Crainte, vénération et exorcisme : la perception japonaise des âmes et des fantômes

Culture Histoire

Au fil des siècles, comment les Japonais ont-ils perçu la relation entre l’âme et le corps ? Une spécialiste des religions retrace l’évolution de leurs croyances et des comportements face aux esprits malveillants et aux fantômes vengeurs.

Koyama Satoko KOYAMA Satoko

Professeure de littérature à l’université Nishôgakusha. Née en 1976. Sa spécialité est l’histoire des religions du Japon. Elle a complété son doctorat en histoire et en anthropologie à l’université de Tsukuba en 2003. Ses travaux comprennent « Une histoire des derniers instants au Japon : Comment les gens ont fait face à la mort ? » (Ôjôgiwa no Nihonshi : Hito wa ika ni shi o mukaete kita no ka) et « L’histoire et la culture des fantômes » (Mononoke no Nihonshi : Shiryô, yûrei, yôkai no 1 000 nen).

Définition d’un fantôme yûrei

Le mot japonais yûrei évoque aujourd’hui l’image d’un fantôme malveillant, mais sa signification a considérablement changé au cours des siècles. Les yûrei ne sont considérés comme des esprits terrifiants que depuis le début de l’ère moderne. Dans le Japon médiéval et ancien, quand il y avait encore de nombreux « échanges » entre le monde des hommes et celui des esprits, le mot yûrei faisait simplement référence aux âmes des morts, qui ne se montraient pas et ne portaient pas de malédictions.

Ce terme est généralement considéré comme étant une invention du pionnier du théâtre nô Zeami (1363-1443). L’historienne des religions Koyama Satoko considère cependant que ses origines sont plus lointaines. « Si Zeami a bien créé l’idée d’un fantôme yûrei visible par les vivants, le mot est apparu pour la première fois en 747 dans une prière écrite du prêtre bouddhiste Genbô, qui souhaitait atteindre la parfaite bouddhéité.

Genbô était un prêtre érudit qui avait voyagé dans la Chine des Tang. Malgré la confiance absolue que lui portait l’empereur Shômu, il avait perdu de l’influence avec la montée au pouvoir de Fujiwara no Nakamaro. En 745, il a été exilé à Kyûshû, et il est mort l’année suivante. Un disciple de Genbô, qui avait étudié auprès de lui en Chine et qui l’avait suivi à son retour au Japon, avait copié les 600 volumes du Daihannya-kyô (« Sutra de la grande sagesse ») afin de marquer le premier anniversaire du décès du prêtre, en tant que partie d’une prière dans laquelle il décrivait l’âme de ce dernier comme étant un yûrei.

Durant la période médiévale, le yûrei faisait référence aux âmes, ou parfois aux défunts en général. Dans les deux cas, ils ne pouvaient pas maudire les gens, et le mot apparaissait régulièrement dans le contexte des services commémoratifs. Ils étaient clairement différenciés des esprits malveillants comme les mononoke.

Que devient l’âme quittant le corps ?

Koyama explique que dans l’ancien Japon, comme en Chine, on considérait que les humains étaient constitués d’un corps physique et d’une âme. L’âme se détachait régulièrement du corps avant d’y retourner, mais si elle ne pouvait y revenir, cela signifiait que la personne était décédée.

« Quand une âme flottait librement, on l’appelait hitodama, et on l’imaginait comme étant de forme ronde, avec une queue, un peu comme un têtard », note-t-elle. « Les onmyôji, ou spécialistes du yin et du yang, accomplissaient des rituels invoquant l’âme du défunt afin de la ramener vers son corps. Les anciens fantômes étaient également perçus comme ayant des pouvoirs que les humains n’avaient pas, un peu comme des divinités kami. Les esprits ancestraux étaient vraiment considérés comme des protecteurs de leurs descendants. »

Un hitodama illustré dans l’encyclopédie Wakan sansai zue de 1715 (« Encyclopédie illustrée sino-japonaise ») (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque nationale de la Diète).
Un hitodama illustré dans l’encyclopédie Wakan sansai zue de 1715 (« Encyclopédie illustrée sino-japonaise ») (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque nationale de la Diète).

Une fois l’âme partie, les gens n’attachaient plus beaucoup d’importance à la « carcasse », soit les restes du défunt. « Les corps des gens du peuple étaient simplement laissés exposés à la nature, tandis que les aristocrates et les prêtres étaient en général incinérés », déclare Koyama. « Les familles des nobles avaient des cimetières, mais ils ne les visitaient pas et ne faisaient pas d’offrandes. Même Fujiwara no Michinaga (966-1028), l’homme le plus puissant de son époque, n’avait pas de tombe à son nom, et les tombes des Fujiwara n’étaient pas correctement entretenues. Les gens avaient le plus grand respect pour leurs ancêtres, mais ne portaient que peu d’intérêts à leurs os par rapport à aujourd’hui. »

« Quand l’âme n’était pas capable de retourner à son corps, elle pouvait avoir la chance de renaître dans la Terre Pure, mais les illusions et les attachements terrestres qui la tourmentaient au décès de son hôte pouvaient les amener à errer sur terre et à causer des dégâts. Les esprits considérés comme responsables des pandémies, des désastres naturels ou d’autres calamités de grande ampleur étaient craints sous le nom de onryô, et les gens essayaient de les consoler ou des les apaiser. Des exemples bien connus sont ceux de Sugawara no Michizane et Taira no Masakado, décédés de manière précoce. »

Quand apparaît un mononoke

Koyama explique que le terme de mononoke a émergé autour du milieu du Xe siècle, désignant soit les esprits des morts dont l’identité est inconnue, ou bien la sensation de leur présence.

