Entreprises made in Nippon

Une platine vinyle haut de gamme et unique en son genre, née d’un petit atelier japonais

Technologie

Le secteur manufacturier japonais, célèbre dans le monde entier, est depuis longtemps tributaire des composants de précision produits par les petits ateliers techniques spécialisés. L’un de ces fabricants de pièces détachées, Yuki Precision, s’est lancé en territoire inconnu avec son tourne-disque analogique haut de gamme et unique en son genre. Nous avons eu un entretien avec le PDG Nagamatsu Jun à propos de ce produit inattendu destiné aux audiophiles.

Nagamatsu Jun NAGAMATSU Jun

PDG de Yuki Precision Co. Né en 1978 dans la préfecture d’Ôita. A étudié la physique à l’Université Aoyama Gakuin avant de rejoindre le département de développement technique du grand fabricant de semi-conducteurs INX. Entré chez Yuki Precision en 2014, il y a exercé les fonctions de responsable du développement et directeur du département de RD avant d’occuper son poste actuel. Alors qu’il était étudiant, il a contribué à la rédaction d’un article sur la supraconductivité du diborure de magnésium publié en 2001 dans la revue Nature et, en 2002, il a reçu le Prix des sciences et de la technologie pour la supraconductivité. Il s’intéresse tout particulièrement aux appareils audio et à la musique classique.

Un projet en vue de motiver le personnel

En juin 2020, dans un contexte de résurgence de la popularité des disques vinyles, la campagne de commandes à l’avance s’est ouverte pour le tourne-disque AP-0, un appareil qui, aujourd’hui encore, fait beaucoup de bruit chez les audiophiles.

Malgré son prix d’achat considérable — 2 millions de yens (15 300 euros)—, l’AP-0 fait beaucoup parler de lui, ce qui est d’autant plus remarquable que Yuki Precision, l’atelier qui l’a conçu, n’avait aucune expérience préalable dans le matériel audio.

Ceci étant, qu’est-ce qui a poussé l’entreprise à franchir le pas entre les composants de précision pour l’aéronautique, la médecine et autres secteurs de pointe et le monde peu familier de l’audio ? Nous avons eu un entretien avec l’élément moteur de la mise au point de l’AP-0, Nagamatsu Jun, le PDG de Yuki Precision.

« Du fait que notre objectif en tant qu’entreprise avait toujours été de nous contenter de produire des composants et des pièces en réponse aux commandes de nos clients, nous n’avions jusque-là jamais conçu nous-mêmes des produits labélisés Yuki Precision », explique-t-il. « Mais le sentiment existait depuis longtemps que nous aimerions avoir nos propres articles originaux pour mettre en valeur nos capacités en matière de planification et d’usinage. Et nous avions l’espoir que la mise au monde d’un tel article génèrerait un fort regain de confiance chez nos employés. »

Mais le choix initial pour ce projet n’a pas porté sur un tourne-disque. « Auparavant, j’avais occupé un poste chez un fabricant de semi-conducteurs », dit Nagamatsu. « Et la première idée qui m’est venue a donc été de concevoir des produits B2B à promouvoir auprès d’autres entreprises. Mais notre personnel ne s’est pas vraiment mobilisé autour de ce projet, si bien que les choses ne se sont pas vraiment déroulées comme je l’espérais. »

Malgré la perplexité initiale que lui a inspirée le manque d’enthousiasme des membres de son équipe, Nagamatsu, après avoir mûrement réfléchi, a fini par réaliser ce qui avait fait défaut au projet : « La passion », admet-il. « J’avais fait de grands efforts pour expliquer le projet à note équipe, mais du fait que je n’étais pas moi-même attaché au résultat final, j’étais tout simplement incapable de mobiliser la ferveur nécessaire pour les inciter à s’investir émotionnellement. »

Nagamatsu Jun, le PDG de Yuki Precision (© Yamamoto Raita)
Nagamatsu Jun, le PDG de Yuki Precision (© Yamamoto Raita)

Des activités top secrètes

Nagamatsu Jun s’est creusé la tête pour trouver un produit qu’il aimerait avoir en sa possession. Et, compte tenu de sa longue histoire personnelle en tant qu’audiophile et fan de musique classique depuis l’école primaire, quand il écoutait des disques sur un ancien modèle de phonographe, il n’est pas étonnant que l’idée d’un tourne-disque lui soit venue à l’esprit sans tarder.

