L’isolement social au Japon

Après une vie de « hikikomori », apprendre à se réintégrer dans la société sans chercher la normalité

Société

Le terme hikikomori désigne des personnes vivant retranchées à la maison et ayant coupé tout contact avec la société. L’une d’entre elles est Maruyama Yasuhiko, qui s’en est sorti aujourd’hui. Il nous raconte comment il s’est battu en vain pour être « normal », jusqu’à ce qu’une vision d’animaux sauvages dans une savane africaine lui redonne goût à la vie.

Maruyama Yasuhiko MARUYAMA Yasuhiko

Né à Tokyo en 1964. Manquant souvent l’école, il lui a fallu sept ans pour terminer ses études au lycée. Après avoir obtenu son diplôme universitaire, il trouve un travail dans un lycée mais se met quelques années plus tard délibérément en retrait de la société et devient hikikomori. Il se consacre ensuite à des recherches sur les moyens de venir en aide aux jeunes. Il crée Human Studio, un organisme où il donne notamment des conseils à des enfants et à des familles sur l’absentéisme à l’école et le retrait en marge de la société, problèmes auxquels il a lui-même été confronté lorsqu’il était plus jeune. Il est l’auteur de « Quand l’absentéisme scolaire et le retrait social prennent fin » (Futôkô, hikikomori ga owaru toki).

Entre trahison et suspicion de la société japonaise

—— Les facteurs et les causes à l’origine d’un retrait de la société peuvent être très différents d’une personne à l’autre. Parlez-nous de votre expérience personnelle. Comment êtes-vous devenu un hikikomori ?

MARUYAMA YASUHIKO  Il m’a déjà fallu sept ans pour terminer mes études au lycée, parce que je manquais souvent l’école. Puis, a la fin de mes études universitaires et avec mon diplôme en poche, j’ai cherché un poste de professeur, mais malheureusement, je n’ai rien trouvé de permanent. Il y a aussi eu la réaction de mes parents face à ma situation et des problèmes que j’ai rencontrés avec une personne en qui j’avais confiance ; tout cela m’a laissé un sentiment de trahison et de méfiance. Si bien que j’ai fait le choix de me mettre à l’écart de la société, lorsque j’avais une vingtaine d’années. Je me suis sorti de cette vie de hikikomori une dizaine d’années plus tard.

Pendant toutes ces années, je n’arrivais pas à trouver la souplesse mentale pour mettre de l’ordre dans les pensées qui m’envahissaient, les dépasser et me réintégrer dans la société. J’étais convaincu que je n’arriverais jamais à redevenir « normal ». Mais avec le recul, je pense que j’aurais pu éviter de basculer et de devenir un hikikomori, si j’avais eu quelqu’un à mes côtés à qui parler.

—— À quelle sorte d’épreuves et de douleurs avez-vous dû faire face lorsque vous viviez en retrait de la société ?

M.Y.  Je n’étais pas totalement replié chez moi à déprimer. Je sortais encore une fois par mois pour acheter des livres. Mais ça ne suffisait pas à me faire me sentir mieux. J’étais perturbé par le fait inéluctable pour un adulte de devoir sortir et trouver un travail. Mais j’avais l’impression de ne pas pouvoir m’intégrer à la société parce que je m’en méfiais ; d’elle et des autres.

Par exemple, dans les gares, tous les usagers réguliers utilisaient leur carte d’abonnement pour gagner du temps aux guichets. Mais pas moi. J’utilisais un ticket aller simple, et j’étais bien le seul d’ailleurs. Cette différence avec les autres me donnait des complexes et était un fardeau pour moi. Sans emploi ni revenu, je ressentais une douleur physique et j’étais mal à l’aise de ne pas avoir de place dans la société en tant que membre adulte. Cela allait bien au-delà du mal-être, allant jusqu’à agir comme un frein physique sur mes mouvements. J’avais vraiment l’impression trainer des boulets aux pieds.

Lorsque j’étais au plus bas, je ne faisais plus que manger et regarder un peu la télévision. Je passais mon temps allongé à me morfondre, à me dire que je n’étais bon à rien et que je n’avais pas ma place ici.

Des animaux sauvages dans la savane

—— Quel a été le déclencheur de votre retour dans la société ? Et quelles ont été vos activités depuis ?

