
La modernité de l’esthétique traditionnelle
Le kabuki en héritage : Nakamura Takanosuke innove un théâtre pluriséculaire
Art Personnages- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Son père était une légende du kabuki
Le théâtre kabuki est un art pluriséculaire qui se transmet de père en fils ou de maître à disciple. Nakamura Takanosuke est le fils de Nakamura Tomijûrô V (1929-2011). Nommé « Trésor national vivant » en 1994, cet acteur réputé pour son jeu précis et l’expressivité de sa danse avait 69 ans à la naissance de son fils, en 1999.
« Quand j’étais jeune, mon père n’a pas cherché à me former, se souvient Takanosuke. J’ai pris quelques cours de danse, mais il ne m’a jamais forcé, il me disait toujours : « Je commencerai à te former à tes quatorze ans. En attendant, amuse-toi, grandis et vois ce que tu aimes vraiment faire. » Il tenait cette façon de penser du Fûshi kaden de Zeami, un traité rédigé au début du XVe siècle par le fondateur du théâtre nô, ce petit précis destiné à ses disciples abonde de conseils pratiques.
De nombreux grands acteurs de kabuki héritent ou reçoivent des noms de scène honorifiques (myôseki) et des titres qui se transmettent souvent de père en fils (yagô). Les acteurs peuvent changer de nom au fur et à mesure que leur carrière avance et qu’ils gagnent en notoriété. Mais, ils reçoivent plus qu’un nom (myôseki), ils viennent s’inscrire dans une lignée d’acteurs et héritent parfois de rôles marquants dans les pièces où leurs devanciers se sont distingués.
Nakamura fils a reçu le nom de Takanosuke à l’âge de six ans. Son père l’a nommé ainsi car il jouait dans la pièce « L’Illustre faucon du mont Kurama » (Kuramayama homare no wakataka) le rôle du jeune Ushiwaka-maru, le futur Minamoto no Yoshitsune, général du clan Genji. « Notre famille a pour yagô le nom de Tennôjiya, qui est lié au Shitennô-ji, un temple à Osaka célèbre pour une légende avec un faucon (taka). Et comme notre blason familial représente une rosace composée de huit empennages de flèches en plumes de faucon (takanoha yatsuya-guruma), mon père a eu l’idée de prendre taka, qui signifie faucon, pour former mon nom de scène. »
Le père pensait par ailleurs transmettre le myôseki de Tomijûrô à son fils quand il aurait 20 ans — et que lui-même fêterait ses 90 ans — il aurait voulu que pour cette occasion Takanosuke joue la pièce intitulée Kyôganoko musume Dôjôji et qu’il exécute ces danses incontournables de la grande tradition des Tennôjiya.
Mais le patriarche décède en 2011, il a alors 81 ans. « Je n’avais que onze ans quand mon père est mort et je ne sais pas quelle formation il avait prévue pour moi. Chez les acteurs de kabuki, le père joue un rôle crucial dans la formation du successeur. Mon guide était parti trop tôt, je n’étais pas sûr de pouvoir survivre dans cette sphère artistique. J’ai traversé des moments très difficiles, mais l’idée d’abandonner ne m’a jamais effleuré.
Takanosuke lors du neuvième Shônokai, en 2024
Mieux que cent jours de répétitions
En 2013, pour le troisième anniversaire de la mort de son père, Takanosuke, qui a alors 14 ans, a inauguré une série de galas organisés à titre privé, appelée Shônokai. Depuis lors, il en propose tous les ans une édition. Après une période de relâche due à la pandémie, il a donné en 2025 son 9e gala.