Enfin dûment motivé, Nagamatsu, qui était à l’époque à la tête du département de R&D, a mis à profit la marge de manœuvre que lui accordait Ôtsubo Masato, alors PDG, pour faire avancer les choses en coulisses.

« Dans une petite entreprise, dont les effectifs dépassent à peine les quarante employés, se souvient-il, la question se pose toujours de savoir quelle quantité de temps et de main-d'œuvre mérite d’être affectée à un projet donné. Mais je n’en voyais pas moins les avantages qu’il y avait à aller de l’avant avec celui-ci, pour la bonne raison que, si l’on se cantonne à ce que l’on connaît déjà, on mène inévitablement une société comme la nôtre sur le chemin du déclin — surtout dans un contexte de rétrécissement du marché intérieur. La diversification des activités est indispensable à la croissance, et je savais que M. Ôtsubo partageait ce point de vue. »

Nagamatsu a commencé par identifier trois jeunes techniciens, âgés d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années, qu’il jugeait susceptibles de s’intéresser au projet. Mais après les avoir sondés en privé, il lui apparut que la première réaction de ces membres de la génération post-vinyle était tiède. « Ils comprenaient tous comment un CD produit du son, mais ils n’avaient aucune idée de la façon dont fonctionnent les disques », se souvient-il avec un petit rire. « Moi, c’est tout le contraire ! »

Réalisant que la démonstration serait plus efficace que le discours pour les convaincre, Nagamatsu invita les trois jeunes hommes à venir chez lui pour jeter un œil sur son impressionnante collection de disques et écouter sa chaîne stéréo finement réglée.

« Ils ont été ébahis par la clarté du son produit par les disques, se souvient-il. Ils se sont embarqués sur le navire, et le projet pouvait enfin démarrer. Les jeunes techniciens adorent dessiner des plans, et la nouveauté du projet ne faisait que renforcer leur motivation. Je leur ai laissé la bride sur le cou sans m’attarder sur ce que je pensais des plans qu’ils dessinaient. »

Une fois trouvés ses complices, Nagamatsu a tout de même pris soin de leur rappeler de veiller à ne pas laisser leur projet parvenir aux oreilles d’Ôtsubo avant le moment opportun.

Le fameux AP-0 (© Yuki Precision Co., Ltd.)
Le fameux AP-0 (© Yuki Precision Co., Ltd.)

La mise au point d’un prototype n’est que la première manche

En 2018, à l’issue d’une année de travail, l’équipe avait enfin un prototype à présenter à son patron.

« Contrairement au produit fini, le prototype ne ressemblait sans doute pas à grand chose », se souvient Nagamatsu. « Mais, quand nous l’avons montré à M. Ôtsubo, sa première réaction a été “c’est donc à cela que vous étiez occupés ! ” Il savait que je travaillais sur quelque chose, mais l’idée ne lui était pas venue qu’il s’agissait d’un appareil audio. Étant lui-même un grand fan de musique, le fait qu’on l’eût tenu dans l’ignorance ne l’empêchait pas d’être ravi. »

La bénédiction du PDG enfin acquise, l’équipe est passée à la vitesse supérieure. Mais, en dépit de l’existence d’un prototype achevé, le chemin qui restait à parcourir allait s’avérer plus long que prévu. À l’issue d’une analyse approfondie et d’une série de tests, il s’est avéré que le prototype n’était pas suffisamment solide pour résister aux vibrations et permettre la maîtrise du feedback audio.

« Nous avions d’ores et déjà consacré tellement de temps au projet que l’idée de devoir repartir à zéro nous consternait. Une fois achevé le prototype initial, il fallut au bout du compte un an et demi de plus pour revoir la conception et résoudre les problèmes que nous avions identifiés. »

Après deux années et demie de mise au point, l’AP-0 était enfin prêt. Et, à en croire Nagamatsu, c’est un spécimen plutôt unique, même au regard des normes du monde des audiophiles. « Il est complètement différent d’un tourne-disque classique, dit-il. Toutes sortes d’idées et de technologies uniques en leur genre se trouvent incorporées dans divers aspects de l’appareil. Mais peut-être la plus grande innovation réside-t-elle dans la platine sur laquelle le disque repose pendant qu’il tourne. »

Un dispositif de lévitation magnétique unique en son genre

Le son produit par un disque vinyle dépend de la pointe de lecture qui recueille les informations codées contenues dans les sillons gravés à sa surface. Mais pendant des années les fabricants de matériel audio se sont battus avec les problèmes de bruit et de perte de la qualité du son causés par les vibrations de la platine sur laquelle le disque tourne.

