Deux patries : Taïwan et le Japon

Vie quotidienne

On appelle Wansei les Japonais nés à Taïwan lorsque l’île était sous domination japonaise et rapatriés au Japon après la guerre. Okabe Shigeru, qui a vécu à Taipei jusqu’à l’âge de 28 ans, évoque pour nous le Taïwan de l’époque, notamment le bombardement de Taipei il y a 70 ans, et sa vie sur place puis au Japon.

Okabe Shigeru OKABE Shigeru

Né en 1918 à Taipei, dans Taïwan sous domination japonaise. Après des études au collège no 1 de Taipei (aujourd’hui lycée municipal Jianguo de Taipei), il intègre l’imprimerie familiale. En 1945, juste avant la fin de la guerre, il est appelé sous les drapeaux avec les autres jeunes Taïwanais de son quartier. Après-guerre, son patrimoine confisqué par le gouvernement de la République de Chine, il est enrôlé pour transmettre son savoir-faire jusqu’en décembre 1946. Il quitte alors Taïwan et arrive au port de Sasebo dans les premiers jours de 1947, puis s’installe à Maebashi dans la préfecture de Gunma. La même année, une imprimerie de Maebashi l’embauche ; il y travaillera cinquante ans, jusqu’en mars 1997. Il a ensuite travaillé au sein de l’imprimerie fondée par son fils aîné, jusqu’en 2014.

Le 31 mai 1945, alors que la Seconde Guerre mondiale touche à sa fin, la ville de Taipei, sous domination japonaise, est la cible d’un bombardement des forces alliées. Avec le temps, les témoins de ce bombardement sont de plus en plus rares, même à Taïwan. Un vieil homme de Maebashi, dans la préfecture de Gunma, se souvient parfaitement de cet épisode. Il s’agit d’Okabe Shigeru (97 ans), un Wansei, c’est-à-dire un Japonais qui est né et a grandi à Taïwan avant-guerre. Sa vie, émaillée de péripéties inimaginables dans le Japon d’aujourd’hui, incite à se pencher sur les relations entre le Japon et Taïwan pendant et après la guerre.

Souvenirs de la première patrie, Taïwan

——Parlez-nous de votre vie à Taipei.

OKABE SHIGERU

Je suis né à Taipei en 1918, dans le nouveau quartier résidentiel de Taishô. À l’époque, mon père travaillait dans la construction et nous vivions dans ce que nous appellerions aujourd’hui une maison témoin. C’était une maison superbe, avec l’eau courante et le tout-à-l’égout, un plancher en liège et non en tatamis, un peu surélevé en prévision des typhons et autres inondations, et aussi des toilettes avec une chasse d’eau, et des placards.

Lorsque j’ai terminé le collège, nous avons emménagé dans l’enceinte de l’imprimerie Okabe tenue par mon père ; à l’origine, c’était le dortoir de l’École impériale de médecine de Taipei, et il y avait un ring de sumo et un terrain de tennis. Le quartier était habité par des gens de la haute société, avec le consulat américain tout proche.

L’imprimerie Okabe à l’époque. (Photo fournie par Okabe Shigeru)

Plan du domicile des élèves ayant fréquenté l’école primaire Kensei (l’actuel college Jian Cheng) aux alentours de 1930-1945. (Plan réalisé par Tokumaru Satsurô, 15e promotion)

Pour aller au collège, qui était un peu éloigné de la maison, je prenais mon vélo. Les garçons et les filles n’étaient pas autorisés à marcher ensemble, ce qui serait impensable aujourd’hui. Les garçons ne passaient jamais devant l’école de filles qui se trouvait sur le chemin du collège pour garçons, nous faisions un détour exprès. À l’école primaire aussi, il y avait une entrée pour les filles et une autre pour les garçons, et les classes n’étaient pas mixtes, c’était comme ça à l’époque.

En 1931, l’École d’agriculture de Kagi (l’actuelle Université Chiayi) a participé au championnat national de baseball collégien (actuel championnat de baseball lycéen) et l’équipe, formée de Japonais, de Chinois et d’autochtones, est allée jusqu’en demi-finales. J’ai assisté à la finale des éliminatoires à Taipei. Je me souviens très bien du vent de folie qui soufflait à ce moment sur Taïwan. Pour les matches qui se déroulaient au Japon, au stade Koshien, le coiffeur du quartier affichait en vitrine les scores entendus à la radio, pour que tout le monde soit au courant.

Bloqué à Taïwan après la guerre

——Après-guerre, votre patrimoine a été confisqué par le gouvernement de la République de Chine, et vous avez été enrôlé pour transmettre votre savoir-faire en matière d’imprimerie. Pourquoi ? Et comment a débuté votre vie au Japon ?

