Mizumura Minae : la langue japonaise pourrait disparaître ?

Société Culture Le japonais

La concentration de l’élite intellectuelle mondiale dans le monde anglophone, où se construit une gigantesque « bibliothèque du savoir », place les autres langues, dont le japonais, dans une position délicate. Dans ce contexte, quel avenir peut avoir la littérature japonaise ?

Mizumura Minae MIZUMURA Minae

Romancière et essayiste, elle est née à Tokyo mais part vivre aux Etats-Unis à l’âge de 12 ans. Elle étudie la littérature française à l’Université de Yale, puis enseigne la littérature japonaise contemporaine dans plusieurs universités américaines, Princeton, Michigan et Stanford. Elle est l’auteurs de plusieurs romans, dont un seul Honkaku Shōsetsu, est traduit en français sous le titre Tarô, un vrai roman, ainsi que d’essais.

Protéger les langues autres que l’anglais

——Dans votre essai au titre provocateur Nihongo ga horobiru toki (Quand la langue japonaise se meurt), vous parlez du système éducatif japonais et vous faites deux suggestions. La première porte sur l’enseignement de l’anglais : plutôt que de chercher à donner à tous les élèves japonais une maîtrise approximative de cette langue, mieux vaudrait viser à former un petit nombre de vrais bilingues. La seconde concerne la manière dont le japonais est enseigné. Selon vous, plutôt que de placer l’accent sur la rédaction de textes par les élèves, mieux vaudrait s’efforcer d’en faire des lecteurs de la littérature japonaise moderne. Votre essai exprime votre amour pour la langue japonaise, et votre perception de la grave crise à laquelle elle est aujourd’hui confrontée, ce qui a impressionné les lecteurs.

Mizumura Minae « Nihongo ga horobiru toki » (Chikuma Shobô, 2008)

MIZUMURA MINAE  Très honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que ce livre ait un tel retentissement. Il a été généralement bien reçu par la presse écrite, mais a suscité de fortes réactions de la part des médias numériques. Un blog en particulier l’a descendu en flamme, et cela a fait qu’on en a parlé. D’après ce que je comprends, je suis surtout critiquée pour avoir ignoré l’existence d’œuvres littéraires actuelles de qualité. Mon intention était de faire réfléchir sur le japonais, une langue nationale extérieure au monde anglophone — comment le protéger ? faut-il le protéger ? — au moment où l’anglais ne cesse de consolider sa position de langue universelle.

——Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire cet essai ?

MIZUMURA  J’ai passé vingt ans dans le monde anglophone, à partir de l’âge de 12 ans lorsque ma famille s’est installée aux Etats-Unis en raison du travail de mon père, puis je suis revenue vivre au Japon. Avec le temps, je suis devenue de plus en plus consciente de la différence décisive, liée à la langue, entre la quantité d’informations disponibles dans chacun de ces univers linguistiques. Le pourcentage d’étudiants étrangers dans les programmes de masters aux Etats-Unis est en constante progression. L’élite intellectuelle mondiale s’y concentre. Et la généralisation d’Internet ne fait qu’accélérer cette tendance, en rendant possible la création d’une gigantesque « bibliothèque du savoir », infinie, dans l’univers linguistique de l’anglais. Cela permet à une quantité extraordinaire de gens d’avoir accès, même s’ils ne vivent pas dans le monde anglophone, de lire en anglais et de fréquenter cette bibliothèque. L’anglais va sans doute devenir la langue de communication la plus universelle depuis le début de l’histoire humaine. Le fossé avec les autres langues ne peut que se creuser si on laisse les choses suivre leur cours. En effet, les personnes qui s’occupent d’activités intellectuelles sont naturellement entraînées dans le monde linguistique de l’anglais, et il est déjà impossible de retenir ce flot. A terme, on pourrait aboutir à une situation dans laquelle les autres langues n’auront plus qu’une fonction de langue de communication au niveau local. Pour moi, elles sont aujourd’hui à un tournant décisif de leur existence.

Une conséquence de l’enseignement d’après-guerre

——Comment percevez-vous la situation actuelle de la langue japonaise ?

