Nakasuji Jun, un photographe de Tchernobyl et Fukushima à l’origine de « Notre musée »

Environnement Catastrophe

Nakasuji Jun est un photographe qui a choisi de documenter les sites de Tchernobyl et de la centrale nucléaire de Fukushima. Ces expériences l’ont poussé à ouvrir un musée, tout simplement baptisé « Notre musée », qui transmet les histoires de vie des communautés de la région sinistrée par l’accident nucléaire de mars 2011.

La région de Hamadôri a été dévastée par le séisme et le tsunami du 11 mars 2011, et c’est elle qui abrite la centrale de Fukushima Daiichi, qui a subi l’accident que l’on sait. (Voir notre article : Treize ans depuis la catastrophe de Fukushima : le résumé des données)

Aujourd’hui, Hamadôri accueille deux musées, qui ont à cœur de transmettre le message des horreurs de la catastrophe nucléaire aux futures générations : le Musée mémorial du grand séisme et de la catastrophe nucléaire de Fukushima, qui a ouvert ses portes le 20 septembre 2020, et le Oretachi no Denshôkan, qui signifie « Notre musée », qui a accueilli ses premiers visiteurs le 12 juillet 2023, dans la commune sinistrée de Minami-Sôma.

Le directeur de Oretachi no Denshôkan n’est autre que Nakasuji Jun, un photographe qui avait déjà documenté les conséquences des catastrophes nucléaires de Tchernobyl et de Fukushima. Mais pourquoi a-t-il fait ce choix de photographier des centrales nucléaires ? Quels étaient ses objectifs en assumant la direction du projet de création de ce musée ? Je l’ai interrogé sur sa carrière et sur le message qu’il souhaitait transmettre avec cette nouvelle installation.

Oretachi no Denshôkan, ou « Notre musée », situé dans un entrepôt reconverti près de la gare JR de Odaka.
Oretachi no Denshôkan, ou « Notre musée », situé dans un entrepôt reconverti près de la gare JR de Odaka.

Un photographe japonais immortalise Tchernobyl

Nakasuji Jun est diplômé de l’Université des études étrangères de Tokyo. Il a ensuite rejoint une maison d’édition avant de s’établir à son compte, comme photographe indépendant. En 2007, il a braqué son objectif sur la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine. Ce qui m’a surpris, ce sont les raisons pour lesquelles il a fait ce choix :

« J’ai réalisé une série sur des bâtiments abandonnés (haikyo) pour un magazine. J’ai trouvé ce projet si enrichissant que j’ai moi-même décidé de parcourir le pays pour photographier ces sites. Cette expérience m’a ensuite emmené hors du Japon. Et c’est ainsi que j’ai décidé de photographier des bâtiments à l’étranger, et de visiter Tchernobyl. »

Vingt et un ans après, Tchernobyl était restée une scène de désolation, avec les stigmates de la catastrophe de 1986 encore bien présents. Le photographe a été bouleversé par l’ampleur de la dévastation sur place : c’était bien plus que des bâtiments abandonnés.

Extrait de « Tchernobyl : une époque et une saison »
Extrait de « Tchernobyl : une époque et une saison »

« À seulement quelques kilomètres du bâtiment du réacteur vivait une communauté du nom de Pripyat. Elle accueillait près de 50 000 habitants, dont beaucoup travaillaient à la centrale, Mais du jour au lendemain, Pripyat est devenue une ville fantôme, lorsque ses habitants ont été évacués après l’accident. À Pripyat, la vie s’est comme arrêtée et le réacteur est maintenant recouvert d’un sarcophage », explique Nakasuji Jun.

De Pripyat est restée en lui comme une empreinte indélébile. La façon dont la catastrophe a soudainement interrompu les activités de la population a suscité un implacable sentiment d’extinction.

« La perte de la centrale nucléaire a comme figé dans le temps la vie des habitants. Cette effrayante réalité, je l’ai vue, de mes propres yeux. Au moment de la catastrophe de Tchernobyl, l’Ukraine était encore une république soviétique. Dans la zone d’exclusion de 30 kilomètres, la vie à l’époque soviétique a donc été préservée. Partout, des peintures murales de propagande communiste et des statues de Lénine. J’ai été littéralement fasciné par le mystère de l’Union soviétique, me poussant à prendre des photos, qui recréent un lien entre ce sentiment de mystère et les bâtiments abandonnés » explique Nakasuji.

