Le Japon, un pays réticent à la prise de risque

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Il semblerait que les Japonais soient génétiquement prédisposés au pessimisme. Mais ce n’est bien entendu pas une tare ! Cet état d’esprit pourrait au contraire constituer la base de l’assiduité et de l’attention au détail, deux qualités pour lesquelles les habitants de l’Archipel sont si souvent encensés. Mais cela reste toutefois un sérieux obstacle à la prise de risque...

Les Japonais sont moins enclins à prendre des risques que les Européens

Comment la perception japonaise de la réalité façonne-t-elle la culture du pays ?

Une hypothèse attribuée au linguiste et anthropologue Edward Sapir et à son étudiant Benjamin Whorf établit que le langage que nous utilisons conditionne notre vision du monde et notre pensée. J’ai donc réfléchi sur la façon dont ceci s’applique à mon propre cas. J’ai vécu au Japon pendant près de 45 ans, et puisque j’en suis venu à penser en Japonais comme les natifs, ma culture de naissance arabe peut parfois me sembler étrange et peu familière. D’un autre côté, puisque ma langue maternelle est toujours profondément ancrée en moi, il y a toujours des moments ou je me sens flotter entre mes deux cultures, arabe et japonaise.

On dit que les Japonais interprètent le mot « risque » (risuku, le mot anglais qui a été adopté dans leur langue) comme « quelque chose de dangereux qui va produire un résultat négatif ». Par conséquent, il est tout naturel que les personnes vivant au Japon fassent de leur mieux pour éviter les risques, que ce soit en allant au travail ou à l’école, dans les conversations, et dans d’innombrables autres situations de la vie. Les gens se disciplinent pour se comporter de la façon la moins risquée. Le résultat final ? Une société qui place la sécurité avant tout.

Le concept de « risque » des sociétés occidentales, sur lequel le Japon a façonné sa modernisation, a un sens plus positif : « acte calculé qui produira un grand succès si tout se passe bien ». Ce calcul a pour cœur l‘idée de parier sur une réussite. C’est donc totalement à l’opposé de l’usage japonais classique, qui a une forte nuance impliquant un résultat négatif.

J’ai enseigné dans des universités japonaises pendant 15 ans, et j’ai aussi vu cette tendance à éviter les risques chez mes étudiants. J’essaye de créer des opportunités de discussion et de partage d’opinion dans mes classes, mais même quand je demande aux élèves leur avis, il est rare que j’obtienne une réponse significative. Cependant, si j’attends un peu, les étudiants vont commencer à parler à leurs voisins et à discuter entre eux. Ils ont des opinions à exprimer, mais si personne ne lève la main, les étudiants vont souvent décider qu’il est plus prudent de ne pas lever la leur. Cette aptitude des Japonais à sentir l’ambiance, et à ne prendre la parole qu’à leur tour, est une technique nécessaire pour éviter d’être « le clou qui dépasse et qui se fait taper dessus ».

Optimiste ou pessimiste, est-ce inscrit dans nos gênes ?

En accord avec leur nature réticente au risque, les Japonais sont réputés pour avoir le moins d’appétit au monde pour les investissements personnels. Les statistiques de la Banque du Japon montrent que par comparaison avec les foyers occidentaux, les Japonais ont beaucoup plus tendance à garder leurs économies en espèces ou sur leur compte plutôt que de les investir dans des actions à haut risque ou dans des fonds d’investissement. Un des facteurs majeurs derrière ce fait est la perception négative des revenus dépendants des investissements risqués. Le gouvernement a beau essayer de promouvoir les investissements par rapport aux économies, cela ne prend pas. Il est intéressant de constater que des facteurs génétiques semblent également expliquer la réticence des Japonais à prendre des risques.

Les recherches menées par Julie K. Norem, professeur de psychologie au Wellesley College, postulent qu’il y a deux grandes façons de penser chez les humains : le pessimisme défensif et l’optimisme stratégique. Les pessimistes défensifs croient que peu importe la régularité de leurs réussites, ils peuvent toujours échouer la prochaine fois. Les optimistes stratégiques pensent pour leur part de manière positive, et ont fortement confiance en leur capacité à accomplir quelque chose, même sans preuves concrètes.

