le ring, spécialement réservées au face-à-face avant la rencontre. Au moment de l’échauffement, les lutteurs se rapprochaient, pour finir souvent front contre front. Chacun pouvait ainsi entendre la respiration de l’autre, ralentissant encore un peu plus le début du combat. Un échauffement pouvait durer une heure, voire plus !

Front contre front, Tamanishiki (à droite) et Misugiiso (à gauche) s’affrontent lors du tournoi de janvier 1926.
Front contre front, Tamanishiki (à droite) et Misugiiso (à gauche) s’affrontent lors du tournoi de janvier 1926.

Des changements apportés par la radio

La question de la durée de l’échauffement précédant la rencontre a drastiquement changé en 1928, lorsque le diffuseur national NHK a commencé à couvrir les matches en direct à la radio. La rencontre du jour devant se terminer dans le temps imparti à l’émission, une durée limite a été imposée à l’échauffement et des lignes ont été tracées pour le face-à-face. Il s’agissait initialement de donner de l’espace au rikishi pour le tenir debout pendant le face-à-face. Peu à peu, les deux lutteurs ont commencé à marquer une certaine distance l’un de l’autre.

La durée de l’échauffement était initialement limitée à 10 minutes pour les lutteurs makuuchi, à 7 minutes pour les rangs jûryô et à 5 minutes pour les rangs makushita et inférieurs. Ces durées ont ensuite été réduites à respectivement 7 minutes, 5 minutes et 3 minutes lors du tournoi (basho) de 1942, puis à 5 minutes, 4 minutes et 3 minutes à partir du basho de novembre 1945, et à 4 minutes, 3 minutes et 2 minutes à partir de septembre 1950, durées encore appliquées aujourd’hui.

Tachi-ai : pourquoi cette pratique est-elle contradictoire ?

Cela fait maintenant près d’un siècle qu’une durée a été imposée à l’échauffement en sumo professionnel. Seulement, un problème apparaît clairement dans le sport moderne. L’issue des combats se décide de plus en plus par la force de la confrontation initiale. Pour de nombreux rikishi, entre 60 % et 70 % des matches sont aujourd’hui gagnés au moment de l’échauffement.

Ces 70 dernières années, les lutteurs sont devenus plus gros et plus grands. Leur taille et leur poids ont augmenté respectivement de 7 centimètres et de plus de 40 kilogrammes. Ainsi, des lutteurs de 1,85 m et pesant plus de 160 kilogrammes s’affrontent sur un ring d’à peine plus de 4,5 mètres de diamètre. La force déployée lors du face-à-face étant proportionnelle au poids des lutteurs, il est difficile pour l’un d’entre eux de se reprendre s’il est en retard de ne serait-ce que d’une fraction de seconde par rapport à son adversaire... En quête d’une brèche, l’un des deux lutteurs cherchera à se tenir debout pour être le premier à commencer le combat, ayant inévitablement pour conséquence de rendre inutilement interminables de nombreux face-à-face.

Par exemple, si un rikishi se prépare pour le face-à-face, ses deux poings posés sur le ring et que son adversaire pose son poing droit puis son poing gauche à terre, le combat commence au moment où le poing gauche de l’adversaire touche le ring. Celui qui a posé son poing en dernier au sol commence le combat.

Novembre 2019, lors de la dernière journée du tournoi, le yokozuna Hakuhô a utilisé tout le temps imparti pour l’échauffement avant d'engager la rencontre avec Takakeishô (à gauche). (© Jiji)
Novembre 2019, lors de la dernière journée du tournoi, le yokozuna Hakuhô a utilisé tout le temps imparti pour l’échauffement avant d’engager la rencontre avec Takakeishô (à gauche). (Jiji)

Mais cette pratique est contradictoire. D’une part, les rikishi veulent plonger à terre le plus rapidement possible pour prendre l’avantage et remporter le combat, mais d’autre part, ils doivent attendre que l’autre adversaire soit vraiment prêt. Donc peu importe le point de vue duquel on voit les choses, utiliser tout le temps réservé pour l’échauffement avant le début de la rencontre, comme le font actuellement les rikishi, n’est pas pratique.