« La seule façon d’éliminer complètement la vibration consiste à placer la platine en suspension, mais, pratiquement parlant, c’est bien entendu impossible », explique Nagamatsu. « Nos ingénieurs ont toutefois eu l’idée d’utiliser des aimants. En disposant de puissants aimants autour de la platine, vous pouvez arriver à la faire léviter. »

Mais le poids de la platine est tel qu’un champ magnétique, aussi puissant soit-il, ne suffit pas à faire fi des lois de la gravité. L’équipe technique de Nagamatsu a résolu ce problème grâce à un dispositif où la platine en rotation repose sur un axe unique, à la manière d’une toupie.

L'AP-0 est un appareil unique en son genre qui a recours à des aimants pour isoler la platine et réduire la vibration. (©Yuki Precision Co., Ltd)
L’AP-0 est un appareil unique en son genre qui a recours à des aimants pour isoler la platine et réduire la vibration. (©Yuki Precision Co., Ltd)

Une fois les plans achevés, ils se sont aperçus que Pioneer, le grand fabricant japonais de matériel audio, avait en fait obtenu un brevet pour un projet de tourne-disque à aimants dès 1981. Mais, comme rien ne prouve que ce projet ait jamais débouché sur quelque chose de concret, Yuki Precision reste de facto le premier fabricant à avoir mis en pratique le concept en question.

« Quand nous avons finalement montré l’AP-0 aux membres de l’équipe sur le plancher de l’usine, quelle ne fut leur excitation, accompagnée d’exclamations du genre “Ouah, voilà une pièce que j’ai faite !” En règle générale, ils n’ont jamais l’occasion de voir ce qu’il advient des composants qu’ils fabriquent, et j’en déduis que ce fut sensationnel de voir les pièces de notre entreprise entrer dans un produit labélisé sous son nom. »

Des projets d’expansion outre-mer

Ce tourne-disque révolutionnaire, produit par un atelier dénué de toute expérience préalable en ce domaine, a suscité des réactions qui sont allées bien au-delà de ce à quoi Nagamatsu lui-même s’attendait.

« Du fait que notre réputation est avant tout celle d’un fabricant de composants, j’étais un peu inquiet de la façon dont ce produit serait perçu », confie-t-il. « Mais nous avons eu d’excellentes critiques des experts audio et diverses revues spécialisées nous ont même consacré leur couverture. La pandémie nous a empêché d’aller sur le terrain et de faire de la promotion comme je l’aurais espéré. Les demandes d’information en provenance de l’Archipel comme de l’étranger n’en affluent pas moins, et nous envisageons donc de participer à divers salons internationaux. Je pense vraiment que l’AP-0 est devenu emblématique des appareils haut de gamme que Yuki Precision est en mesure de concevoir. »

On voit donc que, pour Yuki Precision, la décision de s’écarter du territoire familier que constitue pour elle la technologie de pointe et de plonger tête la première dans le monde de l’audio commence à porter ses fruits, à la fois en termes d’ouverture de nouveaux horizons et de renforcement du moral des troupes. Or tout est parti du désir fervent qu’éprouvait le PDG Nagamatsu Jun de créer quelque chose qu’il aimerait avoir en sa possession.

« Nous ne sommes qu’un modeste atelier. Mais, pour peu que la gestion reste souple, cette petite échelle est précisément ce qui nous permet de nous lancer dans d’audacieuses aventures comme celle-ci. Tant que j’occuperai cette fonction, je veux continuer à mettre au point des tourne-disque et, si possible, en faire l’un des piliers de notre activité. À bien des égards, je pense c’est un devoir que nous avons envers les consommateurs qui ont eu la bienveillance d’acheter un AP-0. »

Et, selon Nagamatsu, compte tenu du grand nombre des membres du personnel qui ont attrapé eux-mêmes le virus de l’audiophilie pendant le processus de mise au point de l’AP-0, Yuki Precision dispose désormais d’une réserve inépuisable d’enthousiasme dans laquelle puiser lorsque viendra le moment de procéder à de nouvelles mises à jour.

(Photo de titre : le tourne-disque analogique AP-0, PDSF 2 millions de yens. ©Yuki Precision Co., Ltd)

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