Donner plus de poids à la responsabilité humaine et aux droits de l'homme

Politique Société

Depuis de nombreuses années, S.A.R le prince El Hassan bin Talal contribue à l’amélioration de la compréhension entre les diverses nations qui constituent la région du Proche Orient et de l’Afrique du Nord. Lors du second Forum WANA [West Asia - North Africa], hébergé par son pays, la Jordanie, il a rencontré l’ancien diplomate japonais Nishimura Mutsuyoshi pour parler avec lui des difficultés et du potentiel de la région.

S.A.R le prince El Hassan bin Talal HRH Prince El Hassan bin Talal

Né en 1947, le prince El Hassan est l’oncle du roi Abdallah II de Jordanie et le frère du défunt roi Hussein, sous le règne duquel il a exercé les responsabilités, notamment diplomatiques, qui vont de pair avec le titre de prince héritier de Jordanie. Après l’accession au trône du roi Abdallah II, en 1999, le prince El Hassan a continué de participer aux affaires du gouvernement jordanien en tant que proche conseiller du roi et son influence s’est exercée sur l’ensemble du Moyen-Orient. Intellectuel de grand renom, le prince El Hassan est titulaire de diplômes honoraires de nombreuses universités du monde et a joué un rôle actif au sein de diverses organisations internationales, notamment en tant que modérateur, puis aujourd’hui président émérite de la Conférence mondiale des religions pour la paix, président de la Commission consultative des politiques de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle et président du Club de Rome.

Le Forum WANA (West Asia - North Africa), qui a vu le jour en avril 2009, est une instance de discussion sur les questions propres à la région englobant le Proche Orient et l’Afrique du Nord. Des intellectuels et des experts de différentes nationalités participent aux débats, qui couvrent un vaste éventails de sujets, depuis l’économie jusqu’à l’environnement en passant par l’éducation et les problèmes de société. Le quatrième Forum WANA, qui s’est tenu en 2012 et était consacré au thème de l’« identité », a regroupé quelque 70 participants en provenance de 27 pays de la région WANA, ainsi que 10 experts étrangers à la région, dont un Japonais.

Depuis sa fondation, le Forum WANA cherche des solutions pour promouvoir le développement de la région, soutenu en cela par son président, S.A.R le prince El Hassan bin Talal. C’est pendant cette période qu’a éclaté le mouvement social fascinant, baptisé « Printemps arabe », qui a fait tomber des régimes despotiques en place depuis une quarantaine d’années et posé la question de la direction que ces sociétés vont prendre à l’avenir. L’« identité » a été choisie comme thème du dernier Forum WANA dans l’idée de susciter un débat sur la façon dont la région pourrait se forger une identité commune susceptible d’encourager un développement similaire à celui que le Japon a connu après la seconde guerre mondiale. Nishimura Mutsuyoshi, ancien diplomate nippon, a interrogé le prince El Hassan sur les questions régionales et sur ce qu’il pensait de la nécessité de forger une identité capable de rassembler les Arabes et l’ensemble de la région WANA.

Les nouveaux acteurs régionaux 

NISHIMURA  En ce qui concerne le Proche Orient et l’Afrique du Nord, pourriez-vous nous exposer votre « vision » de ce à quoi cette région pourrait ressembler d’ici dix ou quinze ans ?

PRINCE EL HASSAN  Pour répondre à votre question, il faut d’abord souligner que, dans l’état actuel des choses, les locomotives ­— les locomotives économiques — de la région sont la Turquie et Israël. Bien sûr, il n’est pas exclu que l’Iran les rejoigne en parvenant à un accord avec la communauté internationale, mais pour cela, il faudra impérativement que les discussions en vue de résoudre le problème des armes de destruction massive puissent progresser, et donc que l’Iran reconnaisse cette priorité absolue sans insister sur les différends.

Ce qu’il faut, me semble-t-il, souligner, c’est que le Proche Orient est un canal entre d’une part l’Extrême Orient et le Sud de l’Asie et de l’autre l’Occident (autrement dit l’Europe et les pays de l’Atlantique Nord). Toutefois, si l’on se tourne vers l’Extrême Orient, je pense qu’il est intéressant de noter que l’attention des États-Unis est attirée par la nouvelle situation liée à l’émergence politique et économique de la Chine et la puissance que ce pays projette en mer de Chine. D’autant que la flotte chinoise est présente au Proche Orient, où elle a fait tout récemment escale dans le port saoudien de Djeddah, en mer Rouge. On assiste donc à l’arrivée de nouveaux acteurs dans la région. On constate que la Russie s’intéresse à l’oléoduc Bakou-Ceyhan, qui place la Turquie en position de force.