Le facteur déterminant si une personne a plutôt le statut de pessimiste défensif ou d’optimiste stratégique est la présence d’un neurotransmetteur appelé sérotonine. Présent en quantités suffisantes dans le cerveau, il donne un sentiment de sécurité et de motivation, mais s’il en manque, il peut expliquer une anxiété plus élevée et une certaine irritation. Une protéine appelée SERT (ou « transporteur de la sérotonine ») permet de répartir ce neurotransmetteur tout autour du cerveau, et c’est le génotype de cette protéine qui détermine si la sérotonine est distribuée de manière adéquate.

Les gènes codant pour la protéine SERT sont de deux types : le type L, de haute capacité, et le type S, plus limité. On hérite d’un gène par parent, et il y a donc trois combinaisons possibles : SS, SL et LL. Les Japonais ont pour près de 70 % la paire SS, et les personnes ayant la paire LL comptent pour moins de 10 %. La population japonaise a donc une prépondérance de personnes ayant moins de sérotonine, et qui peuvent donc être considérés comme des pessimistes défensifs avec une tendance à l’anxiété et à prévoir le pire.

Le wa, un mécanisme de freinage du cerveau des Japonais

Pour être parfaitement clair, je ne dis pas que les optimistes stratégiques sont supérieurs, ou que les pessimistes défensifs ne peuvent pas réussir dans la vie. Comme on peut le voir dans le titre du livre de Norem, « Le pouvoir positif de l’énergie négative » (The Positive Power of Negative Thinking), la pensée négative peut générer de l’énergie positive. Les gens qui pensent qu’ils vont peut-être se tromper ou faire face à des obstacles ont tendance à planifier avec précaution afin d’éviter de causer du chaos ou des problèmes aux autres en agissant de manière impulsive. Ils gagnent la confiance des autres en étant très conscients de leurs actes et de la façon dont ils influent sur leur environnement. Vu de cette manière, le pessimisme défensif semble expliquer l’assiduité et l’attention au détail des Japonais.

Le cerveau humain fonctionne selon un double mécanisme : tout d’abord l’accélération, liée aux espoirs et aux désirs, qui est ensuite retenu par une fonction de freinage. L’accélérateur opère afin de contrôler notre comportement inné et instinctif, et le frein est quant à lui acquis en grandissant, au fur et à mesure que nous nous développons en tant qu’êtres humains. Au Japon, où les gens souhaitent éviter d’être « des clous qui dépassent », son rôle est particulièrement important.

La prépondérance du mécanisme de frein peut également être vue dans le langage. Les Japonais favorisent l’utilisation de mots indéfinis, vagues, « sûrs », d’expressions tels que « il est possible que… », « ça pourrait être… », « on pourrait penser que… ». Le fait de supprimer ses propres sentiments et ses propres expressions physiques est considéré comme faisant partie de la culture japonaise. Avoir la force de se contrôler même quand on est triste ou troublé, et ne pas montrer d’émotions excessives devant les autres, est un trait souvent attribué aux Japonais.

Ces freins cérébraux peuvent également expliquer l’esprit japonais du wa, ou de l’harmonie du groupe. Pour répondre aux besoins de la société, les habitants de la campagne devaient penser au reste de leur village avant eux-mêmes, et planter et récolter les cultures de riz avec toute la communauté. Cette collaboration était possible grâce à l’opération des freins des cerveaux de chaque villageois. Il y a d’innombrables autres exemples de comportements dans la société japonaise qui montrent que l’activité de ces freins est la norme.

Négatif et positif : un match serré

Ce sont précisément ces mécanismes de frein qui se manifestent sous la forme d’un plus grande considération envers les autres et dans le fait de prendre soin de son entourage, et qui ont donné naissance à l’esprit japonais de l’omotenashi, ou hospitalité.

Dans ce monde ou les gens cherchent à établir des « normes mondiales », il est facile de penser que la bonne manière de réussir est d’adopter l’optimisme stratégique typique des nations occidentales, un monde dans lequel les gens regardent les choses de manière positive, et expriment leurs espoirs et leurs désirs sans se retenir. Mais des facteurs culturels, sociaux et même génétiques peuvent limiter notre aptitude à adopter ce système de pensée. Ne pensez-vous donc pas que le négatif et le positif (ainsi que les mécanismes de frein et d’accélération du cerveau) sont comme la lumière et l’ombre, inextricablement liés et d’une valeur égale ? Bien sûr, il est possible que je pense de cette manière parce que je suis moi-même immergé profondément dans une société dont les habitants sont majoritairement des « pessimistes défensifs ».

(Photo de titre : Pixta)

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