La créatrice du rythme du reggae « Sleng Teng » prend sa retraite : nouvelle rencontre avec Okuda Hiroko
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Une pionnière qui a enchaîné les premières
En 1980, Okuda Hiroko est une jeune femme passionnée de musique jamaïcaine fraichement diplômée d’une école de musique. Sa thèse portait sur le reggae et elle s’apprête a rejoint Casio Computer en tant que développeuse. Le tout premier instrument sur lequel elle travaille va contribuer à la révolution numérique de la musique jamaïcaine. Elle dira plus tard que c’était pour elle comme « glisser une lettre d’amour dans une bouteille, la jeter à la mer, la voir s’échouer de l’autre côté de l’océan puis cheminer jusqu’aux mains de l’être aimé ». C’est dans l’interview donnée à Nippon.com au début 2022 qu’Okuda Hiroko raconte pour la première fois combien sa carrière encore naissante en a été bouleversée.
Après 45 ans de bons et loyaux service, Okuda a pris sa retraite de chez Casio le 20 juillet 2025. Quand elle a rejoint l’entreprise, Casio diversifiait ses activités, passant des calculatrices et des montres numériques à la fabrication de ses premiers instruments de musique électroniques. Elle sera la toute première femme à travailler comme développeuse et la première salariée à être issue d’une école de musique. Dès sa formation achevée, elle est affectée au développement des produits. Sa première mission est de travailler aux motifs rythmiques à intégrer au clavier Casiotone MT-40.

Le Casiotone MT-40 (photo : Nippon.com)
Le rythme préprogrammé de Casio devient un « monster riddim » du reggae
Wayne Smith est un musicien jamaïcain et c’est l’un des nombreux acheteurs du MT-40. En 1985, il sort un titre intitulé Under Mi Sleng Teng qui connaît un énorme succès. Or sa chanson repose sur le rythme « rock » du clavier préprogrammé par Okuda peu après son arrivée chez Casio.
Les « riddims » sont des rythmes généralement composés d’un motif de batterie et d’une ligne de basse, ils constituent le fondement du reggae moderne (et autres styles apparentés). Dans ces styles de musique, une ligne de basse populaire est souvent reprise par d’autres musiciens qui vont alors créer de nouvelles chansons en réutilisant cette base et en brodant sur le thème. À la suite du disque de Wayne Smith, le riddim Casio d’Okuda devient célèbre sous le nom de « Sleng Teng ». Il va largement contribuer à la révolution numérique du reggae, tant il nourrit et porte de tubes à une époque où l’enregistrement d’un disque nécessite encore tellement la présence de musiciens live. À ce jour, on recense plus de 450 titres différents créés à l’aide du Sleng Teng d’Okuda qui est désormais un incontournable, un « riddim monster » de la musique jamaïcaine.
Tous les amateurs de musique jamaïcaine savent que le riddim Sleng Teng vient d’un rythme préprogrammé du MT-40 et qu’il a été créé par une jeune Japonaise vivant au loin, mais Okuda n’a jamais montré son visage dans la presse ni accepté d’interviews ou parlé de son travail. Jusqu’en 2022. Quand elle réalise que son contrat chez Casio touche à sa fin, elle accepte une interview pour Nippon.com. L’article est publié en huit langues, attisant l’intérêt des fans de musique du monde entier.
Goûter à la célébrité
Nous avons demandé à Okuda Hiroko ce qui s’était passé pour elle après la publication de l’article.
