Reconstituer le passé : il était une fois un lion de mer japonais…

Science Environnement

Jadis les mers du Japon étaient truffées de lions de mer japonais. Chassés pour leur fourrure, leur graisse et victimes de la raréfaction de leur habitat (rookerie), leur nombre a tellement diminué que l’on considère aujourd’hui que l’espèce est éteinte. On sait encore trop peu de choses sur leur mode de vie. La photographe Hayashi Michiko s’est penchée sur la curieuse histoire d’une rareté, un spécimen de lion de mer japonais (Nihon ashika) empaillé découvert dans les archives d’une université du sud-ouest de l’Archipel.

Si charmants…

Avant de me rendre dans cet aquarium de Tokyo il y a de cela quelques années, je n’avais jamais vraiment pris conscience de l’existence des lions de mer. Pourtant, dans leur bassin en forme de bouée, ils m’ont saisie, leur ballet aquatique m’a fascinée. Il était étrange de pouvoir contempler ces si gracieux nageurs évoluer au milieu de gratte-ciels, si loin de leur habitat d’origine, j’ai eu envie d’en savoir plus.

Les lions de mer sont des mammifères marins appartenant au même groupe que les phoques et qui sont cousins des otaries. Contrairement aux phoques, avec qui ils sont souvent confondus alors qu’ils sont de bien meilleurs nageurs, les lions de mer (ashika en japonais) sont capables de se déplacer au sol en utilisant leurs nageoires antérieures et on peut leur apprendre à faire toutes sortes de tours amusants (comme applaudir). Ces animaux intelligents sont parfois le clou de spectacles dans les aquariums et autres parcs d’attractions.

Les lions de mer abondaient autrefois dans les mers entourant le Japon, mais on les trouve plus aujourd’hui que dans des zones côtières septentrionales et reculées. La sous-espèce Nihon ashika (lion de mer japonais), habitait jadis une vaste zone allant de la péninsule du Kamtchatka à la péninsule coréenne en passant par les îles Kouriles et le Japon. On les retrouvaient même sur les côtes des îles d’Izu voire, sur les rives des péninsules de Miura et de Bôsô dans la baie de Tokyo. De fait, ils ont avoisiné les rives de la vibrionnante Edo (rebaptisée Tokyo) jusqu’au milieu de l’ère Meiji (1868-1912).

Croquis d’un lion de mer japonais réalisé en 1822 par Hasegawa Settan d’après un spécimen échoué sur le rivage de l’actuelle ville de Karatsu, dans la préfecture de Saga. (Avec l’aimable autorisation des Archives nationales du Japon)
Croquis d’un lion de mer japonais réalisé en 1822 par Hasegawa Settan d’après un spécimen échoué sur le rivage de l’actuelle ville de Karatsu, dans la préfecture de Saga. (Avec l’aimable autorisation des Archives nationales du Japon)

L’ère Meiji a marqué le début de l’extinction massive des lions de mer japonais. Très prisés pour leur peau, leur viande et leur graisse, ils ont souffert de la chasse intensive et de la dégradation de leur habitat. D’abord fortement menacé, le lion de mer japonais n’a pas été vu à l’état sauvage depuis près d’un demi-siècle. L’espèce est aujourd’hui considérée comme éteinte.

Mais comment a-t-on pu laisser disparaître des animaux aussi attachants ! À quoi ressemblaient-ils ? Comment vivaient-il ? Pour répondre à ces questions, j’ai entrepris de retrouver la trace des lions de mer japonais.

En cherchant des informations sur internet, je suis tombée sur un article parlant d’un spécimen empaillé découvert dans les archives de l’université de Kyûshû. De son vivant, ce lion de mer vivait avec des congénères dans un aquarium créé à Fukuoka au début du XXe siècle. À sa mort, il a été empaillé et est resté pendant un temps sous la responsabilité de la famille du directeur de l’aquarium de l’époque. Mais on a perdu sa trace et le mystère est resté entier jusqu’à ce que le spécimen soit redécouvert dans les archives de l’université.

Intriguée par cette histoire insolite, sachant qu’il m’était de toute façon impossible de voir un lion de mer japonais dans la nature, et dans l’espoir d’en savoir un peu plus sur son histoire, je me suis rendue à Fukuoka pour faire la lumière sur cette histoire.

