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Takahashi Rumiko et « Ranma 1/2 » : les frontières fluctuantes du genre chez une pionnière du manga

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Près de quatre décennies se sont écoulées depuis que le célèbre Ranma 1/2 de Takahashi Rumiko a fait sa première apparition dans les librairies japonaises. Aujourd’hui, une seconde adaptation animée (disponible sur les plateformes de streaming) permet à la nouvelle génération de découvrir cette exploration unique des concepts de genre (et aux anciens fans d’en profiter de nouveau !).

Allers-retours entre les genres : une nouvelle approche du héros de manga

« Je suis un garçon ! »

Combien de fans ont ressenti une montée d’excitation en entendant crier cette phrase dans la toute nouvelle adaptation animée du manga Ranma 1/2, cette sublime comédie romantique de Takahashi Rumiko parsemée de nombreux combats d’arts martiaux ?

Une illustration promotionnelle pour le tout nouvel anime de Ranma 1/2. La série est diffusée sur le réseau Nippon Television Network System, et disponible en streaming depuis octobre 2024 sur Netflix, Hulu et d’autres plateformes. (© Takahashi Rumiko, Shôgakukan/Ranma 1/2 Production Committee)
Une illustration promotionnelle pour le tout nouvel anime de Ranma 1/2. La série est diffusée sur le réseau Nippon Television Network System, et disponible en streaming depuis octobre 2024 sur Netflix, Hulu et d’autres plateformes. (© Takahashi Rumiko, Shôgakukan/Ranma 1/2 Production Committee)

Le protagoniste de Ranma 1/2 est Saotome Ranma, un garçon de 16 ans ayant été éduqué par son père dans le but de devenir le prochain maître de l’école d’arts martiaux « de tous styles confondus » portant le nom de sa lignée. Le jeune Ranma a toutefois un secret : lors d’un entraînement en Chine, son père l’a fait tomber dans un étang maudit, et depuis, il se transforme en fille au contact de l’eau froide, tandis que l’eau chaude lui permet de redevenir un garçon. Ranma oscille donc entre ces deux formes tout en affrontant une série d’adversaires excentriques, et en se querellant avec Tendô Akane, la jeune fille qui lui a été promise en mariage et dont il se rapproche progressivement.

Le manga original de Ranma 1/2 a débuté sa publication en 1987. Il ne fait aucun doute que les fans de Urusei Yatsura (1978-1987), l’œuvre précédente de Takahashi, ont éclaté de rire en entendant Ranma s’écrier « Je suis un garçon ! », puisqu’ils y ont vu un parfait écho à la phrase fétiche de Fujinami Ryûnosuke, un personnage de Urusei Yatsura, qui répétait inlassablement : « Je suis une fille ! »

L’idéal du garçon de l’époque Shôwa

Ryûnosuke, garçon aux traits délicats vêtu d’un uniforme scolaire masculin gakuran, fait une entrée en scène particulièrement marquante dans Urusei Yatsura. Très vite, on découvre que ce personnage quelque peu mystérieux est en réalité une fille. Son père, désireux d’avoir un héritier masculin, l’a élevée en tant que garçon. Elle utilise donc le pronom masculin ore et possède une force physique impressionnante, tout en s’identifiant néanmoins comme une fille. Fascinée par les soutiens-gorge et les sêrâfuku (les uniformes scolaires féminins à col marin, contraction du mot anglais sailor, et fuku, « vêtement »), elle lutte de toutes ses forces contre son père pour vivre comme une jeune fille normale.

Fujinami Ryûnosuke : si beau, si viril… et pourtant si féminin ! (Source : compte X « Takahashi Rumiko Information » @rumicworld1010 © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)
Fujinami Ryûnosuke : si beau, si viril… et pourtant si féminin ! (Source : compte X « Takahashi Rumiko Information » @rumicworld1010 © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)

Ryûnosuke a fait sa première apparition en 1982. Il a fallu attendre 1985 pour que le Japon ratifie la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et 1986 pour que le pays adopte sa première loi sur l’égalité des chances en matière d’emploi. Au départ, la question de l’égalité des sexes n’était pas encore un sujet de débat public, et la pression sociale pour se conformer aux normes masculines ou féminines était très forte.