« Au début, j’ai simplement vu le buzz se créer sur les réseaux sociaux ici au Japon. Puis, je me suis retrouvée en une de Yahoo Topics. J’ai alors commencé à recevoir des demandes d’interviews pour la radio. Mais ma plus grande surprise a été de découvrir mon portrait en une d’un quotidien japonais. Ils m’avaient interviewée, je savais que l’article allait paraître, mais quand je suis allée acheter le journal et que je me suis vue en une, quel choc ! J’étais si surprise que j’en ai acheté un deuxième pour l’envoyer à mes parents. »
Okuda Hiroko raconte que la réaction à l’international a également été surprenante. « Après la parution de l’article en anglais, j’ai été contactée par des médias étrangers, dont la BBC et l’Associated Press, j’ai même donné en ligne une interview pour la télévision jamaïcaine. Chaque fois qu’un article sortait, ma boîte mail se retrouvait inondée de nouveaux messages. »
Or le monde est encore en pleine pandémie de Covid-19. Dans l’isolement de cette période, difficile de se rendre compte si sa célébrité prend de l’ampleur. « En juin 2022, après la publication de votre article, j’ai été invitée à donner une conférence au stand Casio du NAMM, un salon professionnel dédié aux instruments de musique qui se déroule chaque année à Anaheim, en Californie. »
Comme des interviews avaient été prévues sur place, j’avais emporté un MT-40 pour qu’ils puissent voir le véritable instrument et le photographier. Eh bien, quand j’ai quitté le stand média avec le clavier, je me suis retrouvée encerclée. On venait me dire qu’on me connaissait. Tout le monde trouvait l’instrument génial et on me demandait des selfies. C’était incroyable. Bien sûr, la présence de l’industrie musicale expliquait beaucoup de choses, mais j’ai eu pour la première fois l’impression d’être une sorte de célébrité ! »
Mais comme elle ne se sentait pas prête, « je me suis éclipsée des projecteurs aussi vite que possible. Je ne voulais pas détourner l’attention des nouveaux produits Casio en faisant toute une histoire pour un instrument commercialisé il y a plus de quarante ans ! »
Pourtant, aujourd’hui encore, quand elle se rend à des salons professionnels, des représentants d’autres fabricants japonais viennent souvent l’aborder : « Vous êtes Okuda-san, n’est-ce pas ? Laissez-moi vous serrer la main. » Et elle d’en rire : « Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour, des inconnus viendraient me serrer la main ou me demanderaient des autographes. »

Okuda Hiroko tient le Prix international du journalisme musical 2022, décerné pour l’article de Nippon.com révélant son rôle dans le phénomène Sleng Teng. (Photo : Nippon.com)
Des produits qui parlent aux gens
Quand elle repense à sa carrière de développeuse chez Casio, Okuda se souvient surtout d’avoir été très prise du début jusqu’à la fin. « Mais j’ai eu la chance tout au long de ma carrière de pouvoir travailler sur des produits qui m’intéressaient », ajoute-t-elle. « J’étais très heureuse. Les développeurs créent du nouveau, perfectionnent, complètent. Ce genre de travail me convient bien. À de nombreux postes, vous n’avez pas le droit à l’erreur, le moindre impair nuit à l’ensemble. »
Issue d’un milieu musical, elle trouve que son travail relève de la composition car elle crée à partir de rien. Surtout qu’il s’agit d’instruments électroniques. En effet : « On apporte sa propre sensibilité à la technologie numérique et c’est ce qui rend d’ailleurs ce travail passionnant. C’est sûrement pourquoi j’ai pu continuer à développer aussi longtemps. Un ingénieur qui n’aurait pas cette sensibilité peinerait et aurait du mal à rebondir quand son domaine de spécialisation finit par être obsolète et qu’il n’est plus sollicité. »
La conversation s’oriente alors vers l’intelligence artificielle et son potentiel impact sur le secteur des instruments électroniques. Okuda Hiroko pense que les instruments numériques du futur seront principalement équipés de claviers de type piano, sans les nombreux boutons et commutateurs que l’on trouve sur les modèles actuels. « Certains claviers électroniques modernes proposent déjà entre 500 et 700 réglages sonores différents, des sons que l’on ne rencontrerait jamais normalement et qui n’existe nulle part ailleurs. Cette gamme d’options dépasse déjà largement l’éventail de choix qu’un individu peut gérer. »
Si on laisse l’IA à l’écoute de ce que l’on veut jouer, explique-t-elle, elle ajustera immédiatement les réglages pour qu’ils correspondent plus ou moins au son souhaité. Mais l’intervention humaine restera nécessaire et le plaisir de jouer de la musique sera toujours là. Elle est donc convaincue que l’on continuera d’exiger des claviers offrant un bon toucher.