MIZUMURA  Il me semble que l’un des critères pour mesurer le degré de civilisation d’un pays est la circulation des livres de bon niveau écrits dans cette langue. Aujourd’hui au Japon, les nouvelles parutions restent de moins en moins longtemps en librairie, et à moins d’être des best-sellers, elles disparaissent vite des rayons pour ne plus être publiées. Dans le même temps se multiplient les ouvrages au contenu puéril, publiés trop facilement. J’y vois une des conséquences des réformes de l’enseignement de l’après-guerre, de la priorité qu’elles accordent à ce qui est facile à comprendre, priorité qui résulte d’une mauvaise compréhension de l’enseignement démocratique américain. Depuis la fin de la guerre, il y a eu une diminution du nombre d’heures consacrées à l’enseignement du japonais, et une évolution par laquelle on a de moins en moins exigé des élèves qu’ils lisent les classiques de la littérature moderne à la place desquels on leur fait lire des textes faciles qu’ils auraient pu écrire eux-mêmes. Il faut exposer les jeunes le plus possible à des textes denses. Aujourd’hui, on voit le résultat de cette politique : les Japonais recherchent dans leurs lectures des choses faciles à comprendre et dans les librairies, on ne trouve presque plus de textes écrits il y a un siècle.

L’idée que le japonais est menacé de disparition est difficile à comprendre pour un non-Japonais. Elle risque même de faire sourire, étant donné qu’il y a peu de pays où l’anglais est parlé aussi mal malgré le haut niveau d’études moyen. Le problème ne peut être compris que par des gens comme Hideo Levy par exemple, un Américain qui écrit en japonais, dont les compétences en japonais leurs permettent de lire dans le texte la littérature japonaise moderne. Mais des non-Japonais peuvent le comprendre sur le plan théorique, à condition d’expliquer ce que l’on veut dire. Ils réaliseront qu’il s’agit d’une question affectant également toutes les langues autres que l’anglais.

La langue japonaise, un modèle d’avenir

——Dans votre essai, vous retracez le processus de formation de la langue japonaise écrite. Vous montrez que le Japon, tout en étant situé à proximité de la Chine, une civilisation avancée et un pays qui avait développé sa propre pensée, a heureusement bénéficié de conditions géographiques qui l’ont protégé d’un statut de tributaire vis-à-vis d’elle. C’est ainsi qu’on a pu traduire en japonais les textes chinois tout en développant simultanément les kana, et que l’on a vu la naissance d’une littérature qui lui était propre. Vous expliquez aussi que la langue japonaise telle que nous la connaissons actuellement s’est formée parallèlement à l’Etat japonais de l’ère Meiji (1868-1912).

MIZUMURA  Il ne faut pas non plus oublier le développement du capitalisme à l’époque d’Edo (1603-1868). Le Japon maîtrisait les techniques de l’imprimerie, et grâce aux échanges dynamiques entre le bakufu (gouvernement) d’Edo et les domaines provinciaux, ainsi qu’entre ces domaines, il a vu le développement d’une forme de capitalisme, une situation exceptionnelle pour un pays non-occidental. Cela s’est bien sûr accompagné par une progression du taux d’alphabétisation qui aurait même été, au moment de la restauration de Meiji (1868), le plus élevé au monde. C’est ce qui a permis la mise au point très rapide de la langue moderne.

Mais les Japonais ne réfléchissent pas à leur langue et ne voient pas qu’elle est l’aboutissement de cette histoire spécifique. Ils ne perçoivent pas à quel point nous devons être reconnaissants d’avoir eu cette langue du monde non-occidental qui s’est formée si vite et nous a permis d’étudier et d’écrire de la littérature moderne. Au risque de paraître présomptueuse, je pense que le Japon peut fournir un modèle pour les pays qui bataillent aujourd’hui pour créer leur propre langue nationale non-occidentale, et je crois aussi qu’il pourrait y avoir une solidarité entre pays luttant pour préserver leur langue nationale.