« On apprend tellement quand on est devant un public, grâce à ces spectacles je peux jouer les pièces qui m’importent à un moment donné. Je pense que cela me prépare aux rôles qui pourraient m’être proposés un jour dans des productions commerciales données dans de grands théâtres. Comme dit l’adage : « Une représentation vaut plus que cent répétitions. » La pratique au quotidien est importante bien sûr, mais l’expérience acquise en jouant devant un public n’a pas de prix. Ces Shônokai sont des occasions précieuses, si formatrices. Je ne mets au programme que des pièces en lien étroit avec mon père, il s’agit souvent de grands classiques du répertoire du kabuki de l’époque d’Edo. »
En 2022, pour la septième édition, Takanosuke a interprété le rôle principal de la pièce Funa Benkei, qui comporte une danse kabuki adaptée de la pièce de nô éponyme (elle-même tirée de la célèbre épopée du Dit du Heike). En 2023, il rejoue cette pièce au théâtre Kabuki-za, à Tokyo, car c’était l’une des préférées de son père. La critique est élogieuse. Dans les pages du journal Tokyo Shimbun de février 2023, Yanai Kenji, le célèbre historien du kabuki, loue la beauté de son jeu de jambes, souligne qu’il dégage une merveilleuse énergie et dit combien il a hâte de voir évoluer le prometteur Takanosuke.
En 2022, Takanosuke reprend le rôle de Funa Benkei que son père aimait tant jouer.
Takanosuke commence tout juste à voir quelles graines son père a voulu semer pour nourrir son développement artistique.
En entrant à l’école primaire, Takanosuke a commencé à apprendre de petites danses de nô appelées shimai sous la férule de Katayama Yûsetsu, un célèbre acteur de nô de l’école Kanze, lui-même Trésor national vivant. « Mon père avait étudié le nô quand il était jeune et il avait passé de longues années à s’entraîner au suriashi, une façon de marcher tout en glissant. Enfant, je n’aimais pas ces cours de nô et je me demandais souvent pourquoi je devais en passer par là. »
Aujourd’hui, il lui est profondément reconnaissant de l’avoir ainsi initié au nô dès son plus jeune âge. Il continue d’ailleurs de pratiquer sous l’égide de Katayama Kurôemon X, le fils aîné de Yûsetsu. « Le jeu de jambes est très important dans le kabuki. Avec le nô, j’ai appris à m’ancrer au sol. De nombreuses pièces de kabuki sont adaptées de classiques venant du répertoire de nô et de kyôgen (un art de la scène comique qui s’est développé parallèlement au nô). En m’initiant aux danses originelles, j’ai pu mieux en saisir l’essence, redécouvrir pourquoi le kabuki était si intéressant et comprendre comment bien le donner à voir. Je pense que c’est ce que mon père voulait que j’apprenne avec ces cours de nô. »
Conjuguer les genres
Pour le neuvième Shônokai qui s’est déroulé en août 2024 au Théâtre national de Nô de Tokyo, il a invité un artiste à se joindre au gala. Nomura Yûki, ne vient pas du kabuki, cette jeune star du kyôgen a rejoint Takanosuke dans une danse intitulée Futari sambasô (danse sambasô à deux interprètes). Nés tous deux en 1999, les deux hommes se sont rencontrés par l’intermédiaire de Kurôemon. Devenus amis, ces deux héritiers de grandes familles d’acteurs, amoureux des traditions, ont en partage le goût des défis.
Le morceau qu’ils ont interprété ensemble est une saynète de nô inspirée de rites agraires dans laquelle à l’origine les acteurs de kyôgen dansaient avec fougue sur scène afin que les récoltes soient abondantes. Cette danse fait aussi partie du répertoire du kabuki, on la donne à certaines occasions, pour les kaomise (« présentation des nouveaux acteurs de la troupe ») du Nouvel An ou lors des galas donnés quand un acteur prend un nom de scène (shûmei). En kabuki, l’accompagnement musical est joué au shamisen, mais pour leur duo, les artistes ont choisi d’utiliser l’arrangement original du nô. Leur costume était de simples kimonos noirs habillés de hakama, Takanosuke et Yûki ont interprété chacun la danse dans le style de leur répertoire respectif, pour que le public puisse comparer les versions kabuki et kyôgen et profiter des variantes.