Fort, solide, stylé et cool, mais au fond très innocent : tel était l’idéal masculin durant l’ère Shôwa (1926-1989). Ryûnosuke le déconstruit en incarnant cet idéal… tout en étant une fille. En 2019, Takahashi écrivait : « Pour Urusei Yatsura, j’avais une règle : tous les beaux garçons devaient être des idiots. Mais parfois, on a envie de dessiner un personnage masculin qui soit vraiment cool… Et là, l’idée m’est venue : peut-être que les gens l’accepteraient s’il s’agissait en fait d’une fille. » (Source : Mangaka-bon Vol. 14 : Takahashi Rumiko bon)

En tant que « beau gosse » d’Urusei Yatsura, Ryûnosuke est constamment entourée de filles admiratives. Son fiancé, Shiowatari Nagisa, semble pour sa part être une fille particulièrement belle et gracieuse, mais qui s’avère être en réalité un homme ! Dévoué, doux et toujours prêt à soutenir Ryûnosuke, Nagisa incarne à la fois l’idéal féminin de l’ère Shôwa tout en défiant, à l’instar de Ryûnosuke, les conceptions fixes de l’époque en inversant les genres.

Le fiancé de Ryûnosuke, Shiowatari Nagisa, révèle son genre dans le volume 32 de Urusei Yatsura. (© Takahashi Rumiko/Shôgakukan)
Le fiancé de Ryûnosuke, Shiowatari Nagisa, révèle son genre dans le volume 32 de Urusei Yatsura. (© Takahashi Rumiko/Shôgakukan)

Dans l’œuvre de Takahashi, collectivement appelée Rûmikku wârudo (ou « Rumic World »), la transgression des frontières est un thème récurrent. Même Lum, la protagoniste féminine d’Urusei Yatsura, porte le nom assez peu héroïque d'« Envahisseuse ». L’arrivée de Ryûnosuke a marqué un tournant, après lequel la traversée des frontières de genre, ou leur fluctuation, est devenue un thème récurrent.

L’impulsion créative au-delà des divisions de genre

« Ranma 1/2 peut être qualifié de “sans genre”, avec des passages du masculin au féminin et du féminin au masculin. J’ai vraiment voulu explorer ce type d’idée », disait Takahashi dans Rumic World 35 : All Stars.

Ryûnosuke « a insufflé une nouvelle énergie » à Urusei Yatsura à un moment où Takahashi peinait à trouver de nouvelles idées pour la série : « Le genre du personnage était ambigu, et il était amusant à dessiner », se souvient l’artiste. Cette expérience a réveillé en Takahashi une impulsion créative qui l’a poussée vers de nouveaux sommets.

Le résultat fut la naissance de Ranma 1/2, où les fluctuations de genre sont encore plus libres et plus vastes. Au début, Ranma insiste sur le fait qu’il est un garçon et refuse de se comporter comme une fille, mais il devient peu à peu prêt à se déguiser en fille si cela peut lui permettre de gagner un combat.

Saotome Ranma, héros du tout nouvel anime de Ranma 1/2. (© Takahashi Rumiko, Shôgakukan/Ranma 1/2Production Committee)
Saotome Ranma, héros du tout nouvel anime de Ranma 1/2. (© Takahashi Rumiko, Shôgakukan/Ranma 1/2Production Committee)

À un moment donné, Ranma se met en robe à volants pour un rendez-vous avec un garçon, déclarant : « Pour avoir la chance d’être complètement garçon, tout le temps… Eh bien, je deviendrai carrément la plus jolie petite créature que tu aies jamais vue ! » À d’autres occasions, il s’habille en costume de lapin sexy, ou ne porte rien d’autre que de la lingerie, et sa poitrine déborde constamment. L’ambivalence ne pourrait être plus grande.

Ranma se prépare pour un rendez-vous sous sa forme féminine, dans l'espoir de devenir « complètement garçon, tout le temps ». (Ranma 1/2 volume 15, © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)
Ranma se prépare pour un rendez-vous sous sa forme féminine, dans l’espoir de devenir « complètement garçon, tout le temps ». (Ranma 1/2 volume 15, © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)

Plus Ranma cherche à atteindre la masculinité, plus il devient féminin. En revanche, c’est quand il laisse libre cours à son côté féminin que son esprit devient le plus masculin. Ce va-et-vient libre entre virilité et féminité entraîne une situation où ces deux états sont égaux l’un à l’autre.