Un campus qui déménage

Le lion de mer empaillé est resté à l’abri des regards pendant des décennies dans les archives scientifiques de l’université Kyûshû. Il n’a revu la lumière du jour qu’au moment du déménagement de l’établissement vieillissant dans ses nouveaux locaux de Hakozaki, à l’est de la baie de Hakata, sur le nouveau campus d’Itô, situé plus à l’ouest de la ville. Amorcé en 2005, le déménagement titanesque a duré 13 ans.

En 2018, les travaux touchent à leur fin quand Hanada Noriko, arrière-petite-fille du directeur de l’aquarium et alors propriétaire d’un café, apprend qu’un spécimen empaillé « étrange et couvert de poussière » est retrouvé. « C’est le lion de mer ! », s’exclame Hanada, qui comprend immédiatement qu’il s’agit là de la mystérieuse créature dont sa famille avait hérité avant de tomber dans l’oubli.

L’histoire de ce lion de mer japonais débute donc en 1910. Cette année-là, Kubota Tomotoshi, l’arrière-grand-père de Hanada, quitte son poste d’inspecteur des pêches pour prendre la direction de l’aquarium de Hakozaki qui vient d’ouvrir ses portes. Kubota participe à la création de l’établissement et il en assume la direction jusqu’à la fermeture en 1935.

Kubota Tomotoshi (à droite), avec sa femme. Nommé directeur de l’établissement, il a travaillé sans relâche à la gestion de l’aquarium de Hakozaki et a veillé à ce que le site serve à l’éducation des masses. (Avec l’aimable autorisation de Hanada Noriko)
Kubota Tomotoshi (à droite), avec sa femme. Nommé directeur de l’établissement, il a travaillé sans relâche à la gestion de l’aquarium de Hakozaki et a veillé à ce que le site serve à l’éducation des masses. (Avec l’aimable autorisation de Hanada Noriko)

Photo prise à l’inauguration de l’aquarium de Hakozaki en mars 1910. Construit avec le soutien financier des notables de la ville, l’établissement devait à l’origine être un site de loisir destiné aux administrés de la région. (Avec l’aimable autorisation de Hanada Noriko)
Photo prise à l’inauguration de l’aquarium de Hakozaki en mars 1910. Construit avec le soutien financier des notables de la ville, l’établissement devait à l’origine être un site de loisir destiné aux administrés de la région. (Avec l’aimable autorisation de Hanada Noriko)

Un lion de mer en héritage familial

Hanada ouvre boutique en 2009. L’université Kyûshû est alors en plein déménagement vers son nouveau campus d’Itô, mais Hanada choisit d’installer son café sur le site de Hakozaki. Elle souhaite en effet constituer un lieu de mémoire et témoigner de l’ancienne identité de ce quartier, jadis station balnéaire de premier plan et centre universitaire. Ainsi elle baptise son établissement « Hakozaki Suizokukan Café » où suizokukan signifie aquarium en japonais.

En fait, elle n’en savait pas beaucoup sur cet aquarium dirigé jadis par son aïeul. Elle fait donc des recherches sur Internet et réalise combien la mémoire du lieu est déjà mise à mal, on ne trouve que très peu d’informations. Et même pire : « Je suis tombée sur un site web qui mettait en doute l’existence même de l’aquarium », raconte-t-elle. « J’ai compris que j’étais sans doute la dernière personne à disposer de documents. Je me suis dit que je devais agir, documenter et témoigner. » Grâce à son café, elle rencontre d’autres témoins ayant connu l’aquarium et, au fil des ans, elle en reconstitue peu à peu l’histoire.