« La danse est aux origines une forme de prière adressée aux dieux. Je l’ai bien senti en interprétant Sambasô avec Yûki. On sent que le côté rituel est capital dans ce chef-d’œuvre. Mais, alors qu’en kabuki, il est mis en exergue par le maquillage et les accessoires de scène, en nô, pas d’accessoires, la danse est moins chargée, plus sacrée et plus en tension. L’acteur de nô galvanise le sol et la terre par sa danse et lui infuse son énergie. En kabuki, l’utilisation du corps diffère totalement. Ce duo m’a permis de mieux comprendre le kabuki. Je comprends mieux pourquoi on dit que c’est un art de la scène populaire et je vois mieux comment le jouer. »
Nomura Yûki, à droite, est en représentation avec Takanosuke, ils montrent les points communs ainsi que les différences notables existant entre le nô, le kyôgen et le kabuki.
Toujours pour le gala du Shônokai, Takanosuke a invité l’acteur de kabuki Onoe Sakon (de sept ans son cadet) à venir interpréter avec lui la danse intitulée « Ligotés » (Bô-shibari). Dans cette adaptation d’une pièce de kyôgen, Takanosuke jouait le rôle de Jirôkaja, un serviteur ayant la mauvaise habitude de se faufiler dans les réserves de son maître pour y boire le saké entreposé. Quand il quitte sa demeure pour aller faire une course, le maître des lieux prend soin d’attacher les bras de Jirôkaja à une barre et les mains de Tarôkaja, son autre serviteur, derrière son dos. Certes les deux compères ne peuvent se servir eux-mêmes du saké, mais ils trouvent un moyen astucieux pour en siroter à tour de rôle. Quand il rentre chez lui, le maître trouve ses deux serviteurs ivres et en train de danser. La pièce est très drôle, mais elle est vraiment technique.
Takanosuke (à droite) et Sakon (à gauche) ont tous les deux été formés par Onoe Shôroku IV, le père de Sakon qui leur a appris à jouer la pièce intitulée Bô-shibari.
Quand la création contemporaine facilite l’accès au répertoire classique
En 2023, Takanosuke a joué dans une série de spectacles de kabuki qu’on appelle shinsaku car ce sont des créations contemporaines. Ces pièces ont défrayé la chronique : Tôken ranbu était inspirée d’un jeu vidéo, Mahābārata senki était adapté des Épopées du Mahabharata et Lupin III reprenait les personnages du célèbre anime
« Ces créations contemporaines ne sont pas adaptées du répertoire classique mais la mise en scène suit les conventions du kabuki. Grâce à ces pièces j’ai bien vu combien il est nécessaire de maîtriser à la perfection les fondamentaux du kabuki. Plus on les maîtrise, mieux on peut les transposer et les transgresser. Je veux m’abreuver aux classiques tant que je suis encore jeune, pour réussir à faire mien cet art si complexe du kabuki. »
Takanosuke et Nomura Yûki répètent le Futari sambasô. On voit à droite, Nomura Mansai II, le père de Yûki et Fujima Kanjûrô VIIIl, le célèbre chorégraphe, leur donner des indications.
La pièce de Tôken ranbu est particulièrement révolutionnaire, car elle est adaptée d’un jeu vidéo en ligne qui a fini par être décliné en série de films d’animation et en comédie musicale. C’est l’histoire de guerriers incarnant de légendaires épées (tôken) combattant les forces du mal qui tentent de réviser l’orthodoxie historique. Takanosuke a conquis un nouveau public, plus jeune, en interprétant Dôdanuki Masakuni, l’un des principaux guerriers mais aussi le samouraï Matsunaga Hisanao.
