Confessions d’une Japonaise victime de stalking

Société

En mai 2019, l’essayiste lauréate Uchizawa Junko a publié un livre relatant en détails le combat personnel et juridique où l’a plongée une relation qui avait tourné en harcèlement de type stalking. Elle nous parle avec sincérité des leçons qu’elle a tirées de son douloureux périple, ainsi que des raisons qui l’ont poussée à s’exprimer publiquement.

Uchizawa Junko UCHIZAWA Junko

Écrivaine et illustratrice. Née en 1967 dans la préfecture de Kanagawa. Auteur de nombreux ouvrages, dont « Un tour du monde des abattoirs » (Sekai no tochiku kikô) et « À la merci du corps » (Karada no iinari). Lauréate du Prix Kôdansha 2011 pour les essais.

En 2014, Uchizawa Junko a dit adieu à la vie urbaine pour aller vivre à Shôdoshima, une île idyllique du littoral de la préfecture de Kagawa, au sud-ouest du Japon, célèbre pour la beauté de ces paysages et pour ses oliveraies. Elle y a vécu et travaillé paisiblement pendant deux ans, en compagnie de sa chèvre domestique et entourée de ses amis et voisins. Mais son petit ami d’alors s’est transformé en stalker et a mis sa vie sens dessus dessous. En s’appuyant sur son dernier livre,  « Ma guerre de 700 jours avec un stalker » (Stalker to no 700 nichi sensô), Junko nous parle de sa propre panique et des limites de l’approche japonaise du problème du harcèlement.

Une relation qui a mal tourné

C’est sur un site Internet de rencontres que Junko a fait connaissance de X, un habitant de la préfecture de Kagawa. Pendant huit mois environ, ils se sont vus par intermittence, mais elle trouvait petit à petit que X était caractériel et tyrannique, et la relation est devenue de plus en plus pesante. Au printemps 2016, Junko cherchait une porte de sortie. Pressentant, semble-t-il, que quelque chose ne tournait pas rond, X lui a demandé la permission de lui rendre visite à Shôdoshima. Quand elle lui répondit qu’elle était trop occupée par son travail, il la submergea de coups de téléphone, sans tenir aucun compte des messages qu’elle lui envoyait pour le supplier d’arrêter.

Pour Junko, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Peu disposée à rencontrer X en tête à tête, elle eut recours à leur mode de communication favori, Facebook Messenger, pour lui faire part de sa décision de rompre. Il se répandit en excuses et promit de changer. Elle l’avertit qu’elle ne supportait pas les comportements de type harcèlement (et dont elle avait fait l’expérience jadis) et qu’elle irait se plaindre à la police s’il continuait de l’importuner.

Il semble bien que c’était exactement la chose à ne pas dire... « Les mots ‘harceleur’ et ‘police’ déclenchèrent la furie de X », se souvient-elle. Il se mit à la menacer de venir à Shôdoshima, d’aller parler à ses amis et collègues et de veiller à ce que tout les gens qu’elle aimait et respectait sachent quelle personne méprisable elle était.

La police entre en jeu

Junko, qui commençait à s’inquiéter sérieusement, décida de prendre conseil auprès d’une section du département de la police locale appelée « sécurité de la communauté ». Les fonctionnaires qu’elle rencontra transmirent les informations qu’elle leur donna à la Section des enquêtes criminelles, qui établit rapidement que X avait un casier judiciaire et vivait sous un faux nom. Ce fut un choc terrible pour cette femme, qui sortit abasourdie du commissariat.

S’attendant à une arrivée imminente de X à Shôdoshima, Junko se dépêcha de faire ses valises le lendemain matin pour emménager dans un logement provisoire. Peu après, X annonça son arrivée. Au point où elle en était, Junko craignait pour sa sécurité et voulait une protection, mais elle redoutait aussi que la furie de X ne s’aggrave encore si la police se mêlait vraiment de l’affaire. « J’espérais obtenir une ordonnance de non-communication au titre de la nouvelle loi sur le harcèlement. Cela l’aurait contraint à rester à distance sous peine de risquer une arrestation. » Il se trouve malheureusement que la définition juridique du harcèlement en vigueur à l’époque s’appliquait au courrier électronique mais pas aux communications via les médias sociaux. La loi a bien été étendue aux médias sociaux en 2017, mais ce changement est arrivé trop tard.