Et en Israël, une polarisation est apparue en termes d’identité, du fait que, même au sein de la population juive, il existe des différences selon les pays ou les régions dont les gens ont émigré. Cette polarisation a conduit à l’édification d’un mur physique entre Israël même et la population palestinienne. Et un mur s’est également dressé dans l’esprit des gens, entre les tenants de la ligne dure et les libéraux qui remettent en cause la nécessité de cette division, que certains n’hésitent pas à appeler « apartheid ».

Et tout cela se passe dans le contexte du Printemps arabe et de ce qu’on a appelé l’« Été israélien », où apparaît clairement la convergence des mécontentements qui éclatent au grand jour sous forme de manifestations de rue. Un peu partout dans le monde, des choses font surface en lien avec des questions comme les conditions de vie, les retraites, l’éducation, les finances publiques et la dignité humaine.

Le besoin d’instances régionales 

NISHIMURA  Les évènements récents dans la région semblent avoir agi sur Israël comme une sonnette d’alarme.

PRINCE EL HASSAN  Exactement. Il existe une convergence, ou une concurrence, entre le mécontentement social et la confrontation entre États, qui est un reliquat des guerres que les États se sont livrées au cours de l’histoire. À titre d’exemple, on peut citer la confrontation entre Israël et les pays arabes, les conflits qui opposent maintenant diverses nations arabes et les frictions entre Turcs et Kurdes, ou encore les inquiétudes que l’avenir de l’Iraq et la présence des troupes de la coalition sur son sol suscitent en Iran. En réalité, ce n’est pas à une stabilisation, mais à une subdivision, ou balkanisation, de la région que nous assistons aujourd’hui.

NISHIMURA  Le thème du Forum WANA 2012 est l’« identité ». Quelles idées ce thème vous inspire-t-il appliqué au monde arabe ?

PRINCE EL HASSAN  En ce qui concerne l’« identité » et ce qu’on pourrait appeler l’« identité institutionnelle », un problème qui me semble se poser est celui de l’absence d’une véritable entité économique et sociale représentant la région. Et quand je parle de région, je souhaite à l’évidence que cette entité englobe tous les pays de la région. Si l’on parle de stabilisation de la population, je suis fermement convaincu qu’il faut à tout prix adhérer aux valeurs normatives du Processus d’Helsinki sur la globalisation et la démocratie — lancé à l’initiative conjointe de la Finlande et de la Tanzanie pour résoudre les problèmes liés à la globalisation à travers un dialogue impliquant toutes les parties prenantes quelques soient les différences de points de vue. Fondamentalement, ces valeurs se résument à la sécurité plus la dignité, l’économie plus le développement social, bref la corrélation entre la dignité humaine et la viabilité — plutôt qu’entre celle-ci et les intérêts matériels et personnels.

Donner du pouvoir aux gens veut dire leur proposer des réponses substantielles aux dilemmes actuels. Comment se fait-il que notre région n’ait rien en matière de charte sociale ou de code d’éthique pour le dialogue entre adeptes des différentes confessions ? Comment se fait-il que nous n’ayons pas de fonds de cohésion sociale ?

Je pense que la réponse réside dans l’attachement unilatéral et bilatéral qui lie notre identité à des puissances, ou influences, externes. Dans cette région, les fonds souverains sont gérés par des gens venus d’ailleurs. Il suffit que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement s’implante ici pour que ce soit elle qui définisse les priorités, à l’instar de la Banque mondiale. On voit donc qu’il n’existe pas de partenariat, ni entre fonds souverains de la région ni entre institutions internationales.

Mon espoir est que les dix prochaines années vont voir s’instaurer une coopération entre les institutions régionales du monde arabe et musulman, les institutions occidentales et les pays du G8 (voire du G20), avec pour objectif de passer de l’unilatéralisme pur et dur à une vision régionale multilatérale du Proche Orient en tant que région ayant le droit d’exister et de participer.

Cela passerait bien entendu par une combinaison des identités arabe et non arabe — turque et iranienne — et le Proche Orient s’élargirait pour intégrer l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde. C’est ainsi que nous pourrons devenir un maillon fort de la chaîne qui relie les pays méditerranéens de l’Europe, l’Asie du Sud, le Proche Orient et l’Asie du Sud-Est.

Le problème du fondamentalisme musulman 

NISHIMURA  Y a-t-il d’autres défis à relever en ce qui concerne l’identité régionale ?

PRINCE EL HASSAN  Si la région reste un lieu de conflit, cela encouragera la poussée des fondamentalismes de droite purs et durs, au pluriel. Il me semble que ces nouvelles écoles ­— telles que les talibans, Al-Qaïda et d’autres groupes encore répondant à différents noms, qui enlèvent et mutilent les gens — ne sont ni des écoles de jurisprudence musulmane ni des religions à part entière. L’Islam ne se conjugue pas au pluriel.

