Les nombreuses facettes des relations entre le Japon et la Chine

L’histoire secrète du rétablissement des relations diplomatiques entre le Japon et la Chine, il y a 50 ans

Politique International

Tanaka Kakuei, 85 jours après avoir été nommé Premier ministre, avait réussi l’exploit remarquable de rétablir les relations diplomatiques entre le Japon et la Chine. Le rôle joué par un document strictement confidentiel dans la décision de Tanaka de se rendre en Chine est peu connu. À l’occasion du cinquantenaire de la normalisation des relations bilatérales, le 29 septembre 2022, nous revenons sur les coulisses de ces négociations.

52 pages à espacement serré, telle est la longueur du procès-verbal des entretiens qui eurent lieu au Palais de l’Assemblée du Peuple à Beijing du 27 au 29 juillet 1972, entre Zhou Enlai, alors premier ministre chinois, et Takeiri Yoshikatsu, alors président du parti Kômeitô. Pendant longtemps, ce document considéré comme strictement confidentiel dormait au ministère des Affaires étrangères.

J’en ai obtenu une copie en 2002. Je l’ai emportée avec moi lorsque je suis allé voir Hashimoto Hiroshi, ancien ambassadeur du Japon en Chine. En 1972, il était directeur du département chinois du Bureau des affaires asiatiques du ministère des Affaires étrangères, poste qu’il a occupé pendant six ans, depuis la fin du gouvernement Satô Eisaku et pendant les années où Tanaka Kakuei était Premier ministre. C’est l’homme qui connaît le mieux les coulisses des négociations entre les deux pays.

« J’ai été convoqué au bureau du Premier ministre, et Ôhira Masayoshi, alors ministre des Affaires étrangères, m’a remis un épais document en me demandant de l’étudier. Une fois lu, j’ai eu la certitude que le rétablissement des relations bilatérales était désormais possible » a-t-il commencé par m’expliquer.

Hashimoto, un homme qui donne une impression de grande rigueur, était volubile à ce sujet. Il se souvenait nettement de l’époque de ces négociations auxquelles il avait consacré toute son énergie.

« Mais comme M. Ôhira m’a demandé de veiller à ce que ce document demeure secret, en précisant que je ne devais même pas en parler au vice-ministre des Affaires étrangères, je me suis dit que ce serait terrible si leur contenu fuitait dans la presse. J’ai donc rangé le document dans une armoire, et je me rappelle l’avoir fermée à clé. Cela pour vous dire à quel point sa signification était grande. »

À l’époque, les élus du Parti libéral-démocrate (PLD) et les hauts fonctionnaires des Affaires étrangères étaient majoritairement favorables à Taïwan. Une des promesses électorales de Tanaka Kakuei qui venait d’être nommé Premier ministre était le rétablissement des relations bilatérales avec la Chine, sans plus de précision. Mais les négociations ont démarré subitement. Du point de vue du résultat final, ce document ultra-confidentiel a été le fondement décisif sur lequel s’est consolidé la détermination de Tanaka à se rendre en Chine.

« Mon gouvernement tombera »

Takeiri, l’ancien dirigeant du Kômeitô, m’a appris l’existence de ce document ultra-secret dont il m’a remis une copie lorsque je l’ai interviewé dans le cadre d’un reportage sur le rétablissement des relations diplomatiques entre le Japon et la Chine. Il m’a expliqué de manière détaillée ce qui s’était passé avant la visite de Tanaka en Chine.

Au soir du 23 juillet 1972, deux mois avant la restauration des relations diplomatiques, il est allé discrètement voir Tanaka dans sa résidence de Mejiro. Les deux hommes se connaissaient bien et avaient des rapports amicaux. Takeiri avait travaillé à la société japonaise des chemins de fer avant de devenir un élu du Kômeitô, d’abord à l’assemblée préfectorale de Tokyo puis à la Chambre basse pour la première fois en 1967. Parti du bas de l’échelle sociale, il avait dû surmonter bien des épreuves pour réussir. Devenu un politicien aux manières rustaudes, il savait défendre ses positions. Tanaka aussi avait dû se battre pour arriver là où il était, et cela les rapprochait sans doute.

