Les épaves de pétroliers japonais, une course contre la montre avant un désastre environnemental

Environnement

Plus de 80 ans après, les navires japonais qui ont coulé dans la mer en Micronésie continuent de poser des problèmes environnementaux pour les eaux au large de Chuuk. Des spécialistes, japonais notamment, multiplient les efforts pour récupérer et éliminer le pétrole qui pollue les fonds marins.

Des eaux limpides qui cachent une menace

Les eaux du lagon oscillent entre des nuances bleus profonds et l’azur, avec des poissons aux couleurs extraordinaires ondulant sous la surface et les coraux visibles dans les eaux peu profondes.

Chuuk, l’un des États fédérés formant la Micronésie à quelque 5 850 kilomètres à l’ouest de Hawaï, est entouré d’eaux cristallines, mais ces eaux limpides sont menacées par une catastrophe environnementale, si la corrosion des réservoirs des nombreux pétroliers japonais au fond de la mer pendant la Seconde Guerre mondiale venaient finalement à se fissurer.

Fukuyama Kazunori, membre de l’équipe du Service de la lutte antimines du Japon (JMAS), basé à Tokyo, et implanté à Chuuk, explique que l’objectif du JMAS est d’éliminer autant d’huile que possible des épaves qui sont toujours échouées dans les fonds marins du lagon avant.

Et comme le temps et les éléments ont inévitablement un impact sur les navires plus de 80 ans après qu’ils ont été coulés par l’aviation américaine lors de l’opération Hailstone, la course contre la montre s’accélère, ajoute-t-il.

Une bombe environnementale

Si les structures internes clés des navires rouillés venaient à se fendre, en raison d’une puissante tempête par exemple, des millions de litres de carburant pourraient ainsi être relâchés et polluer l’un des plus importants lagons du monde.

Prenons le cas du Kiyosumi Maru. Il pourrait à lui seul contenir plus de 60 000 litres d’huile, explique Fukuyama Kazunori. Échoué à seulement 30 mètres au large de la côte nord-est de l’île de Fefen, ce mastodonte de 8 614 tonnes repose sur son flanc bâbord, sa section avant perforée par une torpille.

« Nos trois activités principales sont de récupérer le pétrole des épaves, de surveiller les navires afin deconfirmer leur situation (s’assurer s’ils ne sont pas sur le point de s’effondrer), et de former les employés du gouvernement de Chuuk pour qu’ils poursuivent ce travail si nous venions à nous retirer à l’avenir, » explique Fukuyama Kazunori.

Financé par le ministère japonais des Affaires étrangères, au total, le projet a permis le pompage de près de 60 000 litres depuis 2017. Et le rythme de travail de l’équipe s’accélère puisque 21 214 litres d’huile ont pu être récupérés depuis juin 2024, ce qui est sensiblement supérieur à son objectif de 12 000 litres pour l’année fiscale tout entière, ajoute Fukuyama Kazunori.

Au départ, l’équipe s’était fixé pour objectif de récupérer le Shinkoku Maru, un pétrolier de 10 020 tonnes qui a coulé à la verticale à près de 40 mètres de profondeur au nord de l’île de Parem. Les plongeurs du JMAS pensaient avoir récupéré tout le pétrole du navire avant de passer à leur objectif suivant, mais lorsqu’ils sont descendus sur l’épave, ils ont identifié une nouvelle fuite.

Fukuyama Kazunori, à droite, aide à décharger le pétrole récupéré d’une épave. (Photo à vec l’aimable autorisation de JMAS)
Fukuyama Kazunori, à droite, aide à décharger le pétrole récupéré d’une épave. (Photo à vec l’aimable autorisation de JMAS)

« Il ne devrait plus y avoir d’huile sur le Shinkoku Maru mais il y a toujours une fuite quelque part et personne ne sait vraiment exactement quelle quantité de carburant il reste sur chaque bateau, » s’inquiète Fukuyama.

« Nous travaillons avec les meilleures estimations. »

« Nous faisons tout notre possible »

Les plongeurs du JMAS, anciens membres des Forces japonaises d’autodéfense, ont fabriqué les équipements qu’ils utilisent pour récupérer le pétrole, en utilisant une pompe à membrane alimentée par de l’air comprimé provenant d’une bouteille de plongée. Cette dernière est placée à l’intérieur d’un réservoir de pétrole, ou directement dans des amas de carburant qui ont formé des poches dans les épaves.

