Un chercheur ukrainien à Fukushima prévient du risque nucléaire dans son pays

Politique International

Lors de l’invasion russe en Ukraine, les installations de la centrale nucléaire de Zaporijia, situées au sud-est du pays, ont subi une attaque. Alors que l’attention de la communauté internationale était focalisée sur les risques de fuite radioactive, nous nous sommes entretenus avec le radiobiologiste ukrainien Vasyl Yoschenko à propos du regard qu’il portait sur la situation.

Vasyl Yoschenko Vasyl YOSCHENKO

Professeur à l’Institut de radioactivité environnementale (IRE), Université de Fukushima, spécialiste de la radioécologie, et notamment des environnements sylvestres. Né en Ukraine. Titulaire d’une maîtrise de physique de l’Université nationale Taras Shevchenko de Kiev, il est entré à l’Institut ukrainien de radiologie agricole en 1989. Ses recherches sur l’impact environnemental de la catastrophe de Chernobyl lui ont valu un doctorat de radiobiologie, décerné en 1995 par l’Académie nationale ukrainienne des sciences. Est parti au Japon en 2014 pour y occuper un poste de professeur chargé de projets à l’IRE de l’Université de Fukushima ; a accédé à sa position actuelle en 2020. Ses recherches actuelles portent sur l’impact de la catastrophe de Fukushima Daiichi, survenue en 2011, sur les environnements sylvestres du Japon.

Attaque sur une centrale : « Ils ne comprennent pas ce qu’ils font »

— Quelle a été votre première impression à l’annonce de l’attaque de l’usine nucléaire de Zaporijia ? Est-ce que vous vous attendiez à quelque chose de ce genre ?

Vasyl Yoschenko  Je m’attendais bien à une attaque de la Russie sur l’Ukraine. Cette menace était claire depuis quelque temps. Mais l’attaque de la centrale électrique de Zaporijia m’a surpris. Au XXIe siècle, les gens savent que les installations nucléaires sont des lieux d’une extrême dangerosité, qui ne doivent en aucun cas faire l’objet d’une attaque. J’ai donc été très choqué.

La nuit dernière, une autre installation nucléaire, hébergée par l’Institut de physique et de technologie de Kharkiv, la deuxième plus grande ville d’Ukraine, a été soumise à des tirs d’artillerie. Et il n’est pas exclu que les forces armées russes se préparent à attaquer une autre usine nucléaire, à Yuzhnoukrainsk.

— Ces attaques exercées globalement sur le réseau électrique visent-elles à déstabiliser l’approvisionnement de l’Ukraine en électricité ? Ou serait-ce que les Russes tentent délibérément d’instaurer une situation particulièrement dangereuse ?

V.Y.  La situation pourrait en vérité s’avérer très dangereuse. Mais je dois admettre que j’ignore les objectifs des Russes. C’est à eux qu’il faut poser la question, pas à moi.

Zaporijia est la plus grosse installation de production d’énergie nucléaire en Europe, et l’une des plus grandes du monde. Peut-être en effet ont-ils l’intention de couper l’approvisionnement énergétique du pays. D’après ce que je comprends, les réacteurs de Zaporijia sont désormais tous à l’arrêt, à l’exception d’un seul, ce qui veut dire que l’Ukraine doit trouver une solution pour compenser cette pénurie énergétique.

— Les Conventions de Genève interdisent les attaques sur les centrales nucléaires, et les Nations Unies condamnent la Russie pour ce qu’elle a fait. Il ne s’agit pas d’un accident comme à Fukushima, mais d’une action militaire d’origine humaine. Qu’en pensez-vous ?

V.Y.  C’est vraiment un terrible événement. Quelle que soit la situation, les attaques sur les centrales nucléaires et autres installations apparentées sont inacceptables. C’est quelque chose qui ne doit jamais se produire.

On a entendu dire que les réacteurs ne sont pas visés, mais tous les éléments d’une centrale électrique ont leur importance. Prenez l’exemple de l’accident de Fukushima Daiichi. Au début, les réacteurs n’ont pas été directement impactés, mais des installations auxiliaires destinées au refroidissement ont cessé de fonctionner. Et on a vu ce qui en a résulté.