Il y a eu beaucoup de photos de Tchernobyl au lendemain de la tragédie, mais très peu quelques années plus tard. Quelle ne fut pas la stupeur de l’éditeur du photographe lorsqu’il a vu les clichés.

Extrait de « Tchernobyl : une époque et une saison »
Extrait de « Tchernobyl : une époque et une saison »

Depuis, Nakasuji est retourné à Tchernobyl chaque année. Le site était si vaste qu’il ne pouvait être photographié dans sa totalité en une seule fois, certes, mais ce n’était pas la seule raison. Nakasuji Jun avait à cœur de garder une trace de l’évolution de la zone au fil du temps. Continuant à capturer le site jusqu’en 2014, ses images donneront lieu à un recueil de photos intitulé « Tchernobyl : une époque et une saison ».

Extrait de « Tchernobyl : une époque et une saison »
Extrait de « Tchernobyl : une époque et une saison »

Quel rôle pour un photographe ?

Printemps 2011, quatre ans après que Nakasuji Jun a commencé de documenter le site de Tchernobyl, le Japon est touché par la triple catastrophe de Fukushima. Ce drame ravive alors le mouvement en faveur de l’abandon de l’énergie nucléaire, mais le photographe, déjà que trop conscient de l’horreur des accidents nucléaires, n’a pas cherché à s’impliquer activement.

« L’activisme social pousse les gens à s’aligner plus fortement sur des idéologies, entraînant une vision manichéenne et une possible polarisation des camps pour et contre, rendant impossible tout réel débat. Partisans et opposants à l’énergie nucléaire s’affrontent. Ils ne représentent pourtant chacun que 10 % de la population, alors que les 80 % restants sont n’ont pas d’avis. Les conséquences de Tchernobyl illustrent de manière frappante l’horreur des accidents nucléaires et, en tant que photographe, j’ai décidé de me consacrer à la documentation et à la transmission du message que le site cherche à nous apporter » déclare-t-il.

Un an après l’accident, la municipalité de Namie, voisine de celle de Sôma, qui avait dû être entièrement évacuée, a donné à Nakasuji Jun la permission de prendre des photos. Il s’est donc rendu une fois par mois à Fukushima depuis chez lui, à Hachiôji, à Tokyo. Il pensait que ce qu’il avait vu à Tchernobyl l’avait déjà sensibilisé à l’horreur des accidents nucléaires, mais à Fukushima, de nombreuses scènes l’ont laissé sans voix.

« Je me souviens du centre commercial à Tomioka, en 2015. La nature avait complètement repris ses droits ; des animaux sauvages avaient saccagé les denrées alimentaires, les dispersant de toutes parts, des cadavres d’animaux gisaient çà et là, infestés d’asticots avec des essaims de mouches qui leur tournaient autour. Il y avait aussi beaucoup de toiles, car les mouches attiraient les araignées. Lorsque je suis entré dans le centre commercial, l’odeur était telle que je me suis senti comme pris à la gorge » se souvient-il.

L'intérieur d'un centre commercial à Tomioka présenté dans « Kasabuta : Fukushima The Silent Views ».
L’intérieur d’un centre commercial à Tomioka présenté dans « Kasabuta : Fukushima The Silent Views ».

Une station-service à Futaba présentée dans « Kasabuta : Fukushima The Silent Views ».
Une station-service à Futaba présentée dans « Kasabuta : Fukushima The Silent Views ».

« La beauté des paysages abandonnés »

Nakasuji Jun explique qu’il a adopté la même approche à Fukushima et à Tchernobyl.

« À Tchernobyl comme à Fukushima, de nombreux photographes de presse ont eu tendance à créer une atmosphère étrange en surexposant le ciel. Ils ont probablement cherché à transmettre l’horreur des catastrophes nucléaires, mais j’ai trouvé ces photos trop politiques, me donnant l’impression qu’il fallait de je me prononce pour ou contre l’énergie nucléaire. Moi, je préfère me concentrer sur la beauté des paysages abandonnés. Aujourd’hui, le ciel de Hamadôri est grand ouvert et parsemé de nuages cotonneux qui se déplacent lentement. Mais derrière cette scène apparemment paisible se cache un problème sérieux. Et cette contradiction suscite l’intérêt et l’imagination de nombreuses personnes » déclare-t-il.