Il est bien sûr hors de question d’utiliser une pompe électrique, fait remarquer Fukuyama Kazunori, cela pourrait provoquer une explosion. De retour dans les locaux du JMAS, le pétrole est transféré dans de plus gros barils en attendant leur élimination.

« Nous faisons notre possible avec des ressources limitées, » déplore Fukuyama, qui était adjudant chez les Forces terrestres d’autodéfense jusqu’à sa retraite à l’âge de 60 ans.

« Ce que nous faisons ne résoudra pas tous les problèmes qui existent ici, mais s’ils veulent réellement récupérer tout le pétrole, cela coûtera des milliards de yens et nécessitera de plus grosses pompes et de plus gros réservoirs, » dit-il. « Mais nous faisons tout ce que pouvons avec ce que nous avons. »

Les experts locaux s’accordent à dire qu’il n’y a plus une minute à perdre. Le risque de catastrophe environnementale est de plus en plus important pour l’État et une partie du Pacifique central, si les réservoirs de pétrole venaient à se fendre dans un ou plusieurs de navires du lagon.

La dégradation et la fissure des bateaux échoués au fond de la mer étant inévitables, les experts mettent en garde et insistent sur le fait que des mesures doivent être prises immédiatement afin d’éviter le scénario le pire qui soit, à savoir que plus de 100 millions de litres de fuel lourd et de diesel ne se déversent dans les eaux du lagon.

Éviter une crise régionale

« L’impact environnemental d’une fuite majeure serait une catastrophe, » avertit Peter Aten, chef du bureau de la préservation historique du gouvernement de l’État de Chuuk.

« La première fuite d’une épave a été signalée en 2007. Dès lors, nous nous sommes efforcés de surveiller les autres fuites, » explique-t-il. « Nous avons sollicité l’aide de la communauté internationale, car la tâche est colossale. »

« Il en va de la survie de la population de Chuuk, car nous dépendons fortement du poisson, pour l’alimentation et en tant que ressource de revenu principale pour l’État, » poursuit-il.

« Si le pire devait arriver, ce serait une catastrophe humanitaire car les conséquences d’une fuite majeure auraient des répercussions pendant des années. C’est à peu près le temps que prendrait la reconstitution des stocks de poisson. »

Ce ne serait pas seulement une crise pour Chuuk, ajoute-t-il. Des fuites majeures de pétrole auraient inévitablement un impact sur les États du Pacifique, jusqu’à Guam et la Papouasie Nouvelle Guinée.

Peter Aten (à gauche), chef du bureau de la préservation historique du gouvernement de l’État de Chuuk et Bradford Mori (à droite), directeur de l’Agence environnementale de Chuuk. Tous deux sont fortement impliqués dans les opérations de récupération du pétrole et dans la mise en place de campagnes de sensibilité. (© Julian Ryall)
Peter Aten (à gauche), chef du bureau de la préservation historique du gouvernement de l’État de Chuuk et Bradford Mori (à droite), directeur de l’Agence environnementale de Chuuk. Tous deux sont fortement impliqués dans les opérations de récupération du pétrole et dans la mise en place de campagnes de sensibilité. (© Julian Ryall)

Le département de Peter Aten est chargé d’identifier les nouvelles fuites provoquées par des épaves et d’aider à élaborer des stratégies de réduction en cas de fuite majeure, qui pourrait être causée par la corrosion d’un navire, à l’origine d’une fuite de pétrole ou à la suite d’une violente tempête ou de fortes marées ayant déplacé un navire dans les fonds marins.

Autre inquiétude : le carburant des bateaux toujours présent dans les lagons n’est autre que le pétrole lourd qui était communément utilisé dans les années 1940, plutôt que les carburants raffinés, légers généralement utilisésaujourd’hui. Des tests ont montré que si certaines fuites ont atteint des plages alentour, près de 50 % d’entre elles s’écoulent au fond de la mer « à la manière d’une couverture », explique Aten, où elles enveloppent les coraux et d’autres formes de vie marine.

Un œil sur l’océan au sens large

Bradford Mori est directeur exécutif de l’Agence environnementale de Chuuk, élément central permettant d’attirer le soutien international nécessaire à la campagne pour l’élimination du pétrole. Il partage les inquiétudes de Peter Aten.

