Une grande collection d’art japonais parcourt les régions sinistrées du Tôhoku

Culture

En mars 2013, la collection Price, mondialement célèbre, revient au Japon avec « Jakuchû est là », une exposition de six mois dont le mérite va au-delà des chefs-d’œuvre de l’époque d’Edo (1603-1868) qu’elle présentera dans les musées des trois préfectures le plus affectés par la triple catastrophe de mars 2011. Nous avons parlé avec Joe et Etsuko Price des espoirs qu’ils placent dans cette exposition et des plaisirs que procure l’art de l’époque d’Edo.

Joe Price Joe PRICE

Né dans l’Oklahoma en 1929. C’est dans les années 50, alors qu’il était encore un jeune homme, qu’a eu lieu sa première rencontre avec l’art japonais, quand il est tombé par hasard sur une œuvre de l’époque d’Edo, du peintre Itô Jakuchû, accrochée dans un magasin d’antiquités de l’avenue Madison. Cet évènement a changé sa vie. Plus d’un demi-siècle plus tard, M. Price est l’un des plus grands collectionneurs mondiaux d’art japonais, et sa collection d’œuvres de Jakuchû est désormais la première au monde. En 2006, une exposition de tableaux parmi les plus marquants de la collection Price organisée au Musée national de Tokyo a obtenu le record mondial du nombre des visiteurs par jour pour cette année-là.

Etsuko Price Etsuko PRICE

Née dans la préfecture de Tottori, Japon. A rencontré Joe Price en 1963, alors qu’elle travaillait pour lui comme traductrice et interprète lors d’un voyage qu’il effectuait au Japon pour enrichir sa collection. Mariés en 1966, ils vivent à Los Angeles.

—— Qu’est-ce qui vous a incités à amener cette exposition dans cette partie du Japon et à ce moment-là ?

Joe Price  La catastrophe de mars 2011 a provoqué un tel désastre que j’ai voulu apporter quelque chose qui puisse alléger la détresse. Nous avons montré une collection similaire de tableaux au Japon en 2006. C’était la première fois que les Japonais avaient vraiment l’occasion de voir cette forme d’art. Il y avait bien eu des expositions, mais sur le modèle classique, où l’on se contente d’accrocher les œuvres derrière une surface vitrée éclairée par des projecteurs. Je déteste les projecteurs braqués sur l’art japonais !

Au Musée national de Tokyo, ils ont autorisé une salle sans vitrine, sans verre. Et ils ont éclairé horizontalement les œuvres, comme dans le Japon de l’époque d’Edo, où la lumière arrivait toujours par la porte des shôji. La vraie beauté de cet art tient au fait qu’il n’est jamais le même. S’il vous est arrivé de voir une peinture japonaise éclairée par une lumière horizontale, sans verre... Quand un nuage passe devant le soleil, vous voyez dix ou vingt tableaux différents.

Cette fois, je pense malheureusement qu’on ne pourra pas faire la même chose. Ça coûte trop cher, et les musées où nous allons exposer n’ont guère de fenêtres. Ce sont de beaux bâtiments, mais on n’y trouve que des vitrines et de la lumière artificielle. Il faudra bien qu’on s’en contente !

Etsuko Price  Cette fois, on ne veut pas faire d’histoires à propos de la lumière naturelle. Elle joue un rôle important dans la vision des peintures, mais la population du Tôhoku a tellement souffert... Une de nos principales motivations, cette fois, c’est de leur donner de la joie. Beaucoup de gens ont tout perdu, y compris leur famille. Les décombres font toujours partie de leur environnement quotidien. Nous espérons que ces belles choses contribueront à les réconforter.

Tant de gens nous ont déconseillé de venir. On nous a dit que c’était trop dangereux à cause des radiations. Si tout le monde prêtait l’oreille à ce genre de rumeurs, imaginez tout ce que les Japonais perdraient du seul fait de l’activité d’un fournisseur d’électricité. Quand on me dit « vous n’avez pas peur ? », je réponds qu’il est plus dangereux de prendre un taxi à Tokyo. Il fallait que quelqu’un amène une grande exposition au Tôhoku pour leur montrer que nous n’avons pas peur, surtout les Américains. C’est une bonne façon de leur montrer que l’Amérique est avec eux.

Ramener l’art japonais chez lui 

—— La collection Price est une collection américaine d’art japonais. Dans un sens, avez-vous le sentiments de ramener ces œuvres d’art à la maison ?

Joe  Oh oui ! Lors de l’exposition que nous avons faite en 2006 au Musée national de Tokyo, tous les visiteurs que nous avons eus le premier jour appartenaient à la clientèle habituelle des musées. Puis un beau matin de la première semaine un gardien est accouru vers moi en disant : « N’ayez pas peur, mais un groupe de gamins de la rue Takeshita d’Harajuku arrive, avec les cheveux hérissés, les grosses chaussettes et tout. Ne vous inquiétez pas, on les a à l’œil ! » Et les voilà qui entrent. Une fois la porte franchie, ils étaient très calmes. Certains d’entre eux avaient des larmes qui coulaient sur leurs visages. Ils se sont assis par terre, certains se serrant dans les bras l’un de l’autre. L’un d’entre eux est venu vers moi et m’a remercié de leur montrer leur propre art. Ils n’avaient jamais imaginé que ces peintures pussent être aussi belles.

