Nojiri Michiko au service de la cérémonie du thé en Europe

Culture

Voilà une cinquantaine d’années qu’elle vit à Rome. À plus de 80 ans, Nojiri Michiko continue à sillonner l’Europe, où elle fait découvrir l’esprit de la cérémonie du thé à la japonaise. Voyons comment, grâce à son action, cette tradition est largement partagée par des gens d’une culture, d’une langue et d’une religion différentes de la sienne.

Nojiri Michiko NOJIRI Michiko

Professeure émérite de l’école de thé Urasenke, dont elle dirige le bureau de Rome. Née à Tokyo en 1936, elle crée en 1957 le club de cérémonie du thé de l’université des beaux-arts de Tokyo où elle étudie la peinture à l’huile. Son diplôme en poche, elle s’installe à Rome en 1962. En 1969, elle fonde le bureau de Rome de l’école de thé Urasenke et se déplace régulièrement à travers l’Italie et l’Europe entières pour faire connaître la spiritualité et l’harmonie de la cérémonie du thé.

L’école Urasenke compte aujourd’hui 111 bureaux dans 37 pays. Mais quand Nojiri Michiko est partie à Rome, il y a 55 ans, la cérémonie du thé, ou sadô, était quasiment inconnue en Europe. Aux Etats-Unis, lors de la parution du Livre du thé rédigé par Okakura Tenshin en anglais, le 15e maître du thé de l’école Urasenke, Sen Sôshitsu (aujourd’hui Sen Genshitsu) avait déjà commencé à poser les bases de son art sur place. Mais en Europe, terre de traditions, la cérémonie du thé japonaise serait-elle acceptée ?

Lorsque le maître apprend qu’une de ses disciples, Nojiri Michiko, a réussi l’examen pour partir étudier en Italie après avoir décroché son diplôme des Beaux-Arts, il lui offre des tatamis et les ustensiles nécessaires et lui demande de sonder le marché. C’est alors qu’elle entreprend de sillonner en voiture l’Europe afin d’organiser des démonstrations de cérémonie du thé.

Aujourd’hui encore, Michiko se rend un peu partout en Europe pour des formations à la cérémonie du thé.En mars 2018, dans la salle de thé du bureau de Rome de l’école Urasenke. Dans l’alcôve, l’estrade à cinq étages de poupées hina de Michiko.

« À l’époque, le zen de Suzuki Daisetsu, un spécialiste en la matière qui publia de nombreux ouvrages en anglais, commençait à être connu, ce qui facilitait l’accueil du sadô en tant que pratique spirituelle », se souvient-elle.

Naissance du Centro Urasenke à Rome

En 1969, Michiko se voit confier par le maître de l’école Urasenke de l’époque l’ouverture d’un bureau à Rome, le Centro Urasenke. Elle trouve un lieu majestueux dans le quartier du Prati, que le propriétaire l’autorise à arranger à sa guise. Elle transforme donc la salle à manger en pavillon de thé, en abattant les cloisons qui la séparaient de deux autres pièces et du couloir, pour faire un grand espace où pratiquer la cérémonie du thé.

La porte d’entrée du bureau de Rome de l’école Urasenke, qui ouvre sur un espace de style japonais créé par Michiko.

Au-dessus de la porte, le nom du pavillon de thé calligraphié par le maître de l’école.

Une approche multiculturelle

Les efforts ensuite déployés par Michiko sont impressionnants. Elle fréquente des musiciens, des peintres, des sculpteurs et des poètes pour mieux faire connaître la cérémonie du thé japonaise. « Avant même que le pavillon de thé soit prêt, j’invitais déjà chaque mois des artistes à la maison de la culture du Japon à Rome, où je donnais des démonstrations de sadô. Je leur expliquais en détail le côté spirituel du thé et son environnement – les jardins, les pavillons, les ustensiles ; et quand le pavillon était prêt, ils sont tous venus et m’ont présenté des amis. »

Michiko noue également des liens avec le Vatican, entretenant les relations culturelles avec les prélats. Par chance, en 1965, l’Église catholique décide, au terme du concile Vatican II, de s’ouvrir aux autres religions, courants religieux et pensées. Jusque-là, malgré l’intérêt de certains d’entre eux pour le zen, les prêtres n’étaient pas autorisés à se rendre dans un temple zen, et encore moins à dialoguer avec des bonzes. Après Vatican II, ils sont nombreux à rendre visite à Michiko pour étudier la cérémonie du thé et le zen.

« Les prêtres ne se sont-ils pas reconnus dans l’esprit du sadô qui, par-delà le cadre de la religion, s’exprime dans les actes du quotidien, et dans le fait que la négation du « soi » est à la base de la religion tout comme de l’apprentissage du thé ? Je pense que pour des prêtres habitués à célébrer la messe, le mode de communication de la cérémonie du thé, avec ses rituels et ses gestes, était facile à appréhender. »

Les liens établis avec le Vatican par le biais du sadô perdurent. En mars 2017, à l’occasion du 75e anniversaire des relations diplomatiques entre le Japon et le Vatican, une cérémonie du thé a été organisée à l’ambassade japonaise auprès du Saint-Siège.

Ce que cherchent les Européens

Nojiri Michiko (à droite) et sa première disciple, Emma Di Valerio (à gauche). Elle est l’une des personnes à avoir pris la suite de Michiko, qui a démissionné l’année dernière de la direction du bureau en raison de son âge.

Emma allume le foyer pour mettre l’eau à bouillir. Michiko va se ravitailler en charbon à 3 heures et demie de chez elle, dans la banlieue de Florence. Dans sa camionnette, elle rapporte assez de charbon pour un an.

