La mode nippone passe par les régions
Les 60 ans du jean japonais : à la découverte de Kojima, la capitale du denim
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L’industrie du coton est déterminante
La première mention du lieu appelé « Kojima » remonte au Kojiki, le plus ancien texte japonais en existence.
Dans le passé, Kojima était une île, comme l’indique le jima (île) de son nom. L’aménagement des terrains ainsi que l’accumulation de sédiments déposés par les rivières locales l’ont transformée en une grande plaine au fil des années. De fortes activités d’aménagement de terrains durant l’époque d’Edo (1603–1868) ont donné des terres salées qui ne pouvaient servir à la production de riz. Les agriculteurs ont alors planté du coton, qui résiste mieux au sel. Ce coton était d’abord utilisé pour la fabrication de voiles et de chausses tabi, dont Kojima en était devenu le plus gros producteur du Japon. De l’époque d’Edo jusqu’à l’ère Meiji, la toile à voile de Kojima a été très employée dans les kitamae-bune, des voiliers faisant la navette entre Osaka et Hokkaidô en passant par la mer du Japon. Cette toile de voile non-teinte deviendra la base des premiers jeans produits au Japon.
Historique de Kojima et de la production japonaise de jeans
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Première mention du lieu appelé Kojima dans le Kojiki.
Époque d’Edo (1603-1868)
Envol de la cultivation de coton et production de toile à voile.
Meiji (1868-1912)
Production de stores et de vêtements de travail à Kojima.
Période d’après-guerre (1945-1960)
Les uniformes scolaires deviennent le principal produit fabriqué.
1965
Kojima produit les tous premiers jeans fabriqués au Japon.
1980-1999
Les importations de jeans rendent le marché plus compétitif.
1998
Uniqlo met en vente des jeans à petits prix.
Rédigé par l’auteur
Durant l’ère Meiji, de nombreuses filatures de coton sont établies dans la région de Kojima, pour la production de tentes, d’auvents de camions, et de vêtements de travail. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les uniformes scolaires qui prennent la relève comme produit principal. De longues années de production de coton apportent aussi un impressionnant savoir-faire en couture à Kojima.
Changement de bord forcé
Cependant, cette puissance en coton est rapidement mise à l’épreuve. Vers la fin des années 1950, des fabricants japonais commencent à produire du « tetoron » (fibre de polyester), un matériau révolutionnaire qu’on disait « plus fin que de la soie et plus fort que de l’acier ». L’arrivée du tetoron perturbe l’industrie tout en l’innovant.
Pendant que les uniformes scolaires en tetoron faisaient fureur, les ventes en coton dégringolaient. La grande entreprise de vêtements Maruo Hifuku (le « Big John « de nos jours) se retrouve avec des entrepôts pleins à craquer d’uniformes en coton. Ne sachant plus que faire, le directeur général, Ozaki Kotarô, se tourne vers les jeans qui avaient, à l’époque, beaucoup de succès à Ameyoko, dans le quartier d’Ueno à Tokyo. En japonais, on les appelait « GÎ-Pan », après les pantalons « Government Issue » que portaient les soldats américains.

Une machine à coudre américaine de la marque Union Special, importée dans les années 1960, qui pouvaient faire des coutures roulées. (Avec l’aimable autorisation du Betty Smith Jeans Museum)
Ozaki commence par se procurer une paire de jeans fabriquée aux États-Unis et étudie minutieusement le tissu et les coutures. Il est convaincu que les longues années d’expérience lui permettront de fabriquer ce nouveau produit. Cependant, c’est la première fois qu’il travaille avec le denim. Et puis, il ne connaissait rien des rivets en métal pour renforcer les coins des poches, des boutons en métal, ou des fermetures éclair, du fil pour coudre ce matériau très épais, et même des machines à coudre qu’il lui faudrait. Ce n’est qu’une fois que tous ce qu’il fallait avait été importé d’Amérique que Maruo Hifuku a enfin pu lancer sa production de jeans en avril 1965.

Les jeunes femmes qui travaillaient dans cette usine de jeans des années 1970 vivaient dans des dortoirs d’entreprise. (Avec l’aimable autorisation du Betty Smith Jeans Museum)
Développer la marque
Ozaki était de petite taille, même pour un japonais, et son prénom, Kotarô, était l’équivalent de « Little John » en anglais. Cependant, ce nom faisait penser à un produit pour enfants, et l’équipe de développement d’Ozaki a eu l’idée d’utiliser plutôt le nom « Big John » pour sa marque de jeans.