Elle pense que dans le processus créatif, la sensibilité humaine continuera d’être centrale même à l’heure des outils numériques. « Si mon histoire a trouvé un tel écho auprès du public, c’est aussi parce que je travaillais à la création de contenus musicaux en plus de l’élaboration du matériel. Il existe de nombreux instruments électroniques exceptionnels, de nombreux techniciens et d’ingénieurs talentueux, mais il reste difficile de créer un contenu musical de qualité.
« Les Jamaïcains qui ont découvert le rythme préprogrammé que j’avais inventé pour le MT-40, l’ont utilisé pour composer des chansons toutes plus exceptionnelles les unes que les autres. Le clavier ne coûtait que 35 000 yens, il a permis aux musiciens de créer et d’enregistrer plus facilement leurs propres titres. Il les a également aidé à numériser leur production, ce qui a donné un nouveau souffle et une nouvelle énergie au reggae. C’est ce type d’histoire qui fait que le MT-40 était si apprécié… et que j’ai pu avoir mon quart d’heure de célébrité. »
Okuda pense qu’il est peut-être plus difficile aujourd’hui de développer des produits révolutionnaires. Tant de travail a déjà été accompli. « Peut-être que les produits japonais récents parlent moins aux utilisateurs et manquent de contenus vraiment exceptionnels. Bien sûr, la chance est un facteur clé. Je remercie les Jamaïcains et je suis ravie d’avoir pu rendre un peu à la musique reggae, qui m’a tant apporté et que j’aime tant. »

Dans le studio de Nippon.com (photo : Nippon.com)
Se tourner vers l’avenir
La développeuse a-t-elle des regrets ? La réponse peut surprendre : « J’ai toujours été tellement occupée que je n’ai jamais pris le temps de voyager en Jamaïque ! D’un autre côté, l’histoire serait peut-être encore plus belle si je n’y allais pas et que je me contentais de l’admirer de loin. »
Okuda a atteint l’âge de la retraite et réfléchit à la suite. Elle ne sait pas ce que l’avenir lui réserve mais elle nous dit : « J’ai encore beaucoup d’idées à développer. Certaines auraient été difficiles à commercialiser pour une entreprise comme Casio, car les produits doivent réussir à l’international. Mes nouveaux projets conviendraient peut être mieux à une petite équipe. J’espère donc trouver des collaborateurs qui pourraient m’aider à concrétiser certaines de ces idées. »
Et la musique fera certainement partie de cet avenir. Comme elle l’explique avec enthousiasme : « La musique, c’est merveilleux. Ce que j’ai pu vivre restera gravé dans mon cœur. Merci à tous les passionnés qui œuvrent à travers le monde. Le pouvoir de la musique a porté l’article qui racontait mon rôle dans l’histoire du Sleng Teng et c’est grâce à lui que j’ai pu remporter un prix de journalisme musical. Puisse la musique continuer de nous apporter réconfort et consolation dans les moments difficiles. »
Plus encore que les instruments acoustiques, elle pense que les instruments électroniques ont toute leur place dans la vie de ceux qui ne sont pas forcément des virtuoses, car ils permettent à davantage de gens de goûter aux joies de la musique. « Le projet Music Tapestry, sur lequel j’ai travaillé jusqu’à ma retraite, est un nouveau moyen d’apprécier la musique. Avec cette technologie, les sons et la mélodie prennent forme. Je voudrais mettre à profit tout ce que j’ai déjà pu faire chez Casio pour apporter ma pierre à l’édifice musical et continuer de l’enrichir, d’une manière ou d’une autre. »
(Photo de titre : Okuda Hiroko au siège de Nippon.com annonce son départ de Casio. Nippon.com)