Hanada Noriko, propriétaire du Hakozaki Suizokukan Café. Les tasses à café du magasin, spécialement conçues pour elles, sont à l’effigie de lions de mer japonais. (© Hayashi Michiko)
Hanada Noriko, propriétaire du Hakozaki Suizokukan Café. Les tasses à café du magasin, spécialement conçues pour elles, sont à l’effigie de lions de mer japonais. (© Hayashi Michiko)

Les murs du café sont décorés de documents historiques et autres photos racontant l’histoire de l’aquarium. (© Hayashi Michiko)
Les murs du café sont décorés de documents historiques et autres photos racontant l’histoire de l’aquarium. (© Hayashi Michiko)

Hanada apprend par des membres de sa famille que deux lions de mer japonais ont participé aux attractions de l’aquarium. À leur mort, ils ont été empaillés, le premier a été offert à une école primaire de la ville et le second à ce qui était alors l’université impériale de Kyûshû. Apprenant que cette école primaire devait commencer entrer en travaux, elle contacte l’administration et comprend à sa grande déception, que le spécimen a été jeté depuis longtemps.

Elle place alors tous ses espoirs dans le second. « J’étais sûre que l’université ne s’en serait pas débarrassé. » Elle poursuit ses investigations et cherche à savoir où il a pu être entreposé. Quand la nouvelle est tombée, elle était prête.

Une section « Lion de mer » se trouve dans un registre de l’aquarium retrouvé dans un carton hérité de son arrière-grand-père. (© Hayashi Michiko)
Une section « Lion de mer » se trouve dans un registre de l’aquarium retrouvé dans un carton hérité de son arrière-grand-père. (© Hayashi Michiko)

Dans un autre carton hérité de son arrière-grand-père, Hanada retrouve encore une encyclopédie illustrée des animaux écrite en 1915 sous la direction du biologiste japonais Ishikawa Chiyomatsu. (© Hayashi Michiko)
Dans un autre carton hérité de son arrière-grand-père, Hanada retrouve encore une encyclopédie illustrée des animaux écrite en 1915 sous la direction du biologiste japonais Ishikawa Chiyomatsu. (© Hayashi Michiko)

À l’université, quand Hanada découvre le lion de mer empaillé, il est couvert d’une couche de poussière mais semble en bon état. Elle se porte immédiatement volontaire pour s’occuper du nettoyage, « La fourrure était bien conservée, soyeuse et agréable au toucher. Il était évident que l’animal avait été bien traité pendant son séjour à l’aquarium. ». Beaucoup de questions l’avaient taraudée depuis qu’elle avait compris que l’animal devait encore être quelque part, mais avoir pu contribuer à sa découverte la remplissait de réconfort, elle avait le sentiment d’avoir accompli sa mission, d’avoir été à la hauteur de son héritage familial.

Hanada explique avoir ressenti une forte affinité avec le lion de mer empaillé dès le premier regard. (© Hayashi Michiko)
Hanada explique avoir ressenti une forte affinité avec le lion de mer empaillé dès le premier regard. (© Hayashi Michiko)

Malgré les certitudes de Hanada, la question n’était pas encore complètement tranchée. L’aquarium avait-il réellement accueilli des lions de mer ? L’article du Fukuoka Nichinichi Shinbun, relatant l’inauguration de l’aquarium, en a apporté la preuve. On y parle de deux lions de mer, un premier pesant 48 kg venant de Corée et un second de 100 kg capturé peu de temps auparavant à Karafuto (dans l’actuelle Sakhaline). Si le premier était « habitué aux humains et déjà capable de faire des tours simples », le second était « sauvage », l’animal avait tendance à s’attaquer aux pièces métalliques de son enclos et à aboyer dès qu’on l’approchait.

Puis Hanada a trouvé d’autres preuves, sur plusieurs cartes postales souvenir de l’aquarium on distingue un lion de mer ressemblant comme deux gouttes d’eau au spécimen empaillé.

Cartes postales souvenir de l’aquarium de Hakozaki récupérées par Hanada. (© Hayashi Michiko)
Cartes postales souvenir de l’aquarium de Hakozaki récupérées par Hanada. (© Hayashi Michiko)

Une aubaine pour la science

Le lion de mer empaillé fait désormais partie des collections du musée de l’université de Kyûshû, un centre d’enseignement et de recherche installé dans l’ancien bâtiment de la faculté des sciences. En rénovation, le musée n’est que partiellement ouvert au public en 2025. Mais une fois par an, le grand public peut admirer le spécimen empaillé sorti des archives pour l’occasion.