Le premier jean de la marque Big John, fabriqué en 1965. (Avec l’aimable autorisation du Betty Smith Jeans Museum)
Au fil des années, le jean est devenu un vêtement plébiscité par les gens de tout âge, tout milieu et tout sexe. Cependant, conscient de la différence de morphologie entre les hommes et les femmes, Ozaki a crée aussi « Betty Smith », une marque pour femmes, et puis la marque « Bobson », établie en 1969 en tant que petit frère de Big John. Ce positionnement de marques, inhabituel au Japon à l’époque, a beaucoup de succès.

Betty Smith, la toute première marque japonaise de jeans pour femmes, est lancée en 1970. (Avec l’aimable autorisation du Betty Smith Jeans Museum)

Une publicité pour les jeans Betty Smith datant des années 1970. (Avec l’aimable autorisation du Betty Smith Jeans Museum)
Le marketing de Big John laissait croire que c’était une marque californienne. Cependant, dans les années 1970, la compétitivité des produits japonais avait diminué avec les conflits commerciaux entre le Japon et les États-Unis, la remontée du yen, l’industrialisation des pays en voie de développement et l’afflux de produits d’importation. L’arrivée de produits authentiques avait de même rendu les consommateurs bien plus difficiles, et les fabricants de jeans de Kojima devaient alors trouver d’autres moyens de se démarquer.
S’appuyer sur les points fort de la région
Au départ, les fabricants japonais s’approvisionnaient en pièces aux États-Unis, mais rapidement, ils se sont mis à chercher la manière de devenir plus autonomes en matériaux et techniques. L’évolution de l’environnement économique poussait aussi les fabricants de jeans à Kojima à innover.
La région autrefois connue sous le nom de Sanbi, qui s’étend aujourd’hui sur les préfectures d’Okayama et de Hiroshima, était depuis des siècles spécialisée en teinture à l’indigo, et ce savoir-faire a permis une transition harmonieuse vers les techniques modernes. L’entreprise Kaihara, à Hiroshima, parmi les premières à se lancer dans le denim indigo, est devenue mondialement réputée et possède 50% du marché nippon.
Selon le Senkôren, l’association qui représente l’industrie du coton au Japon, 23,9 millions de mètres carrés de denim ont été fabriqués dans la région de Sanbi en 2023, ce qui représente la quasi-totalité de la production japonaise. Les fabricants de jeans du monde entier apprécient la qualité et l’originalité de ces produits. Kuroki, qui fabrique du denim à Ihara, à l’ouest de Kurashiki, a un partenariat avec LVMH Moët Hennessy Louis Vuitton, la plus grande marque de luxe au monde, et est admiré pour son utilisation de techniques traditionnelles japonaises de tissage.
Le denim produit dans la région de Sanbi est arrivé à Kojima pour être transformé en jeans haut-de-gamme. Comme mentionné en début d’article, cette région est connue pour sa main-d’œuvre spécialisée, ainsi que son savoir-faire et sa minutie façonnés au fil des siècles. Le secret des jeans de Kojima est une découpe de patrons qui assure une meilleure tenue, ainsi que plus de deux siècles d’innovation dans la couture du coton épais. Les vêtements en denim se rétrécissent légèrement au lavage et les fabricants de Kojima en ont fait un atout qui améliore la tenue grâce à leur expertise en patrons et couture.