Des règles souvent méconnues

Si au sumo, la rencontre commence une fois que les deux rikishi sont complètement synchronisés l’un avec l’autre, l’échauffement tel qu’il est pratiqué aujourd’hui est très éloigné de ce qu’il était initialement. Pour de nombreux rikishi, l’échauffement ne revêt qu’un caractère cérémoniel, et ils ne parviennent pas à se coordonner correctement ; l’un des deux lutteurs pose ses deux poings à terre, se tient debout, prêt à saisir l’autre, alors que son adversaire commence à peine à toucher le ring.

L’échauffement n’est guère devenu plus qu’un passage obligé car certains lutteurs ne comprennent pas suffisamment son essence, c’est-à-dire que le combat peut commencer à tout moment pendant la durée de quatre minutes réservée à l’échauffement. Futabayama et Taihô, deux grands yokozuna de l’histoire du sumo, ont pu remporter leurs combats haut la main même lorsque leurs adversaires n’avaient fait qu’un tour d’échauffement avant de commencer la rencontre.

Avant le tournoi de juillet 2010, Hakuhô avait déjà 63 victoires consécutives à son actif. Après que les journalistes ont fini de l’interviewer dans les vestiaires, un rikishi s’est approché de moi et m’a dit : « Demain, j’affronte Hakuhô. Que dois-je faire ? »

Le lendemain, le lutteur était impatient d’affronter Hakuhô après le premier échauffement. La tension était de plus en plus palpable à chaque échauffement. Mais rien de tout ça pour Hakuhô, qui, lui, a utilisé tout le temps imparti à la préparation. Il s’est clairement laissé déstabiliser par son adversaire, mais a réussi de justesse à s’imposer et à remporter une nouvelle victoire. Le spectacle de cet échauffement correspondait à ce que les tachi-ai avaient toujours dû être.

Les « deux poings sur le ring » sont-ils bénéfiques pour le sumo ?

Autre problème : les juges du sumo eux-mêmes et les hauts responsables de l’Association japonaise de sumo insistent pour que les rikishi aient les deux poings sur le ring avant de commencer la rencontre.

Au douzième jour du tournoi de Nagoya en juillet 2023, les juges ont adressé un avertissement verbal à Abi et Hakuhô après trois faux départs consécutifs. Takakeishô et Tamawashi avaient eux aussi reçu un avertissement similaire pendant leur match lors du tournoi de janvier 2010. De nos jours, il est de plus en plus fréquent que le juge en chef lève la main pour arrêter un combat s’il considère qu’il y a eu faux départ.

Il est inconvenant que les lutteurs passent trop de temps à se regarder l’un l’autre et à se jauger, mais un passage en revue des matchs interrompus pour cause de faux départ a permis de constater que dans de nombreux cas, les rikishi étaient bien synchronisés. Cependant, l’un d’eux avait eu un poing légèrement levé et ne touchait pas totalement le ring au début de la rencontre.

Chaque face-à-face nécessite beaucoup de concentration, et l’insistance des deux lutteurs pour laisser leurs deux poings sur le ring, une pratique difficile, n’est pas pour rendre les spectateurs particulièrement enthousiastes. Jusqu’en 1984, la plupart des combats commençaient avec des rikishi qui s’élançaient sur leur adversaire, se relevant à peine de leur position accroupie.

Mais tout change en 1985, avec l’ouverture de la nouvelle arène du Kokugikan, déplacée du quartier de Kuramae à celui de Ryôgoku (à Tokyo), endroit où elle se trouve encore aujourd’hui. Les autorités du sumo ont alors décidé que le sport avait besoin de faire peau neuve, pour aller de pair avec la nouvelle arène. Un groupe d’étude pour les rikishi s’est réuni à l’automne 1984 et il a été décidé que les deux poings devraient être posés sur le ring pour pouvoir commencer le match.