Environ une semaine plus tôt, Takeiri avait été sondé par la Chine sur l’idée d’une visite à Beijing où il était déjà allé en juin de l’année précédente. Pendant ce premier voyage, il avait eu l’occasion de rencontrer le premier ministre Zhou Enlai, et il devinait que s’il acceptait de retourner en Chine, il serait probablement question de négociations vers la normalisation des relations entre les deux pays.

Sitôt arrivé dans le salon de la résidence de Tanaka, Takeiri entra dans le vif du sujet. « Il se trouve que je vais aller à Beijing. Tu ne veux pas me faire une lettre dans laquelle tu dis que tu me fais confiance ? »

De son point de vue, à partir du moment où la question de la normalisation serait abordée, il lui fallait quelque chose qui indique qu’il avait la bénédiction du Premier ministre, en laissant entendre qu’il était un envoyé spécial. Tanaka a cependant immédiatement refusé.

« Si tu veux y aller, vas-y. Mais tu n’auras pas de lettre de ma part. Je viens juste d’être nommé Premier ministre. Si j’essaie maintenant de faire quelque chose avec la Chine, mon gouvernement tombera. Il est hors de question que je te fasse une telle lettre. »

Cette conversation secrète s’acheva sans accord entre les deux hommes.

Le troisième entretien Takeiri-Zhou Enlai

Deux jours plus tard, la délégation du Kômeitô, composée de Takeiri et d’autres membres du parti, prit la direction de Beijing. Elle avait préparé une ébauche destinée à transmettre à la partie chinoise les demandes du Japon pour aller vers un rétablissement des relations diplomatiques. Étant donné que la délégation n’avait pas été investie de cette mission, cela n’aurait pas de conséquences si ces conditions étaient rejetées. Il y avait deux points sur lesquels le Japon ne céderait pas : il était hors de question de sortir du pacte de sécurité avec les États-Unis, comme de mettre fin dans l’immédiat à sa relation avec Taïwan.

Le premier entretien entre Zhou Enlai et Takeiri commença à 16 heures le 27 juillet. Pendant celui-ci, le premier ministre chinois surprit Takeiri en déclarant : « Le président Mao Zedong dit qu’il renonce à revendiquer nos droits à des dédommagements. »

La délégation japonaise était stupéfaite, car elle était persuadée que la partie chinoise réclamerait une indemnisation pour les dommages de guerre.

Takeiri eut le sentiment que la Chine était prête à faire des concessions au Japon. La principale exigence chinoise était que le Japon reconnaisse la République populaire de Chine comme l’unique gouvernement légitime du pays. Pendant le troisième entretien, au dernier jour de la visite de la délégation du Kômeitô, Zhou Enlai commença par annoncer : « L’approche chinoise que je vais vous présenter a été ratifiée par le président Mao Zedong. »

Puis il suggéra ensuite que Tanaka vienne en Chine en septembre, et présenta l’esquisse d’une déclaration commune sino-japonaise, dont le contenu reprenait les grandes lignes de l’ébauche faite par Takeiri et les autres membres de la délégation. Zhou Enlai affirma que ni le traité de sécurité nippo-américian ni le traité de paix sino-japonais ne seraient abordés, et conclut l’entretien avec ces mots :

« Comme le contenu des trois entretiens que nous avons eus est important, je vous demande de le garder entièrement secret et de n’en parler qu’au Premier ministre Tanaka et au ministre des Affaires étrangères Ôhira. Nous respecterons le secret de notre côté. Nous vous avons dit ce que nous vous avons dit parce que nous vous faisons confiance. »

Tel fut le message confié à Takeiri par Zhou Enlai qui était sans doute au courant de la relation de confiance qui existait entre Tanaka et Takeiri.