Pensant que c’était la seule façon de se protéger, Junko porta plainte pour menaces. Elle eut immédiatement le sentiment que c’était une erreur, mais la police lui dit qu’il était impossible de faire machine arrière.

Les avocats prennent l’affaire en mains

Après l’arrestation de X pour menaces, Junko rencontra tour à tour le procureur et l’avocat de X pour discuter avec eux des possibilités qui s’offraient à elle. Le procureur lui recommanda d’abandonner les poursuites, de faire profil bas et d’attendre que tout s’arrange. L’avocat de X, quant à lui, semblait souhaiter vivement aboutir à un règlement à l’amiable. Junko consulta alors un avocat recommandé par un ami, mais celui-ci manifesta peu de sympathie pour les difficultés qu’elle rencontrait.

« Les avocats sont des experts du droit, mais malheureusement ils ne sont pas tous experts en communication », remarque-t-elle. Les négociations entre les deux avocats sont allées de l’avant, mais Junko n’a pas eu beaucoup de marge pour y participer. « J’aurais dû insister pour tout mettre au point à l’avance avec mon avocat, mais franchement, j’étais au bout de mes forces et je voulais juste en finir avec cette histoire. D’un autre côté, l’avocat aurait pu au moins me presser de considérer objectivement les diverses options qui s’offraient à moi, sans perdre de vue les conséquences de telle ou telle action. »

Junko, qui avait l’habitude d’utiliser sa propre expérience comme matière première de son écriture, avait demandé depuis le début qu’elle soit autorisée à écrire sur les épreuves qu’elle subissait en tant que victime de stalking, étant entendu que l’anonymat de X serait préservé. Mais l’avocat de Junko a proposé un accord qui, en échange d’une ordonnance de non-communication, lui interdisait de révéler la moindre information ayant trait à l’affaire.

« Au point où nous en étions, j’aurais sans doute mieux fait de dire tout simplement : ‘Non, je refuse de signer’. » Mais il aurait fallu que je trouve un nouvel avocat et que je revienne sur tous les détails sordides avec quelqu’un d’autre, depuis notre premier contact sur un site de rencontre jusqu’aux messages humiliants. Je ne pouvais pas m’y résoudre. »

Se sentant impuissante, Junko a accepté le règlement proposé, et la plainte contre X a été retirée.

De nouveau ciblée

Pendant les négociations en vue du règlement, Junko changeait en permanence de résidence, tout en restant à Shôdoshima. Terrifiée à l’idée que X puisse d’une façon ou d’une autre découvrir où elle habitait, elle se sentait tenue de déménager au milieu de la nuit, sans informer ses voisins de sa nouvelle adresse. Elle alla même jusqu’à revendre sa voiture pour acheter une discrète camionnette blanche. Conformément à ce que lui avait conseillé la police, elle ferma en outre les comptes qu’elle avait sur Facebook et d’autres médias sociaux, à l’exception de l’application de messagerie LINE car n’étant plus active sur cette plateforme, elle avait tout simplement oublié de fermer son compte...

Environ six mois après la conclusion du règlement, X reprit son cyber-harcèlement, sous forme de messages envoyés via LINE et de commentaires perfides postés sur 2 Channel (une vaste communauté en ligne japonaise non modérée, où des utilisateurs non enregistrés peuvent poster des commentaires anonymes). Les conséquences éventuelles de son comportement ne semblaient pas le concerner. « J’ai fini par comprendre, dit Junko, qu’il ne craignait absolument pas que je le poursuive en justice pour violation du règlement, puisqu’étant au chômage, il se trouvait dans l’incapacité totale de payer une amende. Cela m’a rendue tellement furieuse que j’ai décidé de me battre contre lui avec tous les moyens à ma disposition. »

À la lecture des messages, les policiers expliquèrent à Junko que ces derniers relevaient du harcèlement mais ne constituaient pas une intimidation criminelle et ne justifiaient donc pas une intervention de la police. Ils lui conseillèrent de garder son compte LINE ouvert et de surveiller de près le contenu des messages de X. Au bout du compte, c’est le contenu sexuel des messages postés sur 2 Channel qui ouvrit la porte à une poursuite pénale.

