La culture pop nippone se mondialise

Fujii Kaze, le dernier phénomène musical au Japon

Culture Musique

La dernière superstar de la scène musicale japonaise est l’auteur-compositeur-interprète Fujii Kaze, considéré par beaucoup comme l’artiste le plus talentueux de ces dernières années. Nous sommes allés rencontrer Matsuo Kiyoshi, l’un des plus importants producteurs R&B du Japon, sur l’avenir prometteur de ce musicien hors du commun.

Matsuo Kiyoshi MATSUO Kiyoshi

Musicien et producteur de musique. Il débute sa carrière en tant que journaliste spécialiste de la scène R&B et hip-hop. Il multiplie les voyages à l’étranger afin de faire des interviews exclusives avec des grands artistes comme James Brown et Quincy Jones, avant de commencer à travailler comme musicien à partir du milieu des années 1990. Il connaît le succès en tant que producteur pour des artistes connus.

L’envol d’un nouvel artiste japonais grâce au streaming

À seulement 23 ans, l’auteur-compositeur-interprète Fujii Kaze brille déjà comme l’une des étoiles montantes de la scène musicale japonaise. Son style se caractérise par des mélodies originales, enjouées et accrocheuses et des paroles uniques, souvent chantées dans le dialecte d’Okayama (préfecture dont il est originaire). Il chante d’une voix à la fois souple et robuste et joue exceptionnellement bien du piano.

Il fait ses débuts en novembre 2019 avec son single « Nan-Nan (YouTube) », proposé en téléchargement. Aujourd’hui, les plateformes de streaming sont rapidement devenues le principal moyen d’écouter de la musique, et ce même au Japon. C’est pourquoi il n’est pas inhabituel pour les artistes de proposer leurs titres uniquement sous forme numérique. Mais même dans ce contexte, il y a quelque chose de différent dans la façon dont Fujii s’était fait connaître à ses débuts : il a bâti sa carrière principalement grâce à sa présence sur YouTube.

Depuis l’âge de 12 ans, Fujii met en ligne des reprises d’une grande variété de genres musicaux sur sa chaîne « Fujii Kaze ». Même après le lancement de sa carrière professionnelle, il a continué d’être actif sur YouTube, en postant des clips, des vidéos de performances live et des diffusions en direct sur sa chaîne. Dans le même temps, il limite fortement ses apparitions sur les médias traditionnels, comme la télévision et les magazines de musique.

Malgré l’annulation de sa tournée en juin 2020 (en raison de la crise sanitaire), qui devait coïncider avec la sortie de son premier album, Help Ever Hurt Never, et la déception causée auprès de ses fans, il a vite su compenser en mettant en ligne une série de prestations live au piano, où on peut le voir jouer et parler. Ces performances triomphales lui ont valu une renommée encore plus grande, lui permettant de transformer une possible catastrophe en une belle opportunité.

Fujii est bien parti pour se bâtir une grande carrière selon ses propres conditions : grâce à YouTube, d’autres services de streaming, Instagram et Twitter. En ce sens, il marque l’arrivée d’une nouvelle génération sur la scène pop au Japon.

Les morceaux qu’il a repris sur sa chaîne indiquent qu’il a des goûts éclectiques et un appétit vorace pour tous les styles, mais ses propres compositions peuvent être catégorisées comme du R&B. Afin de mieux cerner la dernière sensation R&B du moment, nous sommes allés rencontrer Matsuo Kiyoshi, l’un des plus grands experts japonais du genre, afin de voir comment il considère ce nouveau phénomène. Cette interview a eu lieu à distance, le 28 octobre 2020, la veille du concert de Fujii au Budôkan de Tokyo.

Une famille de mélomanes

Matsuo a découvert Fujii Kaze pour la première fois entre l’automne et la fin de l’année 2019.

« Peu de temps après, une personne de chez Universal Music m’a dit que Fujii allait faire ses débuts officiels chez eux, se remémore Matsuo. À ce moment-là, l’engouement pour ce jeune homme commençait à prendre de l’envergure et l’excitation m’est venue assez vite : je sentais qu’il avait le potentiel pour devenir un artiste vraiment spécial. Comme tout le monde, je me suis mis à retracer son parcours en regardant toutes ses vidéos YouTube. Dans les premières, on peut le voir très jeune, un gamin plein de fraîcheur jouant aux côtés de quelqu’un d’un peu plus âgé qui avait l’air d’être son frère. Le fait qu’il publiait déjà des vidéos à un si jeune âge supposait qu’il était sous la supervision d’un parent, alors je me suis demandé si ses parents étaient des musiciens ou avaient un lien avec la musique... »

Il se trouve que le frère aîné de Kaze, Sora, est également musicien : il joue du piano et du saxophone. Il a un profil assez similaire à celui de Kaze, ce qui est naturel pour deux frères. Le père n’est pas musicien lui-même, mais il en est certainement un grand amateur, et semble avoir initié ses fils à toutes sortes de musiques au cours de leur enfance.