Les âmes qui ne peuvent pas bouger après leur mort deviennent des mononoke, approchant les gens envers lesquels ils éprouvent du ressentiment, avant de les rendre malades, ou même parfois, de les tuer. Bien que les onryô puissent causer des catastrophes à la société toute entière, les victimes des mononoke sont plutôt des individus, souvent des proches.

Au Xe siècle, quand des aristocrates tombaient malades, les onmyôji, les docteurs et les prêtres collaboraient pour les guérir. En premier lieu, les onmyôji utilisaient la divination pour définir la cause de la maladie, ce qui permettait de déterminer la bonne méthode de traitement.

« Si la cause était un mononoke, le prêtre devait prier en utilisant, par exemple, des mudras (gestes des mains) et des mantras afin d’exploiter des pouvoirs surnaturels permettant de révéler l’identité de l’esprit et de le faire sortir en le faisant posséder un medium appelé yorimashi. Si l’entité parlait ensuite à travers le yorimashi, et demandait à voyager vers l’autre monde, les gens pouvaient croire en ses paroles et tenir une cérémonie commémorative. Il y avait cependant un risque qu’il fasse à nouveau preuve de malveillance et décide de tuer le malade. Les gens négociaient alors avec l’esprit en conversant avec le medium. Souvent, il révélait alors sa véritable identité, et si tout se passait bien, la maladie pouvait être soignée. »

Une description classique et détaillée d’un exorcisme dans la littérature peut être trouvée dans Le Dit du Genji. Le mononoke qui tourmente Murasaki, la femme de Genji, est l’esprit de dame Rokujô, une amante de sa jeunesse. Elle dit que l’attachement qui la lie à Genji est tel qu’elle ne peut quitter ce monde, et le presse de tenir un service commémoratif pour elle, alors que son exorcisme se fait de plus en plus douloureux. Genji ne fait toutefois preuve d’aucune pitié à son égard, augmentant la puissance du rituel, et tentant de la torturer afin qu’elle quitte définitivement le corps de son épouse.

« Si le mononoke est considéré comme une divinité digne de respect, alors ses demandes seront écoutées, on priera pour lui et on lui offrira une cérémonie commémorative. Mais si ce n’est pas le cas, son exorcisme se poursuivra. »

Jeux et exorcisme

Koyama pointe du doigt une chose inhabituelle propre aux rituels japonais : « Les exorcismes chinois sont essentiellement basés sur des techniques taoïstes, tandis que les Japonais utilisent une forme de magie bouddhiste appelée jujutsu. Quand le bouddhisme est arrivé vers le Japon depuis la Chine au VIe siècle, il a naturellement été influencé par la pensée chinoise. Il est intéressant de voir qu’au XIIe siècle, des jeux comme le go, le sugoroku ou le shôgi ont commencé à être utilisé dans l’exorcisme des mononoke. Ces jeux viennent également de Chine mais ils n’étaient pas utilisés dans ce type de rituels à ma connaissance. » Elle ajoute : « Le son des pierres de go ou des dés se cognant au plateau de jeu a peut-être été considéré comme un moyen efficace de bannir les mauvais esprits du corps. »

Le go et le sugoroku ont originellement été associés aux cérémonies et à la divination, mais de nombreux documents historiques montrent qu’ils étaient également utilisés pour guérir des maladies, notamment dans le cadre des exorcismes. Par exemple, une description écrite montre la manière dont l’empereur retraité Go-Shirakawa jouait au jeu de table sugoroku toute la nuit afin de guérir sa maladie causée par un mononoke. Au XIIIe siècle, un livre des pratiques de cour et des cérémonies décrit un yorimashi utilisant un plateau de go.

La peur comme divertissement

Tandis que l’association entre le corps vidé de son âme et l’âme elle-même se renforçait progressivement, l’esprit a commencé à être perçu comme quelque chose qui restait dans la tombe. À partir de la première moitié du XIIe siècle environ, les gens ont commencé à visiter les cimetières et à faire des offrandes. Au début de l’époque moderne, il était courant de considérer les défunts comme résidant dans leurs tombes.

Autour du XVe siècle, le mot yûrei a commencé à passer de la description d’une âme d’un défunt commémoré à celle d’un esprit vengeur. « La pièce de théâtre nô Funa-Benkei (« Benkei sur un bateau ») montre un yûrei plein de ressentiment », déclare Koyama. « Le fantôme de Taira no Tomomori, qui s’est noyé lors de la bataille de Dan-no-ura, se désigne lui-même comme un yûrei, et porte son épée, jurant d’envoyer Yoshitsune sous les vagues. »

Différentes significations du terme yûrei peuvent être trouvées dans des mots comme mononoke, onryô et akuryô, et au fil des années, il est devenu de plus en plus difficile de les distinguer précisément.