Des techniques de couture transmises au fil des siècles donnent au jeans de Kojima leur tenue confortable. (Avec l’aimable autorisation du Betty Smith Jeans Museum)
Les fabricants de Kojima ont de même réussi à éviter le piège d’essayer de reproduire les marques étrangères connues telles que Levi’s, optant plutôt pour la création constante de nouvelles valeurs. Un exemple de cette approche est leur traitement de lavage qui rend les jeans plus doux au toucher et plus confortables à porter.
Les producteurs de textiles ont déjà opté pour diverses techniques de lavage, comme par exemple le délavage à la pierre, où pierres ponces et autres abrasifs sont intégrés au lavage des vêtements en denim. Il y aussi le lavage chimique, où les vêtements sont traités à l’eau de javel et autres additifs, et le blanchiment où des oxydants et des réducteurs sont ajoutés au tissu. L’usure intentionnelle par le sablage ou autre dommage est une autre technique qui rajoute de la valeur. Ceci permet aux fabricants de Kojima de se distinguer des marques étrangères et débouche aussi sur la création de nouvelles modes dans le jean. Le perfectionnement de pointe de ces techniques fait que beaucoup de marques étrangères choisissent de produire leurs jeans à Kojima.
Leader du marché mondial
Que faire pour assurer le développement soutenu de l’industrie du jean de Kojima ? Du travail reste à faire dans cinq domaines :
- La fusion du savoir-faire traditionnel et des développements techniques
- Une meilleure utilisation des marques
- Des partenariats entre l’industrie et le tourisme
- Des mesures relatives à l’environnement
- La réutilisation et le recyclage
Au niveau de l’innovation technique, des lasers commencent à être utilisés pour l’usure intentionnelle, et cette fusion de nouvelles technologies avec de techniques traditionnelles mènera à de nouvelles utilisations. L’horlogerie suisse qui s’est réinventée dans les années 80 grâce à un marketing ciblé est un exemple à suivre pour renforcer la marque « Made in Kojima ». Quant au tourisme, faire bon usage de sites touristiques tels « Jeans Street » qui regroupe des boutiques de jeans et le musée de l’histoire du jean sert à inculquer la culture du jean à un plus grand nombre de consommateurs et aussi à séduire de nouveaux fans.

Cette pancarte unique accueille les visiteurs au Kojima Jeans Street. (Avec l’aimable autorisation de la Chambre de commerce et l’industrie de Kojima)

Cette plaque d’égout à Kojima Jeans Street présente le logo et un surpiquage en fil orange. (Avec l’aimable autorisation de la Chambre de commerce et l’industrie de Kojima)
Il va sans dire qu’il est nécessaire de mieux gérer la grande quantité de l’eau et de produits chimiques utilisés dans la fabrication, et de faire d’autres efforts pour ménager l’environnement. Une plus grande prise de conscience autour des déchets textiles à l’international fait qu’il devient de plus en plus important de créer des initiatives pour la réutilisation des jeans usagés.
Selon Ôshima Yasuhiro, ancient présdient de la Chambre de commerce et de l’industrie de Kojima et président de Betty Smith, « Kojima est le berceau des jeans fabriqués au Japon mais se doit aussi de maintenir sa position dominante dans la manufacture de ce qui est un vêtement global ».
Pour trouver des solutions et aider Ôshima à réaliser ses ambitions, il est urgent de mettre en place du personnel qui perpétuera cette tradition, ainsi que des ingénieurs qui innoveront. Il faudrait également trouver un nouvel entrepreneur qui pourrait poursuivre le travail d’Ozaki Kotarô et planifier l’avenir.

Kojima Jeans Street attire énormément de visiteurs. (Avec l’aimable autorisation de la Chambre de commerce et d’industrie de Kojima)
Bibliographies
L’auteur a fait référence aux ouvrages suivants en préparant l’article.
- Christensen, Clayton M., The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail (Le dilemme de l’innovateur : Lorsque les nouvelles technologies sont à l’origine de l’échec de grandes entreprises) Harvard Business School Press (1997).
- David, Paul A., “Clio and the Economics of QWERTY,” dans American Economic Review, Vol. 75 No. 2 (1985).
- Heldt, Gustav (trad.), The Kojiki: An Account of Ancient Matters (Kojiki : Chronique des faits anciens), Columbia University Press (2014).
- Porter, Michael E., Competitive Strategy: Techniques for Analyzing Industries and Competitors (Choix stratégique et concurrence : Techniques d’analyse des secteurs et de la concurrence dans l’industrie) Free Press (1980).
- Porter, Michael E., The Competitive Advantage of Nations (L’avantage concurrentiel des nations), Free Press (1990).
- Schumpeter, Joseph A., The Theory of Economic Development: An Inquiry into Profits, Capital, Credit, Interest, and the Business Cycle (Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle), Harvard University Press (1934).
- Sugiyama Shinsaku, Nihon jīnzu monogatari (L’histoire des jeans japonais), Kibito Publishing (2009).
(Photo de titre : des jeans exposés dans la rue accueillent les visiteurs à l’entrée de Kojima Jeans Street. © Chambre de commerce et d’industrie de Kojima)