« Je ne suis pas surpris d’apprendre qu’il a développé son oreille principalement avec des musiques américaines, sous l’influence de son père. Il se pourrait que les enfants de grands amateurs de musique et de critiques musicaux soient exposés à une plus grande variété de styles que les enfants de musiciens... Oui, je pense effectivement que beaucoup de musiciens peuvent ne pas écouter autant de musique en termes de quantité, bien qu’ils l’écoutent plus intensément. L’étendue des goûts musicaux de Fujii Kaze à un si jeune âge montre que grandir dans une famille d’amoureux de la musique a une influence indéniable sur les enfants ! »

Style japonais, ou pas ?

Un coup d'œil au compte Twitter de Fujii donne l’impression qu’il n’a pas encore suscité la réaction attendue de la part de l’industrie de la musique. Selon Matsuo, c’est parce qu’il est difficile à classer :

« Il a un style R&B, avec une sensibilité pour le jazz et même quelques éléments de classique. Et tout est bien équilibré. C’est sans doute pour cela. Peut-être qu’il essaie délibérément de maintenir une certaine ambiguïté sur ce qu’il considère être ses racines. Ou peut-être qu’il est tout simplement ce genre de personne. »

« Mais je pense que la raison pour laquelle il jouit d’un tel soutien passionné est qu’il y a quelque chose dans son style vocal qui rappelle définitivement les classiques de la pop kayôkyoku (classiques de la pop japonaise d’après-guerre), dans sa façon de jouer avec la mélodie et sa voix, de sorte que même s’il reprend autant de chansons étrangères, quelque chose dans sa musique reste typiquement japonais. Il ne se conforme pas totalement aux codes musicaux américains ou occidentaux. »

Cette authenticité provient en partie de son dialecte régional, qu’il utilise dans ses chansons.

« Originaire d’Okayama, Fuji peut se rabattre facilement sur sa “langue d’origine” à des moments où il serait compliqué de placer des mots en japonais standard. Et il s’en sert très habilement pour associer parfaitement les paroles à la mélodie. »

En effet, dans « Mô-Eh-Wa (YouTube) », les paroles ne ressemblent presque pas à du japonais, ce qui contribue certainement à donner une sensation de fraîcheur et de nouveau. Matsuo confirme que ce japonais atypique a un impact indéniable sur la musique de Fujii :

« Il y a quelques années, il y avait une vidéo promotionnel (YouTube) produite par un organisme public de la préfecture de Miyazaki, qui présentait des personnes parlant un dialecte local ressemblant au français. La vidéo a connu un certain succès, mais en fait, cette idée existe depuis pas mal de temps. Il y a une sorte de méthodologie dans la manière de faire chez Fujii, une façon de captiver les gens et de faire passer un message. Je pense que c’est peut-être pour cela qu’il a opté pour YouTube plutôt qu’une plateforme audio comme Sound Cloud. »

Pas qu’un beau minois !

Cependant, Fujii est plus qu’un simple chanteur. Il est aussi un pianiste talentueux et énergique, et cela participe grandement à rendre ses vidéos impressionnantes.

« Je pense que chaque fois que vous tombez sur quelqu’un d’aussi doué techniquement – et cela ne se limite pas qu’au piano – vous vous demandez qui est cette personne et le genre de vie qu’elle a mené pour atteindre ce niveau, poursuit Matsuo. Dans le cas de Fujii Kaze, je pense qu’il donne tout simplement aux spectateurs un sentiment d’émerveillement : il est si jeune, si beau... où a-t-il appris à si bien jouer ? C’est complètement différent de regarder un vieux maestro jouer ! »

En tant que musicien, Fujii a clairement tous les atouts pour réussir. Mais comment Matsuo le considère-t-il du point de vue d’un producteur ?

