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Ghost in the Shell : la prophétie de Shirow Masamune sur l’ère du numérique
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Prophétie de la civilisation de l’Internet
C’est par son adaptation en film d’animation par le réalisateur Oshii Mamoru que le manga de science-fiction Ghost in the Shell a connu une célébrité mondiale. Sa suite, Innocence (2004), a été le premier film d’animation japonais à être sélectionné en compétition au Festival international du film de Cannes, et a été très apprécié pour son caractère artistique et sa capacité à susciter la réflexion.
La série originale a commencé en 1989, soit six ans avant la « première année de l’Internet » au Japon en 1995, et décrit un futur où ce type de technologie s’est généralisé, où les gens peuvent communiquer à distance les mains libres, où le sens de la réalité et la perception du monde de chacun est brouillée au point que l’on ne sait plus distinguer le vrai du faux. Le concept de cyborg « pseudo-corps » anticipait le désir d’un grand nombre de gens aujourd’hui de s’émanciper de leur corps physique, et le remodeler à volonté par le biais d’avatars ou de la chirurgie esthétique.

Dessins originaux de la série Ghost in the Shell (© Shirow Masamune/Kôdansha)
Comment ces « prophéties » ont-elles été possibles ? C’est ce que révèle l’exposition « Le monde de Shirow Masamune » (au Musée de la Littérature de Setagaya, à Tokyo, jusqu’au 17 août), qui se penche sur les secrets des créations de l’auteur du manga original.
Dans l’exposition, il est explicitement indiqué que ce dernier était un lecteur assidu de nombreux magazines scientifiques, dont Science.
Shirow a déclaré que « les sujets importants sont traités dans les magazines scientifiques beaucoup plus rapidement que dans la science-fiction de divertissement. Il faut un certain temps avant que des choses comme celles dont on parle aujourd’hui se reflètent dans le monde de la science-fiction ».
Attiré dès son plus jeune âge par les images, il a continué à lire des magazines scientifiques, le conduisant alors à acquérir une grande quantité de nouvelles connaissances et d’hypothèses sur le futur. Cela lui a permis de « prédire » l’avenir par extrapolation et associations visuelles. Les meilleurs auteurs de science-fiction, les savants et les critiques peuvent « lire » l’avenir avec près de vingt ans d’avance.

L’entrée de l’exposition « Le monde de Shirow Masamune » au Musée de la Littérature de Setagaya, à Tokyo.
L’influence de l’École de Vienne du Réalisme fantastique
Dans l’exposition, Shirow évoque également l’influence de l’École de Vienne du Réalisme fantastique. Ce mouvement de peintres s’est popularisé à Vienne après la Seconde Guerre mondiale. Il exprimait une vision fantastique et sensuelle du monde tout en représentant des objets détaillés et figuratifs. On a également souligné qu’elle était liée au traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et qu’elle présentait un aspect de caricature sociale.
Ghost in the Shell se déroule dans un monde post guerre nucléaire. On peut dire qu’il s’agit d’une caricature du Japon qui, après avoir subi l’énorme traumatisme du conflit, a réussi la reconstruction d’après-guerre en tant que « nation scientifique et technologique » et s’est hissé jusqu’à la position de deuxième PIB mondial (à l’époque).
Influencé par l’école de Vienne du Réalisme fantastique, l’auteur a intégré cette esthétique aux codes du récit du manga de type shônen, créant une représentation cyberpunk de l’identité japonaise d’après-guerre, basée sur la science et la technologie, en en tirant les conséquences pour prédire l’avenir.
Une réponse au cyberpunk
Le contexte historique et social de Ghost in the Shell est lié au cyberpunk. Il s’agit d’un genre de science-fiction qui, loin des peintures d’un avenir optimiste, se déroule souvent dans des univers urbains lugubres, remplis de gadgets technologiques, centrés sur des thèmes tels que l’Internet et les cyborgs.

« Le monde de Shirow Masamune » (photo avec l’aimable autorisation de l’organisateur de l’événement)
L’esthétique cyberpunk naît dans les années 1980 avec le roman Neuromancien (1984) de William Gibson et le film Blade Runner (1982) de Ridley Scott.
Le début de Neuromancien se déroule dans la préfecture de Chiba. Blade Runner se déroule dans le Los Angeles du futur, où de nombreux signes et sons en japonais sont employés. Le Japon est l’une des sources visuelles importantes pour le cyberpunk. Les États-Unis (ou l’Occident) « japonisés » et « asiatisés » sont imaginés comme une extension de l’élan du Japon à l’époque, lorsque le pays connaissait une croissance rapide après la période de redressement de l’après-guerre. L’Archipel élargissait sa part de marché mondiale avec la fabrication et la vente de voitures particulières et d’électronique grand public, et rachetait des entreprises américaines les unes après les autres.
Dans le cyberpunk originel, on spécule sur le vrai et le faux, l’original et la copie, et l’hybridité culturelle. Les termes « faux » et « copie » impliquent un Japon qui s’est développé grâce à l’application et à l’utilisation de la technologie, sans partager l’esprit de l’Occident.
Ghost in the Shell, de son côté, se déroule dans un monde après la Troisième Guerre Nucléaire et la Quatrième Guerre Non Nucléaire, de laquelle l’Asie est sortie victorieuse. Il faut l’entendre comme une réponse ou une riposte contre les fondateurs du cyberpunk.