« La plupart des spectateurs étaient des fans du jeu Tôken ranbu et je me demandais comment ils allaient réagir puisqu’ils n’étaient pas familiers des conventions classiques du kabuki. Mais dès le premier jour, l’accueil du public a été formidable ; les spectateurs étaient vraiment captivés par ce qui se passait sur scène. Grâce à ce spectacle, nombre d’entre eux ont eu envie de venir voir du kabuki classique et au Shônokai suivant, nous avons eu beaucoup plus de jeunes spectateurs. »
Takanosuke pense que la création contemporaine (shinsaku) attire un public plus large et leur facilite l’accès au répertoire classique. « Si de jeunes spectateurs découvraient le kabuki avec le chef-d’oeuvre intitulé Kanadehon chûshingura qui raconte comment les célèbres 47 rônin ont cherché à mener à bien leur vendetta (sur la trame d’un fait réel qui s’est déroulé au XVIIIe), ils ne pourraient probablement pas s’identifier aux personnages ni vibrer aux idéaux de loyauté (chûgi) ou de vendetta (ada-uchi) en jeu dans l’histoire car nos valeurs et notre sensibilité sont radicalement différentes aujourd’hui. Les créations sont une meilleure porte d’entrée. Les spectateurs auront tout le loisir, s’ils le souhaitent, de se tourner ensuite vers les grands classiques du kabuki. »
L’histoire ou les répliques peuvent être difficiles à suivre au début, mais « on peut tout à fait commencer par apprécier la musique, les costumes, les décors ou les changements de scène. Pourquoi pas devenir fan d’un acteur en particulier. On peut commencer par se cantonner à un seul aspect du kabuki, quitte à élargir ensuite progressivement ses centres d’intérêts. Cet art de la scène a plus de quatre cents ans d’histoire. Je suis sûr que ce type de spectacle vivant peut émouvoir et toucher des spectateurs de tous âges. »
Mettre les classiques à l’épreuve
Pour Takanosuke, préserver le répertoire classique ce n’est pas rejeter le changement. « Le kabuki est un art vivant qui a beaucoup évolué depuis l’époque d’Edo. Notre plus grand défi en tant qu’artistes est de jouer des spectacles qui réussissent à captiver le jeune public, d’aujourd’hui et de demain. »
Son père, Tomijûrô, était un acteur emblématique de la scène expérimentale menée par le metteur en scène et critique Takechi Tetsuji (1912-1988). Le « Takechi Kabuki » avait pour ambition de mettre les classiques au diapason d’interprétations et de relectures modernes. « Pouvoir m’inscrire dans une entreprise aussi novatrice serait très enrichissant. J’ai hâte de faire miens de nouveaux projets grâce à mon engagement dans le kabuki contemporain (shinsaku). Je vais continuer de collaborer avec des artistes venant d’autres arts de la scène traditionnels, comme le nô ou le kyôgen. »
Interrogé sur ses projets à long terme, il répond sans hésiter : « J’aspire à maîtriser les classiques et succéder à mon père avec son nom de scène. Mais avant de pouvoir devenir Tomijûrô VI, je dois avoir une idée claire du type de kabuki auquel j’aspire, c’est pourquoi je profite d’être encore jeune pour m’ouvrir à de nouveaux horizons et essayer beaucoup de choses différentes. »
En novembre 2024, il jouait pour la première fois une pièce de style occidental intitulée « La Famille excentrique » (Uchôten kazoku) qui raconte l’histoire d’une famille de tanuki habitant à Kyoto déguisés en humains. Sa programmation de kabuki est également bien remplie, il jouait en décembre 2024 au Minami-za Theater de Kyoto à l’occasion du kaomise de la troupe. Puis en janvier 2025 il participait au New Year Asakusa Kabuki, qui est une rampe vers la gloire pour tout acteur en devenir. Il a partagé la scène avec les meilleurs espoirs de sa génération, citons Onoe Sakon, Nakamura Hashinosuke ou Ichikawa Somegorô.
Grâce à son apprentissage des danses shimai, sa prestance en scène est excellente, sa voix est claire et sonore, sa diction précise et son exceptionnel talent de danseur sont ses plus grands atouts. Il ne fait aucun doute qu’il atteindra des sommets grâce aux rôles qu’il a déjà eu l’heure d’interpréter dans les plus grandes productions commerciales du kabuki du moment. Un artiste à suivre.
Takanosuke clôture l’édition du Shônokai 2024 en promettant de continuer à progresser sur le chemin de l’excellence.
(Texte d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Toutes les photos : © Matsuda Tadao ; avec l’aimable autorisation de l’agence Takaya)