La rencontre avec Emma, une Italienne qui a toujours soutenu Michiko et continue à le faire, a été déterminante dans son action en Europe. Ancienne professeure de latin, Emma s’intéresse à la culture japonaise et étudie la langue et le cinéma japonais. Elle vient apprendre la cérémonie du thé dès l’ouverture du bureau de Rome. C’est ainsi que commence leur travail commun : Michiko traduit en italien des textes nécessaires à l’apprentissage du thé comme Le classique du thé, Cent poèmes de Rikyû et Les registres du Sud ; Emma corrige la version italienne.

Alors que Michiko cherche comment enseigner le thé en Europe, Emma lui explique ceci : « Les Européens s’intéressent davantage à la pensée qui sous-tend une activité qu’à sa forme, ils cherchent à en connaître l’essence. Sinon, autant boire une tasse de thé confortablement installé dans son canapé. »

« Emma m’a fait comprendre qu’à Rome, où il n’existait pas de vrai pavillon de thé et où je n’avais que mes propres ustensiles, tout ce que je pouvais enseigner, c’était la spiritualité du thé. Les Japonais qui apprennent le sadô ont tendance à se concentrer sur la façon de procéder ou d’utiliser les ustensiles. Mais les Européens cherchent plutôt un calme, une sérénité, une communication par-delà les mots. C’est ce à quoi ils atteignent en étudiant la cérémonie du thé, et qu’ils peuvent reproduire dans leur vie quotidienne. Je pense que c’est cela qui plaît à beaucoup de gens. »

En 1974, lorsque le 15e maître de l’école Raku et potier Raku Kichizaemon étudie à Rome, c’est Emma qui lui apprend les bases du thé. Michiko, elle, lui fait des séances de démonstrations. C’est Michiko qui éveille Raku à l’univers du thé, lui qui faisait preuve de scepticisme envers les traditions japonaises.

Respiration et posture

La première chose que Michiko enseigne aux débutants, ce n’est pas la façon d’utiliser les ustensiles, mais comment respirer et se tenir. « Je les fais se mettre debout, les pieds un peu écartés, et, la main sur leur bas-ventre, je vérifie qu’ils respirent correctement. Ensuite, toujours dans la même position, ils lèvent les bras à hauteur d’épaule, comme s’ils embrassaient le tronc d’un gros arbre, non pas avec leurs muscles mais jusqu’à ce qu’ils prennent conscience de l’énergie qui émane de ce point dans leur bas-ventre. On s’y entraîne pendant plusieurs mois. » Grâce à cette technique de respiration, les étrangers peu habitués à s’asseoir sur leurs talons arrivent à tenir longtemps dans cette position, sans en souffrir.

« Dans le thé, l’essentiel étant la communication spirituelle entre l’hôte et ses invités, il est indispensable d’être apaisé et relaxé. Il est extrêmement difficile de parvenir à tout accorder, la posture, la respiration et les gestes. Si on pense trop à la marche à suivre, on ne respire plus correctement. L’objectif de l’apprentissage de la cérémonie du thé est de devenir capable de garder son calme en toutes circonstances ; la spiritualité du thé, c’est de façonner une atmosphère apaisante, quoi qu’il arrive. »

Cérémonie du thé et paix spirituelle

Andrea Falla, un disciple de Michiko, en train de préparer du thé fort

Le jour de ce reportage, Andrea Falla était là ; ce banquier est l’un de ceux qui ont été séduits par l’enseignement de Michiko. « On a tendance à se perdre de vue dans un quotidien bien occupé, mais préparer du thé dans le calme permet de se recentrer sur soi. La paix avec laquelle je renoue ici, j’essaie de la maintenir le plus longtemps possible hors du pavillon de thé. »

Michiko est péremptoire : « Apprendre à des Européens le seul enchaînement des gestes pour préparer le thé n’est rien de plus qu’un jeu exotique. Cela ne fonctionne pas dans la durée. Mes élèves italiens, belges, suisses, autrichiens ou roumains viennent ici pour trouver la paix spirituelle, apprendre la respiration et la méditation zen, la communication spirituelle qui s’établit entre celui qui prépare le thé et celui qui le boit. Cela me réjouit. »

Michiko a longuement réfléchi à ce qui, dans la cérémonie du thé, relevait d’une spécificité japonaise et de ce qui était universel ; sa conclusion est que « l’apaisement et l’ouverture spirituelle » sont communs à tous. Sans doute a-t-elle dû surmonter de nombreuses difficultés pour transmettre l’esprit du sadô à des Européens issus d’une tradition, d’une religion et d’une culture différentes. Mais c’est précisément parce qu’elle a appris l’italien, l’anglais et le français, et qu’elle s’est imprégnée de l’histoire et des us et coutumes des pays d’Europe, que de nombreux disciples locaux viennent aujourd’hui encore étudier auprès d’elle.

Le jour où nous l’avons rencontrée, Michiko a passé deux heures à galoper dans la prairie sur son cheval préféré. Le lendemain, elle partait pour un entraînement de groupe en Irlande, à l’invitation de Winfried Bastian et sa femme, le premier couple à qui elle a donné des cours en Allemagne. Ils se sont installés en Irlande, où ils ont construit eux-mêmes une maison et un pavillon de thé. L’esprit du thé instillé par Michiko en Europe est bien vivant.

À gauche : Michiko et Winfried Bastian, son disciple depuis près de 40 ans, à cheval en Irlande. À droite : cérémonie du thé dans le pavillon que Winfried Bastian a entièrement construit de ses mains, mis à part les tatamis. (Photos fournies par Nojiri Michiko)

(D’après un texte original en japonais de Kawakatsu Miki. Photos : Mirai Pulvirenti, sauf mention contraire)

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