Maruyama Munetoshi, professeur associé participant aux programmes de recherche et d’éducation du musée, explique que si l’origine du spécimen n’est pas parfaitement établie, sa taxonomie ne fait aucun doute. « Il s’agit d’un lion de mer japonais. »

Or, il n’en existe plus que 10 au Japon, le spécimen de l’université est donc précieux pour la recherche. Maruyama explique qu’avec le soutien de bénévoles, le centre de recherche espère mener une étude poussée, faisant notamment une analyse de l’ADN et en ayant recours à de l’imagerie aux rayons X.

Maruyama Munetoshi devant la galerie des animaux empaillés du musée de l’université de Kyûshû, sur la banderole on peut voir le lion de mer japonais conservé dans les collections. (© Hayashi Michiko)
Maruyama Munetoshi devant la galerie des animaux empaillés du musée de l’université de Kyûshû, sur la banderole on peut voir le lion de mer japonais conservé dans les collections. (© Hayashi Michiko)

Ce cartel du musée renseigne les visiteurs sur les lions de mer japonais. (© Hayashi Michiko)
Ce cartel du musée renseigne les visiteurs sur les lions de mer japonais. (© Hayashi Michiko)

L’histoire du lion de mer empaillé est aujourd’hui une source de fierté pour les habitants de la région. Hanada a même demandé à Kawai Takuji, un pianiste qui se produit souvent au Hakozaki Suizokukan Café, de composer une chanson sur cette découverte. Le morceau fait l’éloge du musée, Hanada et beaucoup d’autres à sa suite espèrent qu’à sa réouverture, l’institution reprendra le flambeau et relancera la mission éducative héritée de l’université Kyûshû.

Façade du Hakozaki Suizokukan café (© Hayashi Michiko)
Façade du Hakozaki Suizokukan café (© Hayashi Michiko)

À mon retour de Fukuoka, j’ai continué mes investigations sur l’aquarium de Hakozaki. L’établissement a en fait hébergé plusieurs lions de mer japonais tout au long de ses 25 années d’activité. Le 31 mars 1910, une semaine après l’ouverture de l’aquarium, le Fukuoka Nichinichi Shimbun rapporte notamment que le lion de mer « sauvage » venant de Karafuto avait mis bas. Dans un ouvrage de 1953 écrit par Kuroda Nagamichi, j’ai également lu sous la plume d’un des fondateurs de la Mammal Society of Japan, qu’un lion de mer venant de Takeshima avait aussi vécu à l’aquarium. Une analyse ADN permettra peut-être de savoir d’où vient l’animal empaillé et comprendre lequel des quatre se retrouve aujourd’hui dans les collections du musée.

Depuis le début de mes recherches, j’ai eu l’occasion de photographier plusieurs lions de mer japonais empaillés. Celui de l’université de Kyûshû reste à mes yeux le plus attachant, mais à mon grand regret, je n’ai peut-être pas su immortaliser la douceur de ses traits avec mon objectif.

Sa physionomie est adorable mais les incisions du taxidermiste ont laissé des traces très visibles qui lui donnent un air triste et grave. (© Hayashi Michiko)
Sa physionomie est adorable mais les incisions du taxidermiste ont laissé des traces très visibles qui lui donnent un air triste et grave. (© Hayashi Michiko)

À jamais disparus

Triste destin, les lions de mer japonais se sont éteints et l’espèce a disparu avant que les chercheurs n’aient pu l’étudier en détail. La découverte du spécimen de l’université de Kyûshû éclaire un peu leur histoire tragique en offrant la possibilité d’en savoir plus sur ces animaux disparus à jamais. De mon côté, j’espère que le lion de mer de Hanada contribuera à aider la recherche et qu’il saura sensibiliser et toucher le grand public car il est plus que jamais nécessaire de préserver la biodiversité mondiale qui s’amenuise inexorablement.

Le bâtiment historique de la faculté des sciences qui abrite désormais le musée de l’université Kyûshû a été classé au patrimoine culturel du Japon au printemps 2023. (© Hayashi Michiko)
Le bâtiment historique de la faculté des sciences qui abrite désormais le musée de l’université Kyûshû a été classé au patrimoine culturel du Japon au printemps 2023. (© Hayashi Michiko)

(Photo de titre : lion de mer japonais empaillé découvert dans les archives de l’université de Kyûshû. © Hayashi Michiko)

recherche science animal Kyûshû Fukuoka