Le miracle de la littérature moderne japonaise

——Dans votre essai, vous définissez trois niveaux de fonction linguistique pour une langue. Elle peut être « langue locale », c’est-à-dire une langue utilisée par les habitants d’un territoire qui la parlent, ou « langue universelle », qui permet la transmission d’un savoir universel. C’est le rôle qu’a joué le latin pour la lecture de la bible et que le français a assuré pendant une époque. L’anglais l’a aujourd’hui remplacé dans cette fonction qu’il exerce d’une manière plus absolue. Et entre ces deux fonctions, il y a la « langue nationale ». Une langue nationale naît lorsqu’une langue locale qui n’était qu’orale devient écrite. Elle agit comme un locuteur bilingue, comme une passerelle entre la langue locale et la langue universelle. Cela me semble résumer le processus. Et pour vous, c’est parce que le japonais s’est développé comme une excellente langue nationale qu’il a permis la naissance d’un si grand nombre de chefs d’œuvre.

MIZUMURA  La naissance d’une langue nationale permet nécessairement à des bons écrivains de voir le jour. On l’a vu à l’époque de Heian (794-1185), lorsque le développement des hiragana a vu l’apparition de grandes femmes écrivains, et il en a été de même à l’ère Meiji. Au moment de la restauration de Meiji, le japonais tel que nous le connaissons aujourd’hui n’existait pas. Puis, parce que le Japon a échappé à la colonisation par l’Occident et qu’il a préservé son indépendance, la langue japonaise a pu éviter le statut de « langue locale » à côté d’une langue universelle qui aurait été celle du pays colonisateur. Et la langue que l’on parlait alors au Japon s’est transformée, grâce aux « traductions » faites par des Japonais bilingues, notamment Fukuzawa Yukichi, en une langue dans laquelle on pouvait formuler les mêmes pensées que dans le reste du monde. Le japonais a réalisé une évolution qui lui a permis de devenir une « langue nationale » de même niveau que celle des autres pays avancés. Ce n’est pas tout. En réussissant cette transformation en une langue qui permettait d’exprimer l’âme japonaise, il est devenu la langue dans laquelle ont été écrits de grands textes par Natsume Sôseki et d’autres. Pour moi, la naissance, il y a plus d’un siècle, de la littérature moderne japonaise est un miracle.

——Mais Natsume Sôseki, votre auteur préféré, est à votre avis intraduisible.

MIZUMURA  Il est en tout cas extrêmement difficile à traduire. Ses romans sont écrits de telle manière qu’on y sent la réalité du Japon dans lequel il vivait, et simultanément ils contiennent une réalité que l’on ne peut voir qu’à travers le japonais. Ils sont remplis d’interrogations sur ce qu’est le Japon dans le monde. Ces textes nous touchent malgré la distance du temps et ils touchent ceux qui peuvent lire le japonais. Mais ils sont à mon avis intraduisibles. Il me semble presque impossible que Sôseki en traduction puisse être apprécié à l’étranger.

——Aujourd’hui, il y a des écrivains étrangers qui écrivent en japonais comme Hideo Levy ou encore Yang Yi qui a obtenu le prix Akutagawa en 2008. Qu’en pensez-vous ?

MIZUMURA  Je suis très heureuse qu’ils aiment la langue nationale qu’est le japonais au point de s’en servir pour écrire. Je trouve d’ailleurs, et cela peut être difficile à comprendre, que le japonais est une langue dans laquelle il est facile d’écrire. C’est encore plus vrai aujourd’hui, puisque trouver le bon caractère est aisé avec un ordinateur. On peut se contenter d’aligner des phrases de la langue parlée et obtenir un texte intéressant. Et si vous me demandiez qui je souhaiterais voir écrire en japonais, je vous répondrais, des gens qui ont beaucoup lu la littérature de leur pays dans leur propre langue et la littérature japonaise en japonais.

Le japonais en passe de devenir une langue mineure

——A partir de l’âge de 12 ans, vous avez quitté le monde du japonais pour aller vivre dans celui de l’anglais. Mais vous avez fini par revenir ici pour écrire vos romans en japonais. Quelle a été la raison déterminante de ce choix ?