OKABE

Quasiment tous les Japonais ont été rapatriés après la guerre, mais nous étions imprimeurs ; comme le gouvernement souhaitait que nous partions après avoir transmis notre savoir-faire aux Taïwanais, nous sommes restés un certain temps. Nous avons été embauchés par l’entreprise qui nous avait été confisquée, dont nous sommes devenus salariés.

Photo-souvenir avec les employés lors du départ. (Photo fournie par Okabe Shigeru)

En décembre 1946, notre ordre de départ a enfin été émis, et nous avons embarqué au port de Keelung à bord d’un navire à destination du Japon. Lors des premiers rapatriements, chacun n’avait droit qu’à une valise par personne, mais lorsque nous sommes partis, nous avions droit à quatre valises chacun. Le navire était un cargo, il n’y avait pas de cabines et nous dormions entassés tous ensemble. Au départ de Keelung, la mer était agitée, il était impossible de manger quoi que ce soit. Trois jours plus tard, au Jour de l’An, nous sommes arrivés à Sasebo, au Sud-Est du pays dans l’ile de Kyûshû.

À Sasebo, nous avons pris le train pour Shinagawa, à Tokyo, mais à nous six nous avions 24 valises et il nous a fallu environ trois jours pour rallier Shinagawa. Ensuite, nous sommes allés à Maebashi, que je ne connaissais que de nom.

Le centre-ville de Maebashi aussi avait été bombardé, mais il restait une imprimerie. Lorsque j’ai dit que j’arrivais à peine de Taïwan et que je n’avais pas de travail, par chance, ils m’ont tout de suite embauché. Alors que les matériaux manquaient dans l’immédiat après-guerre, l’entreprise nous a même construit une maison. Je figure parmi les rapatriés qui ont vraiment eu de la chance.

L’imprimerie Jômai, la seule à subsister à Maebashi, s’est rapidement développée ; nous étions une vingtaine d’employés quand j’ai commencé, et plus du double à mon départ en retraite. Pendant cinquante ans, je suis arrivé au travail une heure en avance et je suis reparti le dernier. J’ai travaillé jusqu’à l’âge de 80 ans. Pendant tout ce temps, le patron a changé trois fois. Je suis profondément reconnaissant à cette entreprise qui non seulement m’a embauché à mon arrivée, mais m’a aussi permis de travailler longtemps.

Une vie d’imprimeur

——Vous étiez déjà imprimeur à Taïwan, et vous l’êtes resté après-guerre, au Japon.

OKABE

Au cours de ma dernière année d’école primaire, mon père s’est lancé dans l’imprimerie, il faisait de l’impression offset, ce qui était rare à l’époque. Cette technique était recherchée à Taïwan après-guerre, et elle nous a aussi servi après notre installation à Maebashi.

Avec sa petite-fille, Chie.

À Taipei, j’imprimais des livres spécialisés comportant de nombreuses illustrations et des manuels scolaires, des cartes postales et des timbres ; vers la fin de la guerre, j’ai aussi imprimé de l’argent, des billets émis par la banque de Taïwan pour remplacer ceux de la banque du Japon qui ne nous étaient plus livrés. Après-guerre, quand on m’a enrôlé, j’ai imprimé beaucoup de portraits de Sun Yat-sen et de Tchang Kaï-chek que les Taïwanais installaient chez eux.

À l’imprimerie Jômai, en plus de mon activité d’imprimeur, j’ai aussi beaucoup enseigné ; l’administration, entre autres, me chargeait d’animer des examens et des séminaires sur les techniques d’impression. Après, comme mon fils aussi était dans l’imprimerie, j’ai intégré son entreprise, où j’ai continué à travailler. J’ai été imprimeur toute ma vie.

La fin de la guerre en compagnie des soldats taïwanais

——Parlez-nous de votre expérience de la guerre.

OKABE

Quand le conflit s’est durci, j’avais déjà plus de 25 ans et je n’ai été mobilisé que dans les derniers mois de la guerre, en février. Je n’ai quasiment pas participé aux combats.

Dans mon bataillon, il n’y avait pratiquement que des Taïwanais dans leur vingtaine, et quelques Japonais comme moi. Nous étions une vingtaine en tout, c’était un petit bataillon. Nous n’avions que deux fusils et, pour être honnête, au début, nous ne comprenions pas pourquoi nous avions été mobilisés. Au bout d’un moment, avec d’autres bataillons, nous sommes partis pour les montagnes du sud-est de Taipei. À ce moment-là, nous portions non pas des fusils mais des scies et des pelles, nous ne devions pas tellement avoir l’air d’une armée.

On dit souvent que les soldats arrivés de Chine à Taïwan après la guerre étaient dépenaillés, qu’ils portaient sur le dos une marmite et un parapluie. Mais à vrai dire, la situation était la même pour l’armée japonaise mobilisée, comme nous, dans les derniers moments de la guerre. Quand je vois des photos d’époque de l’armée du Kuomintang, je me souviens que nous étions pareils, nous n’avions rien à leur envier.