Finalement, X, reconnu coupable de menaces et de diffamation, fut condamné à dix mois de prison. Avec l’aide de la police, de son avocat et des procureurs, Junko avait fini par gagner contre son harceleur devant un tribunal. Mais rétrospectivement, elle déplore la façon dont tout le processus a été mené.

Le harcèlement en tant que trouble mental

Suite à la deuxième vague de harcèlements par X, Junko effectua des recherches sur le phénomène en tant que tel. Elle entra aussi en contact avec un conseiller professionnel, Kobayakawa Akiko, qui lui fournit de précieux éclaircissements sur la psychologie des stalkers. Junko apprit que le harcèlement est souvent symptomatique d’un trouble psychique qui requiert un traitement. Faute de ce suivi médical, même des harceleurs reconnus coupables et condamnés à une peine de prison d’un an ou plus sont susceptibles de retomber dans leurs anciens travers. Étant donné toutefois que la majorité des stalkers ne se reconnaissent pas comme tels, il est rare qu’ils se soumettent volontairement à un traitement.

 « Kobayakawa a parlé avec X lorsque celui-ci était en état d’arrestation et, au début, X lui a dit qu’il était d’accord pour se faire soigner », raconte Junko. « Mais par la suite, il a refusé, en répétant avec insistance qu’il avait peut-être été alcoolique, mais certainement pas harceleur. »

Sourde aux arguments de Junko, la police refusa de maintenir l’ordonnance de non-communication après la libération de X et sa sortie de prison. La femme n’a aucune idée de l’endroit où il se trouve aujourd’hui.

« Les professionnels du maintien de l’ordre et l’appareil judiciaire feraient bien d’améliorer quelque peu leur connaissance de la psychologie du stalker. Je pense que la récidive de X s’explique dans une large mesure par le ressentiment accumulé à propos de sa première arrestation et par le fait que sa tentative d’excuse n’avait été prise en considération par personne. Si nos avocats avaient fait montre d’un peu plus de compréhension, peut-être la mauvaise tournure prise par les événements aurait-elle pu être évitée. »

Junko est intimement persuadée que les dispositifs de maintien de l’ordre et de justice pénale doivent forger des liens de coopération plus étroits avec des professionnels de la santé, de façon à garantir que les harceleurs reçoivent les soins dont ils ont besoin. « Les pouvoirs publics doivent débloquer des fonds pour la formation de conseillers spécialisés dans ce genre de comportements. Il faudrait aussi mettre en place une assistance téléphonique accessible 24 heures sur 24. »

Tout raconter

Contrairement aux termes de l’accord, Junko a fini par décider qu’il était de son devoir de coucher son expérience par écrit.

« Ma guerre de 700 jours avec un stalker », le livre racontant la douloureuse expérience de Junko avec son harceleur.
« Ma guerre de 700 jours avec un stalker », (Stalker to no 700 nichi sensô) le livre racontant la douloureuse expérience de Junko avec son harceleur.

« Au début, j’étais partagée. Puis j’ai commencé à me dire qu’il était de mon devoir de raconter mon expérience de victime – vivre dans la peur et l’obligation de déménager sans arrêt – et aussi d’éveiller les consciences sur la nécessité d’un traitement médical. Les victimes de harcèlement ont beaucoup de mal à se regrouper et à parler à haute voix comme l’ont fait les femmes du mouvement #Me Too. Elles ont peur d’être à nouveau harcelées si elles s’expriment en public. » Junko espère que les policiers et d’autres acteurs intervenant dans le problème du harcèlement liront son livre et en appendront quelque chose.

En 2018, quand une revue hebdomadaire populaire a publié une série d’articles dans lesquels Junko exposait son expérience en détails, X est devenu furieux et a contacté l’avocat de l’auteur pour se plaindre. Kobayakawa a réussi à le calmer, tout du moins pour un temps.

« Je continue de garder mon lieu de résidence secret », dit Junko. « Mon courrier n’est jamais adressé chez moi. Ma vie a complètement changé depuis que tout cela est arrivé. Mais j’ai survécu à d’autres bouleversements — une double mammectomie et un déménagement à Shôdoshima, pour n’en citer que deux. Je dois juste continuer à me dire que je suis une rescapée et persister à aller de l’avant en faisant de mon mieux. »

Pour plus d’informations sur le sujet, voir également notre article : Comment neutraliser les stalkers, ces harceleurs maladifs

(Interview et texte de Itakura Kimie, de Nippon.com)

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