C’est pourquoi j’espère qu’au cours des dix années à venir le concept de consultation, notamment entre musulmans à la Mecque, va être pris au sérieux. Je souhaite que les musulmans, en consultation les uns avec les autres, parviennent à exprimer leur position sur les vraies questions d’aujourd’hui : la dignité humaine, le droit à la vie, la proscription de toutes formes de discrimination, etc.

Si nous continuons à être dirigés par des groupes politiques qui essayent en vérité de monter dans le train du Printemps arabe et de détourner l’agitation populaire au profit d’un projet idéologique, je pense que c’est à un avenir, non pas de coopération avec le reste du monde, mais bien plutôt de souffrance que la région se prépare d’ici une dizaine d’année.

Je pense que les conflits et les guerres qui sévissent depuis maintenant un siècle ont atteint la région dans ses forces vives. Il règne une atmosphère où chacun est convaincu d’avoir raison contre tous et chaque groupe de détenir le monopole de la vérité — vérité israélienne, vérité arabe, vérité non musulmane ou vérité propre à des gens dont la présence dans la région ne se justifie (reconnaissons-le) que par la volonté de vendre des armes ou de jouer avec le prix du pétrole. Cette attitude fait barrage à l’apparition d’institutions capables de dépasser l’incohérence que nous subissons depuis si longtemps.

C’est pourquoi il me semble important de trouver une formule faisant appel à des politiciens situés au sommet du triangle dont un côté est constitué par la pensée socio-économique et les deux autres par le droit humanitaire et la société civile. Cette combinaison peut, je l’espère, aider les gens qui conçoivent cette région en termes de statistiques à se convertir à une vision axée sur les êtres humains et leurs responsabilités.

NISHIMURA  Absolument. Je pense que l’aspect humain est de la plus haute importance, d’autant que la tendance à voir la région d’un point de vue strictement économique existe encore au Japon.

PRINCE EL HASSAN  À ce propos, j’ai remarqué qu’il y avait, dans le International Herald Tribune d’aujourd’hui (le 30 mai 2012, N.D.L.R.), un article de Peter Sutherland [EN] qui demandait que davantage de considération soit accordée à la « responsabilité humaine » dans le traitement du « déficit social structurel » dont souffre l’Europe. Par exemple, pourquoi le président du Conseil de l’Europe n’est-il pas élu par vote ? Pourquoi le débat public sur les politiques économiques se voit-il accorder si peu d’attention ?

Cela me ramène aux facteurs politiques, économiques et sociaux. Si c’est vrai pour l’Europe, je pense que les mêmes critères doivent s’appliquer à la région du Proche Orient. Ce n’est pas une question de dette nationale, de dette matérielle ; c’est du déficit de dignité humaine qu’il s’agit. Il importe de restaurer l’équilibre structurel, de façon à impliquer les gens dans leur propre destinée, que ce soient les jeunes, les femmes, ou les groupes de pression. Mais cela ne suffira pas.

Nous avons besoin d’un « modèle du mérite », si nous voulons que s’opère la transition vers une nouvelle identité plus humaine et participative, qui intègre notamment les jeunes, souvent très qualifiés, qui ont émigré par millions dans le monde entier — dans le cadre de ce qu’on a appelé l’« exode arabe ». Nous avons besoin de ce modèle du mérite pour leur permettre de s’impliquer dans la reconstruction de la région. Nous devons les écouter.

L’exemple japonais 

NISHIMURA  Pour finir, y a-t-il un autre message que vous aimeriez partager en ce qui concerne le Japon et l’Asie ?

PRINCE EL HASSAN  Nous sommes nombreux au Proche Orient à éprouver un respect sincère et une admiration fidèle pour l’éthique japonaise, parce que vous avez su marier l’empirique, le traditionnel et le moderne.

À cet égard j’aimerais insister sur ce que j’appelle la « formule de vérité » — c’est-à-dire la vérité envers vous-même, envers les autres et envers l’environnement socio-économique (ou l’environnement physique et humain). On peut y voir un facteur déterminant dans l’effort de reconstruction du Japon après le séisme et le tsunami du 11 mars.

Nous avons, bien évidemment, une idée du martyre qu’a enduré le peuple japonais pour avoir été la cible d’armes nucléaires pendant la seconde guerre mondiale. Vivant dans une région qui cumule l’inhumanité de l’homme envers l’homme et l’inhumanité de l’homme envers la nature, nous sommes confrontés à des guerres qui sont littéralement en train de ramener la région à l’état désertique. Il nous faut reconstruire un environnement pour les populations, un espace de vie où les gens puissent non seulement exister mais s’épanouir. Je pense que notre région peut tourner les yeux vers le Japon, pays géographiquement lointain mais doté du genre de perspicacité dont nous avons besoin.

(Interview effectuée an anglais le 30 mai 2012. Photographie gracieuseté de Nippon Foundation)

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