Ces installations, qui sont du type à eau sous pression, utilisent deux circuits d’eau pour refroidir la zone active des réacteurs. Chacun des réacteurs est protégé par d’épais murs en béton, et il est probable qu’ils puissent résister à une attaque de missiles. Mais le circuit d’eau secondaire ne se trouve pas dans cette enceinte. S’il est mis à l’arrêt ou endommagé, la situation peut devenir sérieuse.

— Les réacteurs se trouvaient-ils dans un état de sécurité renforcé, tel que l’arrêt à froid, avec le combustible enlevé ?

V.Y.  Je ne suis pas certain d’avoir toutes les informations sur leur état. D’après ce que je comprends, le réacteur numéro 1, qui a en fait été frappé par un tir de char d’assaut, était en entretien de routine. Mais si j’en crois ce que j’ai vu dans les médias, le combustible était toujours à l’intérieur du réacteur. Après cette attaque, quelques uns des autres réacteurs ont été mis à l’arrêt. D’après ce que je sais, seul le réacteur numéro 4 est toujours en activité. Mais les informations dont je dispose sont limitées.

— À quel point cette attaque pourrait-elle s’avérer dangereuse ?

V.Y.  Comme vous l’avez mentionné, les Conventions de Genève stipulent qu’elles ne doivent pas faire l’objet d’une attaque — qu’elles doivent être hors d’atteinte de toute intervention militaire. C’est très important, et c’est ce qui explique la gravité de la situation à laquelle nous sommes désormais confrontés.

Les militaires qui ont effectué l’attaque ne sont ni des savants spécialistes du nucléaire ni des employés de centrales nucléaires. Ils ne comprennent pas ce qu’ils font. Même s’ils n’ont pas l’intention de faire quoi que ce soit de dangereux, ils peuvent le faire involontairement, avec le risque d’accident nucléaire sérieux qui en découle, provoqué par le rejet de radioactivité dans l’environnement.

L’impact sur l’Ukraine

— Quelle est aujourd’hui la situation à Tchernobyl ? Le réacteur accidenté est abrité par un sarcophage de protection, mais il est désormais sous le contrôle des forces russes. À quoi peut-on s’attendre ?

V.Y.  Là aussi, les informations dont nous disposons sont limitées. Outre qu’elle héberge une centrale électrique, la zone de Tchernobyl est aujourd’hui un site de stockage de déchets radioactifs. En principe, l’intégralité de la zone constitue une source potentielle de rejets de radionucléides. Vous avez mentionné le confinement de l’unité numéro 4, réduite à l’état de ruine par la catastrophe de 1986. Mais il reste toujours trois unités à l’extérieur de l’abri, sans parler de l’installation de stockage du combustible usé.

Une grande partie du personnel employé sur le site de Tchernobyl habite dans la ville de Slavutych et travaille par roulement. Pour se rendre sur le site, ces gens traversent le territoire biélorusse à bord d’un train spécial. Tout ce dispositif de transport est désormais à l’arrêt, et les travailleurs de l’équipe en service quand les Russes se sont emparés de ce territoire se trouvent toujours sur place. Ils se sont répartis en deux équipes, de façon à pouvoir prendre un peu de repos. Bien entendu, c’est insuffisant. La situation est telle que le risque d’erreurs humaines se trouve aggravé.

Je ne sais pas si les médias japonais en ont parlé, mais le premier jour, quand les Russes sont entrés en Ukraine, on a enregistré une augmentation notable des concentrations atmosphériques de radionucléides dans la zone de Tchernobyl. En certains endroits, les niveaux enregistrés étaient dix fois supérieurs à la moyenne annuelle. Cela n’a pas eu d’impact sur la centrale électrique elle-même, mais c’était dû au déplacement de véhicules lourds tels que les chars d’assaut dans les endroits contaminés. On voit donc que la zone est dangereuse même si les Russes n’ont pas l’intention de provoquer délibérément un risque d’irradiation.

— Combien y a t’il de centrales nucléaires en Ukraine ? Quelles mesures sont prises pour protéger les autres ?