MIZUMURA  La littérature moderne japonaise, dans laquelle je baignais depuis mon enfance. J’avais le désir de participer à cette littérature, en écrivant en japonais. Ironiquement, à peu près à l’époque où j’avais fini d’écrire Zoku Meian (Clair-obscur, la suiteMeian, Clair-obscur est le roman inachevé sur lequel travaillait Natsume Sôseki au moment de sa mort), j’ai pris conscience du fait que le japonais était une langue mineure sur le plan mondial, et plus j’en étais consciente, plus je regrettais de ne pas avoir choisi l’anglais comme langue d’écriture. Mais à bien y réfléchir, la plupart des habitants du monde n’ont pas l’anglais comme première langue. J’ai alors renouvelé ma résolution de vivre en tant qu’écrivain japonais. Cela n’est cependant jamais simple.

Pour en revenir à ce dont nous parlions, je pense que la tendance actuelle, qui voit les esprits talentueux subir l’attraction du monde anglophone, ne peut que se renforcer. La fuite linguistique des cerveaux, c’est-à-dire l’usage de l’anglais comme langue d’expression écrite quel que soit le pays où l’on habite, va certainement continuer. En toute honnêteté, je ne suis pas optimiste pour l’avenir et je ne suis pas certaine que dans un siècle, des Japonais qui aient abandonné leur langue dans cette fuite des cerveaux y reviennent pour écrire, et je ne sais pas non plus si le japonais réussira à garder le niveau qu’il a eu pendant le siècle qui vient de s’écouler.

Tout cela fait qu’il est indispensable de former de bons lecteurs. Lorsque Sôseki était en Grande Bretagne, il savait qu’il y avait au Japon des gens comme Masaoka Shiki, des gens capables de comprendre pleinement ce qu’il écrivait, et cela lui a permis de revenir dans le monde du japonais.

Les Japonais ont de la chance : pour lire des classiques, ils n’ont pas besoin de remonter jusqu’au Genji Monogatari (Le Dit du Genji). Que nous ayons des classiques aussi anciens est une excellente chose, mais parce la langue japonaise a réalisé un changement important à partir de l’ère Meiji, seuls les spécialistes de langue ancienne sont aujourd’hui capables de les lire. Nous avons cependant une littérature moderne. Les œuvres écrites à l’ère Meiji, Taishô (1912-1926), au début de l’ère Shôwa (1926-1988), constituent des classiques proches de nous, tant du point de vue de la langue qu’elles utilisent que de leur point de vue sur le monde, et leur lecture ne nous demande qu’un effort minime. Très peu de pays non-occidentaux ont cette chance.

Exprimer en japonais la réalité japonaise

——Qu’entendez-vous lorsque vous dites votre résolution à vivre comme écrivain issue d’un autre monde linguistique que l’anglais ?

MIZUMURA  Je doute en permanence d’une chose : les Japonais d’aujourd’hui regardent-ils vraiment le Japon ? Pour moi, c’est lié à une tendance forte de l’après-guerre, nier le Japon d’autrefois, mais j’ai aussi le sentiment que les Japonais sont aujourd’hui, dans leur tête, inféodés aux Etats-Unis, et que les romans japonais d’aujourd’hui utilisent une structure américaine pour présenter un contenu qui ne suit que superficiellement ce qu’est le Japon. Les Japonais ne perçoivent-ils pas l’asymétrie énorme entre les deux pays ? Je pense qu’il faut absolument que la littérature japonaise confronte cette asymétrie, cette réalité qu’elle croit peut-être voir mais en réalité ne voit pas. Offrir un point de vue local, différent de ceux de l’anglais, est important. Les films d’Ozu Yasujirô en offrent un bon exemple. Ozu ne les a pas réalisés pour qu’ils soient appréciés par les spectateurs étrangers. Ils montrent le quotidien des japonais d’une manière très vivante. Les gens qui les voient ont l’impression de découvrir un monde inconnu. C’est ce qui leur plaît. On ne peut pas placer au même niveau les films et la littérature, mais ce que je veux dire, c’est qu’il est important d’exprimer en japonais la réalité du Japon. De ne pas se laisser emporter par le courant de la mondialisation et d’écrire en japonais de manière réaliste la vie des Japonais. Pour moi, c’est notre mission en tant qu’écrivains japonais, qui disposons depuis longtemps d’une langue nationale, le japonais.

(Propos recueillis en janvier 2009 par Kôno Michikazu, ancien éditeur en chef de Chûô Kôron)

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