Un renard devant la gare de Futaba. Extrait de « Konsento no mukôgawa » (« De l'autre côté de la prise électrique »).
Un renard devant la gare de Futaba. Extrait de « Konsento no mukôgawa » (« De l’autre côté de la prise électrique »).

Vue nocturne des cerisiers en fleurs à Tomioka. Extrait de « Konsento no mukôgawa » (« De l’autre côté de la prise électrique »).
Vue nocturne des cerisiers en fleurs à Tomioka. Extrait de « Konsento no mukôgawa » (« De l’autre côté de la prise électrique »).

« Notre Musée »

« J’ai visité le Musée mémorial du grand séisme et de la catastrophe nucléaire de l’Est du Japon juste après son ouverture, mais il n’y avait que peu de contenu, et le seul message que j’aurais retenu était que l’établissement cherchait à attirer de nouvelles industries » se souvient-il.

Nakasuji a eu l’impression que même si le nom du musée contenait le mot « denshô » (qui signifie « transmettre le savoir »), les organisateurs n’avaient pas réellement tiré les enseignements nécessaires de la catastrophe nucléaire. Et ça, Nakasuji Jun ne pouvait pas le tolérer. C’est pourquoi, il a décidé de lancer son propre projet de création qui donnera naissance à « Notre Musée », avec l’aide des habitants et des bénévoles de la région.

« En Ukraine, même s’il est actuellement suspendu en raison de la guerre, il existait un projet où des artistes créent des peintures basées sur les souvenirs de ceux qui ont vécu la catastrophe nucléaire. Mais il n’y avait rien de tout cela au Japon, si bien que j’avais peur que le souvenir de l’accident ne s’efface à tout jamais et que la catastrophe ne soit oubliée. Parfois, l’art a cette capacité à nous faire réfléchir à certaines questions. Depuis 2017, je collabore avec des peintres, des artistes et des musiciens pour monter une série d’expositions communes, l’Exposition Moyai, laquelle transmet la réalité de la catastrophe à l’aide de différents médias. Et ces œuvres, j’ai décidé de les exposer de manière permanente sur le site de l’accident nucléaire » explique le photographe.

« Notre Musée » (Oretachi no Denshôkan) présente 50 peintures, sculptures, photographies et autres œuvres d’art.
« Notre Musée » (Oretachi no Denshôkan) présente 50 peintures, sculptures, photographies et autres œuvres d’art.

« Notre Musée » est situé à Odaka, un quartier de la commune de Minami-Sôma, où l’ordre d’évacuation a été levé en 2016. Là-bas, nombreux sont ceux qui ne savent toujours pas comment mener leur vie après la tragédie. Nakasuji Jun espère que la présence de ce petit musée dans la région aidera certains et leur apportera des éléments de réponse.

« Je veux que ce musée soit un lieu vivant, que les habitants prennent plaisir à visiter. Il se trouve sur un itinéraire emprunté par les écoliers de la région, alors je serais heureux que des enfants qui s’intéressent à l’art viennent y faire un tour. Je souhaite aussi organiser des ateliers pour les enfants et dans l’ensemble établir de bonnes relations avec la région » explique-t-il.

Croyant encore aux possibilités de l’art, Nakasuji Jun conclut en souriant :

« Je veux que ceux qui viennent à Hamadôri visitent les deux musées. Ils perdront peut-être leurs repères dans un premier temps, confrontés à deux perspectives si différentes de l’accident, mais si cette confusion peut servir de catalyseur pour les amener à avoir une réflexion plus approfondie sur la catastrophe nucléaire et Fukushima, alors “Notre musée” aura été utile ».

Nakasuji Jun, directeur de « Notre Musée », géré par les artistes participants.
Nakasuji Jun, directeur de « Notre Musée », géré par les artistes participants.

Oretachi no Denshôkan (« Notre Musée »)

  • Adresse : 2-23 Minami-machi, Odaka-ku, Minami-Sôma, Fukushima-ken
  • Jours et heures d’ouverture : voir le calendrier (en japonais)
  • Entrée gratuite
  • Accès : 7 minutes à pied de la gare d’Odaka, sur la ligne JR Jôban.

(Photo de titre : tout en sobriété, la partie supérieure de Notre Musée fait ressentir aux visiteurs les messages des artistes. La fresque géante qui orne le plafond est l’œuvre de Yamauchi Wakana. Toutes les photos © Nakasuji Jun)

Fukushima séisme photographe photographie catastrophe nucléaire Ukraine