V.Y.  Il y en a quatre en plus de Tchernobyl, qui bien entendu n’est pas en activité. Il y a Yuzhnoukrainsk, au sud de l’Ukraine, qui comporte trois réacteurs. Il y a deux autres centrales électriques à l’ouest du pays, à Varash et à Netishyn. En tout, on compte quinze réacteurs en activité en Ukraine.

Selon ce que je sais, ils ne sont pas entièrement protégés. Cela vaut aussi pour l’ensemble du territoire ukrainien. Notre premier ministre, Denys shmyhal, s’est adressé à l’Agence internationale de l’énergie atomique et à l’Union européenne pour leur demander d’envoyer du personnel en vue de protéger les zones où se trouvent des centrales nucléaires. Mais je ne sais pas si c’est bien réaliste.

— Les gens ont peur de l’irradiation, mais les attaques de centrales électriques conventionnelles peuvent elles aussi poser de sérieux risques environnementaux ? Est-ce que l’Ukraine se préoccupe avant tout des installations nucléaires, ou s’efforce-t-elle de tout protéger ?

V.Y.  Nous essayons bien entendu de tout protéger. Mais si vous regardez une carte de l’Ukraine, vous verrez que des frappes ont eu lieu un peu partout. Récemment, les Russes ont attaqué une installation pétrolière située à environ 20 kilomètres au sud de la capitale, Kiev, et provoqué un gigantesque incendie. Nos forces armées ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour maîtriser cet incendie, et réussi à empêcher une grave explosion de l’installation toute entière, mais la situation était extrêmement dangereuse.

Les Russes vont jusqu’à utiliser des bombes conventionnelles de 500 kilos. Imaginez à quoi ça peut ressembler. Nous ne disposons pas d’une protection adéquate contre les attaques aériennes, si bien qu’ils peuvent bombarder toutes sortes de cibles, dont des infrastructures d’importance critique. Nous nous battons, mais nous avons besoin d’un soutien — une aide sous forme de protection de notre espace aérien. Alors nous serons en mesure de mieux protéger les sites périlleux.

Hier, comme je l’ai dit, les Russes ont attaqué l’Institut de physique et de technologie de Kharkiv, un grand centre de recherche scientifique. Ils essayent de trouver des excuses pour les attaques qu’ils mènent sur ce genre de sites, en disant que l’Ukraine s’apprêtait à mettre au point des armes nucléaires avec l’aide de États-Unis, ce qui, à l’évidence, relève du mensonge. L’Institut de Kharkiv a été pris pour cible en tant que site potentiel de production d’armes.

C’est tout simplement stupide. Sur la liste des autres cibles qui, disent-ils, pourraient être visées, figure même un institut qui travaille sur des questions liées à la sécurité des centrales électriques nucléaires, situé en plein cœur de Kiev. J’ignore leurs intentions — s’ils les utiliseront comme un prétexte pour procéder à de nouvelles frappes sur Kiev. La capitale a une capacité de défense aérienne, mais la Russie dispose de missiles capables de frapper la ville. À quelques centaines de mètres de là se trouve un autre institut de recherche nucléaire, doté d’un petit réacteur de recherche. Cela reste très dangereux.

Ce dont l’Ukraine a réellement besoin

— C’est la première attaque commise par des hommes sur un réacteur nucléaire. Aucune arme nucléaire n’a été utilisée mais, sachant que l’attaque entraînait un risque de rejets radioactifs, est-on en droit de dire que c’est quelque chose de pratiquement équivalent à Hiroshima ou Nagasaki ?

V.Y.  Je ne suis pas sûr qu’on puisse dire cela. Les attaques sur Hiroshima et Nagasaki étaient délibérées ; elles visaient à tuer des gens et à détruire des villes. Dans le cas qui nous concerne, l’attaque était aussi délibérée, et elle risquait de générer une situation très dangereuse, mais je ne peux pas affirmer que les Russes avaient en tête cet objectif spécifique.

L’un de leurs objectifs est de menacer l’Europe, de nous menacer, d’obtenir une sorte d’avantage dans les pourparlers avec l’Europe. Rien ne confirme à mes yeux qu’ils envisageaient vraiment de prendre intentionnellement une initiative aussi périlleuse dans le seul espoir d’un avantage potentiel dans les pourparlers. En règle générale, toutefois, les centrales nucléaires sont potentiellement dangereuses, et ne doivent pas faire l’objet d’opérations militaires. Elles ne doivent jamais servir de cibles. Les attaques sur de tels sites sont des attaques terroristes.