M.Y.  Cela faisait quatre ans que je vivais en marge de la société, en hikikomori. À ce moment-là, j’ai eu une expérience qui m’a redonné le goût de vivre et l’envie de m’intégrer à nouveau dans la société. Comme je vous l’ai dit, il m’a fallu sept ans pour terminer mes études au lycée, mais cela ne m’a pas empêché d’assister chaque année à la réunion des anciens élèves. Et pour le dixième anniversaire de l’obtention de notre diplôme, j’ai fait partie du conseil d’organisation de la réunion. C’était un peu comme un travail, et je m’amusais bien. J’ai voulu continuer à éprouver cette sensation de plaisir, alors j’ai commencé à chercher un emploi Avant cette expérience, en tant que hikikomori, tout ce que j’avais réussi à faire c’était détourner les yeux de la société. Mais à bien y réfléchir, c’était peut-être pour moi un moyen de ne pas sombrer dans le désespoir le plus total.

Ma décision de chercher un emploi m’a toutefois confronté à la société de plein fouet. Et j’ai eu le sentiment d’un échec tardif : d’autres personnes de mon âge travaillaient, s’étaient mariées et avaient eu des enfants. Et moi, pendant ce temps, qu’est-ce que je faisais ? Je m’en suis voulu, nourrissant un profond sentiment de jalousie à leur égard. Si j’avais trouvé un travail, les choses auraient pu changer pour moi, mais à plus de trente ans, ça a été un échec total. J’ai alors senti ma raison d’être disparaître rapidement... J’avais perdu tout espoir de vivre une vie ordinaire. J’en étais venu à me dire que s’il y avait six milliards d’habitants sur Terre, j’étais le six milliardième en partant du sommet, et que ma mort ne serait d’aucun intérêt pour personne. Je me reprochais sans cesse d’être incapable de vivre. Cette phase a été la plus difficile pour moi.

Maruyama Yasuhiko en compagnie de Hayashi Kyôko, également une ancienne hikikomori.
Maruyama Yasuhiko en compagnie de Hayashi Kyôko, également une ancienne hikikomori.

Quand un jour, une scène d’animaux sauvages dans la savane africaine m’est apparue à l’esprit. Je me suis dit que ces animaux vivent leur vie de façon naturelle, sans que personne ne s’en soucie. Puis ils meurent et leurs corps retournent à la terre, toujours sans que personne ne s’en soucie. C’est alors que je me suis dit que si j’étais incapable de vivre correctement, même en tant que spécimen inférieur de l’espèce humaine, peut-être que je pourrais vivre comme un animal sauvage. Carpe diem. Je prendrais au jour le jour les choses comme elles viennent, sans me poser de question. Je ferais ce que je veux jusqu’à ce que je n’aie plus d’argent. Quand je n’en aurais plus, ce serait fini pour moi, je mourrais et c’est tout. Je n’avais jamais vu la vie de cette manière auparavant. Elle m’a débarrassé de l’obsession de devenir « normal », comme les autres, et j’ai commencé à me sentir plus à l’aise.

En me basant sur ma propre expérience et sur celle d’autres personnes que j’ai rencontrées, je pense pouvoir dire qu’il y a un rapport de cause à effet entre le fait de se sentir à l’aise et le regain d’énergie que cela vous procure. Oui, c’est lorsque j’ai commencé à être plus à l’aise dans la société que j’ai réellement senti mon corps produire enfin de l’énergie. Fort de cette motivation nouvelle, j’ai commencé à réfléchir à des idées d’activités qui pourraient m’aider à m’en sortir et de travaux grâce auxquels je pourrais aider d’autres hikikomori.

Avant de sombrer dans une vie de hikikomori, je voulais devenir professeur. Même dans mes années les plus noires, j’avais continué de considérer l’éducation comme une bonne chose. Mais alors que je cherchais comment mettre à profit cette nouvelle énergie, je me suis mis à réfléchir davantage à l’éducation. J’en suis arrivé à la conclusion qu’elle avait aussi ses mauvais côtés pour les enfants, comme l’oppression et les contrôles dont ils font l’objet. Je voulais mettre en application cette façon de penser. Je me suis donc documenté sur des sujets en lien avec cette façon de penser, tels que le soutien aux jeunes, l’absentéisme à l’école, le retrait de la société et le conseil. Et en me basant sur ce que j’ai appris, j’ai créé une organisation privée de conseil appelée Human Studio, que je gère moi-même depuis.

Lorsque j’ai touché le fond, j’étais incapable de faire quoi que ce soit pour moi-même. Mais c’est à ce moment que j’ai eu ce qu’on pourrait appeler une sorte d’expérience mystique, avec les animaux de la savane. Je ne saurais dire si elle est venue de ma tête ou du ciel. Mais, une chose est sûre, elle m’a permis de voir la vie différemment et de vivre différemment. Et grâce à elle, je n’avais plus besoin de chercher désespérément à être « normal ». J’ai trouvé ma véritable nature, et j’en suis heureux.

(Photos de Nippon.com)

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