« L’une des premières choses qui frappe est son apparence extérieure : il pourrait se démarquer sans même chanter ! En ce qui concerne sa musique, on ressent fortement qu’il est plus ou moins indépendant, qu’il a déjà en lui tout ce dont il a besoin pour créer sa musique. Il n’y a rien dans la production de cet album qui gêne ou obscurcit son identité. La production est tellement restreinte qu’on dirait presque qu’il s’est autoproduit. »

Au niveau mondial, l’une des tendances majeures du R&B en ce moment est la “trap”, un type de hip-hop au tempo lent, un rythme détendu et une basse bien lourde, avec du rap ou d’autres voix sur une piste d’accompagnement mélangée à des sons électroniques. Mais Fujii a pris une direction qui n’a rien à voir avec ce style en vogue.

« Aux États-Unis, le trap est l’un des genres les plus vendus, note Matsuo, mais il semble que Fujii n’essaie pas de rompre avec le style de R&B qui est populaire au Japon. »

Artiste multilingue, Fujii semble parler assez bien anglais. Mais Matsuo pense qu’il ne l’a pas juste appris à l’oreille, comme sa musique.

« Si vous écoutez les interviews qu’il a faites en anglais, sa base grammaticale est également bien solide. Ce n’est pas le genre d’anglais que les gens apprennent parfois en vivant à New York pendant une ou deux années. Il a dû l’étudier très sérieusement à l’école. »

(© Takayama Hirokazu)
(© Takayama Hirokazu)

Bien qu’il semble parfois ne pas être particulièrement ambitieux, Fujii donne aussi l’impression qu’il s’est fixé ses objectifs à un très jeune âge alors qu’il vivait encore à Okayama, en progressant étape par étape dans l’ascension de sa carrière. Ses compétences linguistiques en témoignent : l’école qu’il a fréquentée investit beaucoup d’efforts dans l’enseignement de l’anglais et c’est l’une des meilleures de la préfecture en termes de nombre d’étudiants admis dans des universités prestigieuses.

Jalousie, déception et avenir

« Fujii est le genre d’artiste qui pourrait rendre beaucoup de personnes jalouses dans l’industrie de la musique, estime Matsuo, en particulier d’autres artistes du même âge que lui. C’est sûrement déjà le cas. Il semble juste avoir tout ce dont un musicien a besoin pour se lancer sur la scène musicale et connaître un très grand succès. En fait, cela pourrait aller au-delà de la jalousie et se transformer en désespoir chez certains. »

« Je pense que les autres artistes réalisent probablement à quel point il est spécial. Le livret qui accompagne la première édition de son album est assez inhabituel : il y a un léger parfum de fleurs qui en émane lorsque l’on tourne les pages. J’ai été assez surpris, cela m’a fait comprendre à quel point les yeux sont tournés vers lui et que toute l’industrie s’attend à ce qu’il accomplisse quelque chose de spécial.

Comme l’explique ironiquement Matsuo, chaque fois que des gens de l’industrie de la musique rencontrent un beau jeune homme, ils font tout leur possible pour souligner son côté artistique, en utilisant des images en noir et blanc sombres au lieu de photos nettes et colorées.

« Je comprends clairement les intentions et les attentes derrière les photos utilisées pour son CD, y compris l’idée de masquer délibérément son beau visage sur la couverture de l’album ! »

Comme l’explique Matsuo, cette approche a déjà été utilisée par le passé :

« Lorsqu’il s’agit de vendre de la musique pop, la manière de faire du packaging joue aussi beaucoup. En écoutant l’album en boucle hier, je me suis dit que c’était peut-être la bonne manière de faire les choses, ou du moins la plus appropriée, . »

Fujii est aussi un parolier talentueux, souligne Matsuo, en faisant référence à plusieurs chansons entraînantes composées autour de paroles accrocheuses. Il explique aussi que beaucoup de ses chansons ont des accents de kayôkyoku : « les mélodies et les progressions d’accords ne renient certainement pas cette partie du passé musical du Japon. »

En tant qu’artiste, Fujii semble tout avoir. Quant à son avenir, la plus grande inconnue est la jalousie et le désespoir dont nous avons parlé plus tôt, et de voir comment les choses se passeront... Mais Matsuo est confiant :

« Il semble être capable d’accomplir à peu près tout ce qu’il décide d’entreprendre. Comme les jeunes aiment dire ces jours-ci, “Le clou qui dépasse appelle le marteau, mais s’il dépasse suffisamment il ne peut pas être martelé”. »

(Photo de titre : la jaquette du premier album de Fujii Kaze, Help Ever Hurt Never. Avec l’aimable autorisation de Universal Sigma)

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