Le premier personnage gay du Rumic World

Dans Ranma 1/2, tous les personnages dont le genre est ambigu sont hétérosexuels. Y compris Ranma lui-même, Kuonji Ukyô, une fille qui a « abandonné sa féminité » et s’habille comme un garçon, et un autre personnage masculin qui est pour sa part amoureux d’Ukyô et porte des vêtements féminins. Il en va de même pour Urusei Yatsura. En 1984, dans Kataritsukuse netsuai jidai (« Tout dire sur les années passionnées »), Takahashi elle-même disait : « Les interactions hommes-femmes sont le fondement de tout. Peu importe ce que vous faites, vous ne pouvez pas laisser de côté les éléments masculins et féminins. »

Le premier personnage à briser cette règle tacite fut Jakotsu, l’un des antagonistes de Inuyasha (publié entre 1996 et 2008). Jakotsu est un homme qui porte un kimono féminin. Alors que Ryûnosuke d’Urusei Yatsura était le résultat d’un processus qui consistait à prendre un beau gosse et à le faire glisser vers la féminité, Jakotsu avait à l’origine été conçu comme une femme, mais il a fini par devenir un homme quand Takahashi s’est rendu compte qu’elle était réticente à dessiner « Inuyasha en train de combattre une femme à mort », comme elle l’a déclaré. « C’était la première fois que je dessinais un personnage masculin qui aimait les hommes », a déclaré la mangaka.

Le développement et la conception de Jakotsu tournaient autour de la féminité, et il peut donc aussi être considéré comme un personnage gay, représentant ici une variation de la romance hétérosexuelle.

Jakotsu tombe amoureux du personnage principal au premier regard. (Inuyasha volume 24, © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)
Jakotsu tombe amoureux du personnage principal au premier regard. (Inuyasha volume 24, © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)

L’évolution des formes d’amour au fil des décennies

Dans Rinne (publiée entre 2009 et 2018), nous rencontrons pour la première fois un personnage au physique conventionnellement masculin qui aime un autre garçon : Matsugo, ami d’enfance du protagoniste de la série, Rokudô Rinne. Matsugo est particulièrement attirant, ayant poursuivi l’amélioration de son apparence et de son intellect grâce à des efforts constants, et est complètement dévoué à Rinne, sans aucun intérêt pour les affections de sa belle camarade de classe, Anju.

Rinne et Matsugo, main dans la main, sont tous deux parés d’un smoking, plutôt que faire jouer à l’un des personnages un « rôle féminin ». (Rinne, volume 22, © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)
Rinne et Matsugo, main dans la main, sont tous deux parés d’un smoking, plutôt que faire jouer à l’un des personnages un « rôle féminin ». (Rinne, volume 22, © Takahashi Rumiko/Shôgakukan)

Matsugo insiste sur le fait que ce qu’il ressent pour Rinne est « de l’amitié », mais son entourage ne tarde pas à lui faire la remarque : « Tu veux dire de l’amour ? » Lorsque les personnages visitent un monde où les gens peuvent rêver de tout ce qu’ils veulent, Matsugo et Rinne dansent main dans la main, vêtus de smokings, à travers un champ de fleurs, en criant : « Faisons vœu d’amitié éternelle à la chapelle ! »

Cette histoire burlesque navigue entre la romance classique homme-femme (comme dans un manga shôjo où le sauveur de l’héroïne s’avère être un ami d’enfance longtemps perdu) et la « bromance » entre deux hommes.

Transcender de nouvelles frontières à l’ère Reiwa

Tout au long de l’œuvre de Takahashi, les personnages qui franchissent les frontières de genre sautent au-dessus des préjugés afin d’atteindre l’apparence ou la relation qu’ils désirent. Ils sont énergiques, libres et audacieux, guidés non pas par le bon sens, mais par ce qu’ils sont réellement.

Il ne faut pas non plus négliger le fait qu’ils sont tous traités comme des personnages comiques, ou encore comme des « pervers » anormaux. Urusei Yatsura, Ranma 1/2… chacune de ces œuvres reflète les valeurs de leur époque, désormais révolue.

La série actuelle de Takahashi Rumiko, Mao, est toujours en cours de publication dans le magazine hebdomadaire Shônen Sunday. Après des décennies d’évolution constante, toujours à l’avant-garde de la scène des shônen manga, comment Takahashi représentera-t-elle les transgresseurs du genre de l’ère Reiwa (débutée en 2019) dont personne ne rira plus ? Nous n’avons plus qu’à attendre le jour où elle transcendera sans effort les attentes de ses fans et s’attaquera aux conceptions rigides qui persistent encore aujourd’hui.

(Photo de titre : Ranma dans sa forme féminine. Dans l’anime, ses cheveux rouges sont sa signature. © Takahashi Rumiko, Shôgakukan/Ranma 1/2 Production Committee)

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