— Pensez-vous qu’il y aura d’autres attaques contre cette centrale électrique ou d’autres en Ukraine ?

V.Y.  Cela peut arriver. Les négociations se poursuivent entre la Russie et l’Ukraine, et je pense qu’ils vont tenter de gagner quelques avantages avant ces pourparlers. Les Russes nous menacent de bombarder ou pilonner nos installations industrielles ayant un lien avec la défense, et il ne s’agit pas uniquement d’installations stratégiques. Dans bien des cas — la plupart des cas —, ce sont des objectifs civils qu’ils bombardent. Ce sont des habitations. Ce sont des jardins d’enfants. Un hôpital... Au 17 mars, près d’une centaine d’enfants ont été tués en Ukraine, et des centaines d’adultes ont eux aussi perdu la vie. Plus de 200 écoles ont été détruites. Il ne s’agit pas d’objectifs militaires ; ils bombardent partout et prennent tout pour cible.

— Dans le contexte de toutes ces attaques, et pas seulement celles qui visent des installations nucléaires, que demanderiez-vous à l’OTAN, aux États-Unis, à l’Europe ou au Japon ?

V.Y.  Nous avons à plusieurs reprises demandé l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. C’est la seule chose qui puisse nous aider à défendre notre pays. Sur terre, nous l’avons prouvé, nous sommes en mesure de nous protéger efficacement, mais nous ne disposons d’aucun dispositif efficace de protection aérienne. C’est ce que le président Volodymyr Zelensky a réclamé tous les jours pendant une semaine environ. Une zone d’exclusion aérienne est quelque chose qui pourrait nous aider.

— La population russe peut jouer un rôle clef dans la résolution de cette situation. Les manifestations des Russes contre Vladimir Poutine peuvent-elles faire avancer les choses ?

V.Y.  Oui, il y a eu des actions de protestation dans de nombreuses villes de Russie. Nombre de manifestants ont été arrêtés par la police. Mais à part protester, ils ne peuvent pas faire grand-chose. Je sais que nombre d’entre eux nous soutiennent, mais pas plus tard qu’hier j’ai eu un échange avec mon collègue russe, et j’ai appris que plus de 70 % de la population russe est favorable à l’intervention militaire en Ukraine, si l’on en croit les derniers sondages. On voit donc que, même si quelques personnes manifestent, elles ne sont pas en mesure de faire changer la politique de la Russie ou d’influencer Poutine. Les autorités russes sont bien au-dessus de ces gens. Je suis plutôt sceptique quant à leur aptitude à mettre un terme à la guerre en cours. Mais je serais très heureux qu’on me montre que j’ai tort.

— Pour conclure, quel message souhaiteriez vous envoyer au monde, et au Japon en particulier ? Que peut-on faire ?

V.Y.  Je sais que Tokyo, Osaka, et probablement d’autres villes ont été récemment le théâtre d’un grand nombre d’actions menées en soutien à l’Ukraine. Nous autres Ukrainiens apprécions le soutien que nous recevons du Japon. Nous apprécions le soutien qui nous vient de partout dans le monde. Depuis le 24 février, j’ai reçu des douzaines de messages — certains envoyés par des gens avec lesquels je n’avais plus de contact depuis 10 ou 20 ans. Ces messages viennent du monde entier.

Nous sommes reconnaissants pour ce soutien. J’espère que d’une façon ou d’une autre, ensemble, nous pourrons arrêter la Russie. L’Ukraine a besoin de la paix. Tel est le message que je souhaite envoyer au monde.

(D’après une interview du 7 mars 2022, et mise à jour le 17 mars, réalisée en ligne et en anglais. Photo de titre : boule de lumière à la centrale nucléaire de Zaporijia, en Ukraine, lors de l’attaque de cette installation, le 4 mars 2022, par les forces armées russes. Avec l’aimable autorisation de la centrale nucléaire de Zaporijia ; Jiji)

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