Au sein de l’exposition, sont présentés de nombreux dessins originaux de Shirow Masamune (photo avec l’aimable autorisation de l’organisateur de l’événement).
Dans son livre L’Anime dans le Japon contemporain, Susan Napier, spécialiste de la culture japonaise basée aux États-Unis, analyse l’influence de la défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, des bombardements atomiques et de la « renaissance » et du « renouveau » de l’anime et de la sous-culture japonaise qui s’en sont suivis. Selon elle, la psychologie collective et le dilemme social liés à l’occupation américaine, à l’abandon des valeurs traditionnelles, des croyances et de l’identité nationale, et à la « renaissance » en tant que pays démocratique, scientifique et technologique sont à l’origine de ce phénomène. Le motif de la transformation en un corps-machine est également souvent analysé dans ce contexte.
Kusanagi Motoko, la protagoniste de Ghost in the Shell, et ses amis, vivent dans un monde où la science et la technologie les ont transformés en cyborgs. En d’autres termes, il s’agit d’une remise en question de l’identité de ceux qui, même s’ils sont devenus « faux », ont en définitive réellement développé la société du Japon d’après-guerre. En 1988, l’année précédant la sortie de Ghost in the Shell, était sorti le jeu vidéo Snatcher, conçu par Kojima Hideo, qui constituait également une réponse japonaise très précoce au cyberpunk.
Connecter la technologie et la tradition pour construire une identité culturelle
Plusieurs œuvres de Shirow Masamune, dont la série Ghost in the Shell, intègrent des idées japonaises et orientales. Cela est particulièrement évident dans ORION (Super Ghost in the shell ORION (1991) et INNOCENCE : Ghost in the shell 2 (2000).
Ces idées se résument à « ne pas considérer les idées, le langage et l’information comme quelque chose de supérieur au corps » et « rejeter le dualisme corps-esprit ». Shirow ne considère pas que l’essence de la vie et de la conscience, présentée par le mot-clé Ghost, puisse exister indépendamment du corps. Il les considère comme étroitement liés au réseau complexe des nerfs crâniens, au corps et à son extension à l’environnement, à la ville, à la nature et au cosmos lui-même, et les associe aux concepts bouddhiques de non-soi et de karma.
Bien qu’en surface cela ressemble à une « copie » des conceptions et des styles de l’école de Vienne du Réalisme fantastique et du cyberpunk, la stratégie de Shirow est d’injecter des valeurs, des croyances et des philosophies traditionnelles dans sa vision fondamentale de la vie, en les mélangeant avec la pensée new-age. Dans un sens, il s’agit d’une critique du Japon d’après-guerre, d’un questionnement de l’identité culturelle incarné dans un monde en mutation.
Les œuvres de science-fiction et les sous-cultures japonaises, bien au-delà de celles de Shirow Masamune, se donnent pour tâche de représenter la continuité du monde, des villes, de la vie, de soi, du corps et de l’identité, transformées par la science et la technologie, mais aussi la culture, l’esprit, la philosophie et la foi.

« Le monde de Shirow Masamune » (photo avec l’aimable autorisation de l’organisateur de l’événement)
Ghost in the Shell ou le potentiel de l’humanité
Replaçons Ghost in the Shell dans le contexte des tendances mondiales contemporaines. L’idée que la science et la technologie, loin d’être des phénomènes universels, sont en fait l’incarnation de valeurs occidentales, locales et contingentes, les pensées propres à chaque peuple ou culture, ou l’idée que c’est l’imagination qui lie la science et à la technologie à l’histoire sont actuellement en plein essor dans le monde entier. C’est le cas de ce qu’on appelle l’Afro-futurisme, par exemple. Bien que le contenu en soit différent, Ghost in the Shell possède une structure similaire.
En d’autres termes, il s’agit de construire une histoire (= narratif), une histoire du monde modifié par la science et la technologie, et explorer ou créer une continuité avec le passé et les traditions. Shirow et Ghost in the Shell peuvent trouver leur place dans ce contexte.

« Le monde de Shirow Masamune » (photo avec l’aimable autorisation de l’organisateur de l’événement
Dans le monde, les guerres et conflits ethniques, nationaux et religieux se poursuivent, et les attentes et les craintes concernant le passage à l’ère de l’intelligence artificielle augmentent. Au point que le pape Léon XIV a déclaré qu’il se pencherait sur les questions humaines, éthiques et spirituelles qui se posent à l’ère de l’IA.
Ghost in the Shell a le potentiel de mélanger la sagesse de la pensée et de la philosophie orientale et occidentale, de relier l’ère de l’IA à la tradition, cette œuvre contient les graines d’inspiration pour imaginer et créer une meilleure façon d’être humain.
Exposition « Le monde de Shirow Masamune », au Musée de la Littérature de Setagaya
- Adresse : 1-10-10 Minami-Karasuyama, Setagaya-ku, Tokyo-to
- Jusqu’au 17 août 2025
- Heures d’ouverture : 10h-18h (dernière admission à 17 h 30)
- Entrée : 1 500 yens pour les adultes, 900 yens pour les plus de 65 ans, les étudiants et les lycéens, 450 yens pour les élèves de primaire et collégiens
- *Ouverture à partir du 5 septembre au PARCO de Shinsaibashi à Osaka
(Photo de titre : [à partir de la gauche] Ghost in the Shell en couverture du numéro de mai 1989 de Young Magazine Kaizokuban ; en couverture du numéro de novembre 1991 ; couverture originale. Shirow Masamune / Kôdansha)
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