Tanaka décide d’aller à Beijing

Le 4 août 1972.  Takeiri Yoshikatsu (droite), revenu de Chine, s'entretient avec le Premier ministre Tanaka Kakuei dans sa résidence. Le ministre des Affaires étrangères Ôhira Masayoshi est à gauche. (Jiji)
Le 4 août 1972. Takeiri Yoshikatsu (droite), revenu de Chine, s’entretient avec le Premier ministre Tanaka Kakuei dans sa résidence. Le ministre des Affaires étrangères Ôhira Masayoshi est à gauche. (Jiji)

De retour au Japon, Takeiri rencontra Tanaka dans une chambre d’hôtel pour discuter seul à seul avec lui. Le Premier ministre saisit le procès-verbal long de 52 pages des entretiens, et se mit à le lire lentement. Une fois qu’il avait terminé, il le relut et posa une question à Takeiri :

– Tu es sûr que tu es Japonais ?

Il se demandait si Takeiri n’avait pas été trompé par la Chine.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Ce qui est écrit là est exact ? demanda Tanaka en montrant le document intitulé « Mémorandum Takeiri », pour être sûr qu’il comprenait bien.

– La partie chinoise en a entièrement vérifié le contenu. Ce qui est écrit là est exact, répondit Takeiri.

Tanaka réfléchit quelques instants.

– Bon, je vais aller à Beijing ! déclara-t-il ensuite.

C’est à cet instant que la décision de Tanaka de se rendre en Chine fut prise.

Si ce n’avait pas été ces deux hommes-là…

Hashimoto, qui était alors directeur du département chinois du ministères des Affaires étrangères, reçut de son ministre Ôhira le compte-rendu des entretiens et le mémorandum de l’ébauche japonaise. Jusqu’à ce moment-là, il avait craint les conditions difficiles que ne manquerait d’exiger la Chine pour rétablir les relations entre les deux pays. Mais en lisant le procès-verbal, ses appréhensions disparurent.

Voici ce qu’il m’a confié.

« Les deux points les plus importants de ce document sont que la Chine déclare sans ambiguïté qu’elle reconnaît le traité de sécurité nippo-américain et qu’elle n’exigera pas de dédommagement du Japon. Pour être très clair, je ne m’y attendais pas. Nous avons certes l’intention d’aller en Chine, mais nous ne savions pas du tout comment les choses se dérouleraient là-bas. Après l’avoir lu, j’ai commencé à penser que tout pourrait bien se passer. »

Le rétablissement des relations diplomatiques entre la Chine et le Japon a été favorisé par la situation internationale qui voyait le président Nixon et son conseiller Kissinger à la recherche d’une réconciliation entre les États-Unis et la Chine. Puisque les États-Unis se rapprochaient de la Chine, le Japon aligné sur eux pouvait rétablir des relations avec la Chine. De plus, la puissance économique japonaise était attractive pour la Chine. De fait, après le rétablissement des relations diplomatiques, le Japon a fourni à la Chine un solide soutien économique. Mais que le Premier ministre ait été Tanaka a aussi eu une grande importance.

Kiuchi Akitane, ancien ambassadeur du Japon en France, qui a accompagné Tanaka en Chine en tant que secrétaire du premier ministre, m’a dit ceci :

« M. Tanaka n’était pas un bon connaisseur de la Chine. Mais à partir du moment où il a rencontré Zhou Enlai, il a eu le sentiment qu’avec lui, cela pourrait fonctionner. Les deux hommes se sont immédiatement compris. Cela a été une chance pour le Japon que le hasard ait voulu qu’ils soient chefs de gouvernement à ce moment-là. »

Aujourd’hui les États-Unis et la Chine sont à nouveau dans une relation d’opposition. Le Japon continue à s’aligner sur les États-Unis. Cinquante ans se sont écoulés depuis la normalisation des relations entre la Chine et le Japon. Comparéé à la lune de miel que les deux pays ont ensuite connue, la distance actuelle entre Xi Jinping et les dirigeants japonais est trop vaste.

(Photo de titre : le Premier ministre Tanaka Kakuei [gauche] échange des documents avec le premier ministre Zhou Enlai, après la signature de la Déclaration conjointe du Japon et de la Chine au Palais de l’Assemblée du Peuple à Beijing, le 29 septembre 1972. Kyōdō)

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