« Pour nous, il s’agit d’une menace pour la santé et le bien-être de chaque communauté de l’État, » dit-il. « Les habitants de Chuuk dépendent de l’écosystème marin pour la nourriture et pour leur survie. Nous avons reçu des messages d’inquiétude de la part d’îles isolées concernant la sécurité des bateaux. Des actions permettant de garantir leur sécurité sont nécessaires, et de toute urgence. »

L’un des navires qui suscite le plus d’inquiétude est le Hôyô Maru, un pétrolier de 8 691 mètres, qui a été touché au niveau de la proue par une torpille. Il s’est fendu en deux et a coulé à quelques centaines de mètres au large de la côte nord-est de l’île Fefen. Le pétrole du bateau s’est échoué sur le rivage après de violents orages et une mer agitée. Des résidents disent avoir vu des couches de pétrole de pas moins de 7 centimètres d’épaisseur sur le littoral en 2007.

Quinze bateaux ont été identifiés comme cibles prioritaires pour les opérations de pompage du pétrole de leurs citernes ou de barils qui avaient été stockés à bord, explique Bradford Mori.

Un plongeur met en place un équipement pour récupérer le pétrole d’une poche à l’intérieur d’un bateau échoué au fond de l’eau. (Photo avec l’aimable autorisation du JMAS)
Un plongeur met en place un équipement pour récupérer le pétrole d’une poche à l’intérieur d’un bateau échoué au fond de l’eau. (Photo avec l’aimable autorisation du JMAS)

« Pour l’heure, ce sont les quinze bateaux qui contiennent la quantité de carburant la plus importante mais ce serait absolument catastrophique si les réservoirs de stockage de plusieurs d’entre eux venaient à se fissurer au même moment, » insiste-t-il.

« Nos capacités de réponse à une telle situation sont limitées, et le défi serait de taille, » ajoute-t-il. Chuuk a reçu des barrages flottants en cas de déversement et espère en recevoir davantage d’ici quelques mois.

Un besoin urgent du soutien de la communauté internationale

Pour l’équipement dont il a besoin, Chuuk ne peut compter que sur ses partenaires internationaux, principalement le Japon, les États-Unis et l’Australie, même si le soutien apporté par le gouvernement américain actuel pourrait ne plus être aussi important qu’auparavant, ce dernier cherchant de nouveaux moyens de réduire ses dépenses.

Le 27 août 2024, Kurt Campbell, alors secrétaire d’État adjoint américain, et Kômura Masahiro, vice-ministre japonais des Affaires étrangères, se sont rencontrés en marge de la 53e réunion des dirigeants du Forum des îles du Pacifique, à Tonga, et ont émis un communiqué conjoint, abordant directement les dangers posés par le pétrole.

Dans ce document, la partie américaine a félicité les efforts consentis par le Japon à ce jour pour récupérer le pétrole des bateaux, ajoutant que Washington avait hâte de « travailler davantage pour explorer la possibilité d’une collaboration conjointe. »

Le document soulignait : « Comme l’ont annoncé le président Biden et le Premier ministre Kishida lors de la visite du chef du gouvernement à Washington en avril, les États-Unis et le Japon célèbrent une nouvelle ère de coopération stratégique. Ces efforts constituent un témoignage des avantages que l’alliance nippo-américaine apporte aux peuples dans le Pacifique et dans le monde. »

En vertu de l’accord avec les Américains, le pétrole récupéré sur certaines des épaves devrait être expédié hors de Chuuk dans les mois à venir avant d’être traité et éliminé en toute sécurité. Toutefois, les responsables ont refusé tout commentaire quant à la pérennité de cet accord.

La Major Projects Foundation, basée en Australie, a mené une étude complète sur la situation dans le lagon au mois de février. Ses conclusions doivent être rendues cette année. Peter Aten espère que les résultats de cette étude « aideront à convaincre le monde de nous aider ».

Il reconnaît que le coût du nettoyage sera élevé, mais insiste sur le fait que celui de ne rien faire le sera beaucoup plus.

« Personne ne semble vouloir endosser la responsabilité de cette tâche, » dit-il. « Nous comprenons que la facture sera élevée et que ce sera long, mais quelqu’un doit prendre la responsabilité. »

« Nous espérons que le monde nous aidera car la population locale, elle, n’a ni demandé à ces bateaux d’être coulés ici, ni à la guerre de se produire ici (…) Ces navires ont été ni plus ni moins jetés dans la mer, et les habitants ici dépendent maintenant des ressources de l’océan pour leur survie. Nous espérons que les politiques pourront être mises de côté et que nous pourrons obtenir de l’aide afin de faire ce que nous avons à faire. »

(Photo de titre : les eaux magnifiques de Micronésie recouvrent des épaves de guerre, à la merci de la menace de la pollution. © Julian Ryall)

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