L’autre bataillon taïwanais dont je me souviens, c’est celui des autochtones. Peut-être parce qu’ils avaient l’habitude de vivre dans les montagnes, ils se sont battus très courageusement sur le front du sud.

Le bombardement de Taipei

——Le 31 mai 2015 marquait le 70e anniversaire du bombardement de Taipei. Que s’est-il passé, à l’époque ?

OKABE

Jusqu’alors, il y avait eu de petits bombardements, mais celui-là était vraiment terrible. À l’époque, comme nous étions en temps de guerre, les quatre imprimeries de Taipei, y compris la nôtre, avaient été fusionnées. Nous avions été baptisés « usine numéro 2 ». Ce jour-là, à 9 heures, nous étions rassemblés au siège, près du palais du gouverneur (l’actuel palais présidentiel) pour une réunion matinale. Au bout d’un moment, les sirènes ont signalé l’approche des bombardiers ; nous nous sommes immédiatement séparés et je suis rentré chez moi. Une énorme bombe est tombée sur le siège de l’entreprise. L’encre a pris feu, provoquant un incendie dans lequel plusieurs personnes sont mortes.

Après, j’ai entendu dire que les bombardiers étaient venus des Philippines. Ils transportaient de grosses bombes. La flotte était nombreuse, et chaque appareil larguait seulement quelques bombes. Les cibles étaient le palais du gouverneur, le quartier-général, les régiments, et certaines écoles susceptibles d’abriter des militaires aussi. Mon ancien collège en faisait partie.

Les cibles du bombardement de Taipei. (Plan fourni par Okabe Shigeru)

À ce moment-là, les jeunes Japonais avaient presque tous été mobilisés ; je faisais partie d’une équipe de pompiers composée de jeunes Taïwanais et j’ai aidé à circonscrire les incendies dans les bâtiments bombardés. La famille et des proches de ma femme ont hélas péri dans ces bombardements.

L’un des symboles du Taïwan d’alors, l’hôtel des chemins de fer de Taïwan, situé en face de la gare de Taipei, a été rasé ce jour-là. J’ai réalisé à quel point les bombes étaient destructrices. Le palais du gouverneur et sa tour symbolique ont survécu, mais l’incendie a duré deux jours. Les conduites d’eau avaient explosé et la pression d’eau était insuffisante pour éteindre les flammes.

Mais dans les quartiers résidentiels où vivaient de nombreux Taïwanais, il n’y avait que peu de dégâts, semble-t-il.

Retrouvailles à Taïwan

——Quand êtes-vous retourné à Taïwan ?

OKABE

En 1978, 32 ans après mon départ. Grâce à un voyage organisé par mon employeur. Jusque-là, aller à Taïwan était assez compliqué et je n’avais eu ni l’occasion ni la possibilité de m’y rendre. Après, j’y suis retourné tous les deux ou trois ans, pour participer aux rencontres avec les anciens de mon école.

Dans l’école primaire que je fréquentais, nous étions une cinquantaine par classe, avec 10 % de Taïwanais. Les anciens élèves taïwanais viennent nous rendre visite au Japon et nous allons les voir à Taïwan.

Au début, nous avions tous été rapatriés à des dates différentes et nous ne savions pas comment reprendre contact, nous n’avions guère la tête à cela, non plus. Les Japonais avaient vu leur vie basculer, et les Taïwanais qui avaient fréquenté les écoles majoritairement japonaises ont connu des difficultés après-guerre, sous la République de Chine.

Mais nous avons surmonté tout cela et organisé des retrouvailles qui durent aujourd’hui encore. Quand nous allons à Taïwan, nous nous promenons tôt le matin dans le quartier où nous avons vécu autrefois, près de l’école aussi, à la recherche d’images du passé. Mon ancienne école est devenue un musée d’art moderne, un bâtiment classé au patrimoine municipal de Taipei.

Visite de courtoise à l’ancien président Chen Shui-bian et au président Ma Ying-jeou. (Photo fournie par Okabe Shigeru)

Trois sœurs : de gauche à droite, Mitsuko (103 ans), Akiko (101 ans) et Teruko (99 ans). (Photo fournie par Okabe Shigeru)

Ma dernière visite à Taïwan remonte à l’année dernière, et la suivante est prévue l’année prochaine, pour mes 98 ans. Mon objectif est d’y retourner quand j’aurai 101 ans pour gravir la tour Taipei 101. J’ai trois sœurs aînées, dont la plus âgée a 103 ans, et qui sont toutes en forme. Quand j’aurais 100 ans, à nous quatre nous totaliserons plus de 400 années. Nous avons encore de beaux jours devant nous !

(Adapté d’un orginal en japonais paru le 13 juillet 2015.)

À nos lecteurs
Nous avons appris avec tristesse le décès de M. Okabe le 1er février, quelques jours avant la publication de cet article. Nous le dédions à sa mémoire.

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