Et cela s’est reproduit dans tout le Japon. L’exposition s’est déplacée à quatre endroits. Et les curateurs des musées nous ont tous dit : « Mais ces gens sont tellement jeunes. Jamais auparavant nous n’avons eu tant de jeunes au musée ! » Une fois rentrés à la maison, ils ont dû aller sur Internet et communiquer avec leurs amis, car à partir de la deuxième semaine, le musée était tout simplement bondé. En fin de compte, cette exposition au Musée national de Tokyo a remporté le record mondial du nombre de visiteurs par jour pour cette année-là. Et je me suis rendu compte que ces gamins avaient le même âge que moi quand j’ai vu ma première peinture japonaise.

Etsuko  L’exposition qui arrive est essentiellement destinée aux enfants. C’est à eux qu’il incombera de reconstruire le Tôhoku. Nous voulons encourager les enfants à ne pas oublier qui ils sont. L’entrée est gratuite jusqu’à l’école secondaire. En visitant cette exposition, ils apprendront des choses sur l’histoire du Japon et la culture d’Edo. Rappeler l’histoire aux enfants est un aspect important de l’exposition. Si les politiciens avaient prêté davantage d’attention à l’histoire locale, ils n’auraient jamais construit une centrale nucléaire en un endroit qui est frappé par un grand tsunami à peu près tous les cent ans. Si vous allez au Musée de Sendai, vous verrez que ces faits y sont inscrits sur les murs !

Faire mieux que la nature

—— Quel est l’intérêt de l’œuvre de Jakuchû ? (*1)

Joe  Il ne s’agit pas seulement de Jakuchû, mais de tous les peintes d’Edo. En fait, ils ont été à l’abri de toute influence extérieure. Dans le monde artistique aussi, le Japon était une île, et son art est issu de sa propre sensibilité. La force des Japonais résidait dans leur amour de la nature. Ils ont élaboré leur art avec une habileté inimaginable. C’est ce que j’ai vu dès ma première rencontre avec ces peintures, lorsque j’étais jeune.

Dans ma jeunesse, j’ai travaillé avec Frank Llyod Wright.(*2) Il m’a appris comment on peut prendre une montagne et la mutiler — comment la trancher, l’excaver, y apporter des briques et du bois et construire un bâtiment. Et quand il avait fini, la colline était plus belle que jamais ! Il prenait la nature et faisait mieux qu’elle. C’est ce qu’a fait l’art japonais de l’époque d’Edo : prendre la nature et l’embellir — mettre de côté tout le superflu.

La première forme d’art qui nous est parvenue de l’époque d’Edo est l’ikebana (l’arrangement floral). Le kabuki aussi a survécu. Mais dans les autres domaines de l’art, une fois l’Archipel ouvert au reste du monde, les choses ont commencé à changer. Les compétences se sont perdues.

En revanche, on vient du monde entier pour étudier l’ikebana au Japon. Vous prenez une fleur, une belle fleur, vous arrachez quelques feuilles, vous tordez la tige, vous la pliez, vous mutilez la pauvre chose et vous la plantez dans un vase. Après quoi les gens s’exclament : « Comment avez-vous fait pour trouver une si belle fleur ? »

Une fois de plus, c’est faire mieux que la nature. Les vraies fleurs ne poussent pas ainsi. Les bonsaï non plus. Ils ressemblent plus à un arbre, ou à une fleur, que ce qu’on trouve dans la nature. Regardez les geisha. Hormis la féminité, il ne leur reste rien d’un être humain. leurs visages sont peints en blanc, elles ont toutes les mêmes traits. Elles portent des obi qui cachent leurs poitrines. Il ne reste que l’essence.

Je pense que si les Japonais avaient laissé les peintures à la lumière naturelle, on ne les aurait jamais oubliées. La première fois que je suis venu au Japon, j’achetais des œuvres d’art depuis quinze ans et je ne connaissais pas un seul nom d’artiste. Je trouvais ces tableaux dans les dépotoirs, à San Francisco pour l’essentiel, et dans une boutique de Madison Avenue, à New York. Personne ne connaissait le nom de Jakuchû. Je l’ai découvert en tombant sur un livre contenant des reproductions de trente de ses œuvres. Je pense que ce sont les plus belles peintures qui aient jamais été peintes.

C’était une profession très solitaire, à l’époque. Personne n’aimait l’art japonais à Oklahoma ! Peu m’importe d’être connu comme « l’homme qui a redécouvert Jakuchû », ou quoi que ce soit du même genre. C’est la beauté des peintures qui m’importe.

—— Qu’est-ce que vous cherchez dans une œuvre d’art ?