Mais contrairement aux attentes de l’Association japonaise du sumo, la nouvelle règle n’a pas été bénéfique pour la discipline. En effet, à l’époque des grandes rivalités entre Tochinishiki et Wakanohana, Kashiwado et Taihô, et Wajima et Kitanoumi, où les rikishi n’étaient alors pas obligés de laisser leurs deux poings sur le ring au moment du face-à-face, il y a eu de nombreux combats spectaculaires.

En cherchant obstinément à magnifier des face-à-face puissants — poings sur le ring, lutteurs plus imposants, départs depuis une position accroupie de plus en plus basse — ces derniers temps, le sumo a perdu de son intérêt. Les poussées en force sont devenues de plus en plus fréquentes, et les lutteurs ne s’attrapent plus guère à la ceinture. Et le mizu iri (un temps mort lorsqu’un combat dure depuis 4 minutes ou plus, les lutteurs se voient alors accorder une pause, avant de se replacer exactement dans les mêmes positions que celles dans lesquelles ils étaient) est devenu extrêmement rare, ce que regrettent profondément de nombreux fans de sumo de longue date.

Temps ou égalité des chances ?

L’ancien ôzeki Takanonami (qui deviendra l’oyakata Otowayama), un lutteur à l’esprit vif et un théoricien de premier plan du monde du sumo, a souvent discuté avec moi de son point de vue personnel sur le face-à-face qui précède chaque rencontre, avant de décéder subitement en 2015 à l’âge de 43 ans.

Sa vision était plutôt claire : « Le sumo doit sans cesse évoluer. À n’en pas douter, il y a matière à discuter du sujet du temps réservé à l’échauffement et au face-à-face. Le combat était plus dynamique, avec plus d’attaque et de défense, à l’époque où les rikishi s’engageaient à moitié accroupis. Qui voudrait assister à un tournoi où la rencontre se résume ni plus ni moins à savoir qui a poussé qui en premier au moment du face-à-face ? »

En conclusion, j’aimerais faire quelques recommandations.

Si après la première routine d’échauffement, les rikishi sont en position pour commencer le combat et se regardent les yeux dans les yeux mais ne réussissent pas à se synchroniser, la règle exige qu’ils refassent l’échauffement et aillent chercher une poignée de sel chacun dans leur coin respectif. La routine d’échauffement devrait redevenir ce qu’elle était initialement : les lutteurs devraient être prêts à commencer le combat après chaque échauffement. Mais le problème est que les lutteurs d’aujourd’hui utilisent au maximum le temps qui leur est imparti avant de s’engager.

Ce que les fans veulent voir, c’est aussi plus d’actions offensives comme défensives au niveau de la ceinture. Il serait par exemple possible, ce qui se rapprocherait de la suggestion de Takanonami, de revenir à l’ancien style d’échauffement et de face-à-face, où les deux lutteurs ne commencent pas le combat avec les deux poings sur le ring.

Même si cela peut enlever une partie de l’intérêt de l’échauffement, afin d’être sûr que les deux adversaires partent bien avec les mêmes chances, je pense que les rikishi devraient se lever et commencer à l’appel lancé par l’arbitre « hakke yoi, nokotta ». Transposé à une compétition d’athlétisme, ce serait un peu comme un « à vos marques ».

La limitation du temps précédant le face-à-face tout comme les lignes tracées pour exécuter ce dernier ont été introduites il y a 95 ans. Depuis lors, le sumo a connu de nombreux changements. Les lutteurs ont gagné en taille comme en technique. Je pense que pour s’adapter à cette évolution, le moment est venu de repenser les règles relatives au tachi-ai, afin de redonner du dynamisme au sumo, pour toujours plus de plaisir pour les spectateurs.

(Photo de titre : les lutteurs Ikioi [à droite] et End, au quatrième jour du tournoi de novembre 2017. Kyôdô)

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