Durant l’époque d’Edo (1603-1868), une croyance établissait qu’une mauvaise relation avec quelqu’un dans la vie pourrait amener cette personne à se venger après sa mort. Les yûrei vengeurs sont alors devenus plus communs, et ils étaient souvent confondus avec les mononoke.

Malgré la peur des fantômes, les gens de l’époque d’Edo étaient sceptiques de l’existence de tels esprits. Peut-être que la paix relative de cette époque avait suscité un désir d’excitation au sein du public, qui pouvait se voir dans la popularité des kaidan (histoires de fantômes) et des illustrations de yûrei peintes par de nombreux artistes. De nouveau, les yûrei et les mononoke étaient mélangés à des mots comme yôkai et obake.

Tandis que les gens se demandaient comment traiter avec ces créatures, une anecdote raconte que Matsuo Bashô avait été capable d’envoyer un esprit vers l’autre monde en composant un poème.

Vers la fin de l’époque d’Edo, il était courant pour les yûrei d’apparaître dans les spectacles de kabuki, ce qui inspirait les artistes d’estampes ukiyo-e. À gauche se trouve « Le serviteur Fudesuke » (Shimobe Fudesuke) de la série « Cent contes du Japon et de la Chine » (Wakan hyaku monogatari) écrite par Tsukioka Yoshitoshi. À droite, on trouve « Le fantôme d’Asakura Tôgo » (Asakura Tôgo bôrei no zu, d’Utagawa Kuniyoshi). (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque nationale de la Diète)
Vers la fin de l’époque d’Edo, il était courant pour les yûrei d’apparaître dans les spectacles de kabuki, ce qui inspirait les artistes d’estampes ukiyo-e. À gauche se trouve « Le serviteur Fudesuke » (Shimobe Fudesuke) de la série « Cent contes du Japon et de la Chine » (Wakan hyaku monogatari) écrite par Tsukioka Yoshitoshi. À droite, on trouve « Le fantôme d’Asakura Tôgo » (Asakura Tôgo bôrei no zu, d’Utagawa Kuniyoshi). (Avec l’aimable autorisation de la bibliothèque nationale de la Diète)

Une perception changeante de l’âme

Il y a quelques années de cela à l’université Nishôgakusha, des chercheurs de différents domaines tels que l’histoire, les médias, la littérature et la religion se sont rassemblés pour mener une étude conjointe de recherche sur l’âme. Koyama était l’un des membres clés de cette équipe.

« L’âme est un sujet important pour comprendre l’histoire spirituelle du Japon », déclare-t-elle. « Les recherches japonaises se sont principalement focalisées sur l’histoire économique et politique du pays. Les études sur les fantômes et les âmes étaient surtout centrées sur la littérature de l’époque d’Edo. Examiner la manière dont elle est décrite dans les archives, dans le contexte de l’histoire religieuse du pays, représente un nouveau point de vue. »

Comme à l’époque d’Edo, l’exploitation de la peur en tant que divertissement existe également de nos jours.

« Sans même croire aux esprits, les gens tiennent des services commémoratifs, visitent des cimetières, et demandent de l’aide et de la protection », commente Koyama. « De nombreux Japonais pensent encore quelque part que les esprits ont des pouvoirs surnaturels. Dans ce sens, on peut dire qu’il y encore des « échanges » avec le monde des morts.

« Il y a cependant toujours cette impression qu’il n’est pas nécessaire de visiter les cimetières, puisque ce ne serait pas dans leur tombe que les esprits résident vraiment. Aujourd’hui, il est devenu acceptable d’avoir un arbre funéraire, ou de disperser les cendres d’un défunt, ainsi que de faire toutes sortes d’autres pratiques du même genre liées à l’idée de rendre le corps d’un mort à la nature. Puisque l’esprit n’est plus vu comme étant dans la tombe, mais à un autre endroit, et que l’association entre corps et âme s’est réduite, nous nous approchons de l’ancienne conception de la mort, dans laquelle les restes n’étaient pas importants. Aujourd’hui, nous sommes dans une période transitoire de notre perception de l’âme. Je pense par ailleurs que la pandémie a pesé sur cette tendance. »

Cette étude s’est également ouverte à d’autres aspects des esprits, en dehors de leur approche historique. « Par exemple, les fantômes contemporains cherchent de nouvelles manières de nous hanter », note Koyama. « Dans le film Ring, la malédiction de Sadako se trouvait dans une cassette vidéo, mais nous vivons désormais à l’ère digitale. Les fantômes des films d’horreur se manifestent aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Ils peuvent par exemple apparaître sur Zoom. Les zashiki warashi (esprits des enfants) peuvent être trouvés sur LINE, et les personnes décédées peuvent bien écrire sur Facebook et Twitter... »

(Texte et interview par Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : Kimasa/Pixta)

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