Joe  Pour regarder une peinture, on peut par exemple prendre le plus de recul possible, puis s’approcher doucement. Si elle s’améliore à mesure que vous vous approchez, c’est en général que c’est une bonne peinture. Si je vois l’habileté du peintre, même si la peinture n’est pas particulièrement belle, je demande au marchand d’éteindre cette fichue lumière ! Ils me répondent toujours : « Oh, c’est impossible ! Le bâtiment est trop vieux, on n’a pas de variateurs ». Je leur dis : « Je ne veux pas l’atténuer, je veux la couper ! » Si la peinture se met soudain à vivre quand la lumière s’éteint, c’est une garantie. Je ne sais pas combien de tableaux je n’aurais jamais acquis s’ils n’avaient pas éteint la lumière. Sans lumière, on voit mieux.

(Interview enregistrée le 4 novembre 2012.)

Exposition Jakuchû est là

Miyagi (Sendai) 1er mars – 6 mai, Musée de la ville de Sendai
Iwate 18 mai – 15 juillet, Musée d’art d’Iwate
Fukushima 27 juillet – 23 septembre, Musée d’art départemental de Fukushima

 

Commentaires de Joe Price sur deux panneaux peints figurant dans la prochaine exposition

Jakuchû : Fleurs, arbres, animaux : La vie (panneau en mosaïque avec oiseaux, animaux, fleurs et arbres)

Si vous passez devant ce panneau, dans l’éclairage approprié, les couleurs changent sur les animaux et les oiseaux. Jakuchû a mis au point un procédé basé sur l’utilisation de peinture brillante et mate côte à côte sur la même œuvre. La peinture brillante émet une lumière réflective. Lorsque vous êtes directement en face et que la lumière arrive horizontalement, elle rebondit droit vers vous. Mais si vous vous décalez sur le côté, vous ne la voyez plus. La peinture mate diffuse la lumière. Vous la voyez partout. Ainsi, à mesure que vous passez devant la peinture, les animaux prennent une apparence quasiment soyeuse Le Musée métropolitain nous a envoyé son expert en chef muni de caméras microscopiques, et il a agrandi les images de façon à ce qu’on puisse distinguer les endroits brillants des endroits mates. À l’évidence, c’est en connaissance de cause que Jakuchû a employé ce procédé quand il a peint ce panneau — il y a 250 ans de cela !

Nagasawa Rosetsu : Éléphant blanc et taureau noir

C’est tout récemment que j’ai compris cette peinture. Il y a quarante ans que je l’ai, mais je n’avais rien remarqué. J’ai acheté il y a peu deux bergers australiens, des jumelles. Elles sont très rigolotes, et j’ai tellement appris d’elles ! Il y en a une en particulier qui est vraiment ce qu’on pourrait appeler un « personnage ». Elle contrôle l’autre et lui dit ce qu’elle doit faire. Si l’autre chienne mange un os qu’elle convoite, tout ce qu’elle a à faire, c’est de la regarder, et l’autre chienne lâche l’os et s’en va. Dans ce tableau, l’éléphant est un symbole du bouddhisme et le taureau un symbole du shintô. Lorsque vous les disposez face à face, le premier a l’air puissant, mais si vous regardez de près, vous vous apercevez que ses yeux regardent l’éléphant d’en dessous. Comme il a l’air piteux comparé au bouddhisme ! Il a fallu qu’on les expose côte à côte pour que l’évidence nous saute aux yeux.

 

On trouvera ci-dessous une sélection des principaux chefs-d’œuvre de l’exposition « Jakuchû est là ».

Photographies, avec l’aimable autorisation de la ©Collection Etsuko et Joe Price.


Goshun/Matsumura Keibun, « Fantômes sous les saules »


Suzuki Kiitsu, « Paravent avec vol de grues » (panneau de gauche)


Suzuki Kiitsu, « Paravent avec vol de grues » (panneau de droite)


Katsu Jagyoku, « Paravent avec lapin, prune et corbeau dans la neige » (panneau de gauche)


Katsu Jagyoku, « Paravent avec lapin, prune et corbeau dans la neige » (panneau de droite)


Sakai Hôitsu, « Oiseaux et fleurs des douze mois de l’année » (troisième mois)


Sakai Hôitsu, « Oiseaux et fleurs des douze mois de l’année » (dixième mois)


Suzuki Kiitsu, « Coquillages »


Nagasawa Rosetsu, « Paravent avec pivoines et paon »


Isoda Koryûsai, « Beauté dans la neige »


Itô Jakuchû, « Tigre »


Itô Jakuchû, « Roseaux et canards mandarins dans la neige »


Itô Jakuchû, « Deux volatiles avec hortensias »


Itô Jakuchû, « vignes »


Itô Jakuchû, « Poupées Fushimi »

(*1) ^  Peintre du milieu de l’époque d’Edo (1716-1800), issu d’une famille de négociants de Tokyo. On lui doit de nombreux chefs-d’œuvre qui figurent parmi les plus grands trésors de l’art japonais.

(*2) ^ L’un des maîtres de l’architecture du XXe siècle. Frank Llyod Wright (1867-1959) doit sa célébrité à des édifices comme le Musée Guggenheim de New York. Au Japon, son bâtiment le plus connu était l’Hôtel impérial de Tokyo, entre temps démoli. C’était aussi un collectionneur averti de gravures sur bois.

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