Redonner aux enfants le droit de vivre avec leurs familles

Société Vie quotidienne

Doi Kanae a ouvert à Tokyo en 2009 l’unique bureau en Asie de Human Rights Watch (HRW), l’organisation internationale de défense des droits de l’homme. Elle nous en présente les activités autour de la campagne lancée par HRW Tokyo sur les violations des droits des enfants vivant en institutions.

Doi Kanae DOI Kanae

Née en 1975 dans la préfecture de Kanagawa, elle étudie le droit à l’Université de Tokyo et réussit pendant ses études le concours de la magistrature. Au cours de sa dernière année là-bas, elle participe aux activités de l’ONG Peace Boat et s’occupe en tant que bénévole de l’établissement d’une législation en Érythrée. À partir de 2000, elle exerce comme avocate au Japon et s’occupe de la défense des réfugiés afghans. De 2005 à 2006, elle étudie à l’Université de New York où elle obtient un master de droit international. Elle est ensuite admise au barreau de l’État de New York et travaille jusqu’en 2007 au siège mondial de HRW à New York en tant que fellow. En 2009, elle crée à Tokyo le bureau de HRW. Elle se consacre à la protection des droits de l’homme dans le monde en conduisant des enquêtes sur leurs violations à ceux-ci dans la région Asie ou encore en faisant des propositions de politiques.

Pour les enfants privés du droit de rêver

Doi Kanae au bureau de HRW à Tokyo

Vingt collectivités territoriales japonaises et treize groupes de la société civile ont créé le 4 avril 2016 la Conférence pour la promotion de l’éducation familiale des enfants, dans le but de promouvoir le placement familial et l’adoption des enfants qui ne peuvent vivre avec leurs parents pour diverses raisons (maltraitance et autres) pour leur permettre de grandir dans un cadre familial. Doi Kanae, la directrice du bureau de Tokyo de HRW, est l’une des instigatrices de cette initiative qui vise à assurer la fin de l’institutionnalisation des enfants retirés à leurs familles et leur retour à un cadre familial.

ONG de protection des droits de l’homme basée à New York, HRW a des branches dans 90 pays. Ses quelques 400 employés enquêtent dans le monde entier sur les atteintes aux droits de l’homme et ses bureaux locaux mènent des activités de lobbying, proposent des politiques et font pression sur les gouvernements du monde entier pour mettre fin aux abus.

Les rapports d’enquête de HRW sont rédigés par des experts en anglais puis traduits en japonais

Le bureau de Tokyo de HRW créé en avril 2009 est le seul en Asie. La première initiative qu’il a lancée est un rapport intitulé : « Without dreams : des enfants placés dans des institutions au Japon », sur la situation des enfants retirés à leurs familles qui vivent essentiellement en institution.

« HRW a produit en 1995 un rapport sur les droits de l’homme dans les prisons japonaises, et en 2000 sur la traite des êtres humains. Cette nouvelle enquête a pour objet une question interne au Japon, et c’est la première que nous lançons depuis presque dix ans », explique Mme Doi.

Un manque de conscience du problème posé par l’éducation en institution

Pourquoi avoir choisi les enfants vivant en institution ? Il y a deux principales raisons à cela.

« Premièrement, la gravité du problème. La situation des enfants qui bénéficient de l’aide sociale à l’enfance est une des rares questions particulièrement inquiétantes au Japon. Alors que dans beaucoup de pays on met l’accent aujourd’hui sur l’éducation dans un cadre familial, près de 90 % des enfants placés au Japon le sont en institutions. »

L’aide sociale à l’enfance est le dispositif par lequel les enfants qui ne peuvent plus vivre avec leurs parents pour diverses raisons (maltraitance, difficultés à assurer leur éducation, ou maladie), sont placés sous la protection de la société qui assure leur éducation. Au Japon, la majorité des quelque 40 000 enfants qui en bénéficient vivent en institutions, foyers éducatifs ou pouponnières.

« Deuxièmement, le peu d’intérêt de la société japonaise pour cette question. On plaint les enfants placés en institutions, mais on n’a pas conscience des problèmes posés par la vie en collectivité. Même lorsqu’on fait remarquer que ces institutions violent les traités internationaux, personne ne critique le gouvernement à ce sujet. »

La Convention relative aux droits de l’enfant des Nations unies stipule que l’institutionnalisation dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance ne doit se faire que si nécessaire, et qu’elle doit être une mesure de dernier recours. Étant donné que le Japon est très en retard dans le domaine des dispositifs comme les familles d’accueil ou les adoptions spéciales, le Comité des droits de l’enfant lui a fait des recommandations relatives aux violations des droits des enfants, ce que très peu de gens au Japon savent.

Les droits des parents privilégiés au Japon

L’enquête par interviews qui a abouti au rapport « Without dreams : des enfants placés dans des institutions au Japon » a été réalisée sur une période de plus de deux ans, de décembre 2011 à février 2014, et elle s’est aussi intéressée au sort des enfants qui ont perdu leurs parents dans le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon en mars 2011. La majorité de ces 241 orphelins ont été recueillis par des parents qui reçoivent des aides publiques et privées. Mais la situation des quelque 40 000 enfants qui vivent dans des institutions à travers tout le pays reste peu connue.

« Avec une adoption, le gouvernement n’a pas besoin de dépenser de l’argent, et les familles d’accueil coûtent aussi moins cher à la collectivité que le placement en institution qui est bien plus coûteux en raison des frais de personnel. Par ailleurs le taux d’accès à l’enseignement supérieur des enfants pris en charge dans les institutions est faible, et l’on dit que par la suite, ils ont plus de risques de devenir SDF. Je trouvais étrange cette tendance à privilégier ces institutions qui dure tant d’années après la guerre, car il ne fait aucune doute que ce n’est pas une politique rationnelle. »

Mme Doi mentionne ensuite les « trois raisons mises au jour par l’enquête » dans une critique cinglante des systèmes, des droits et de l’exécutif.

« Tout d’abord, le fait qu’au Japon, l’intérêt des parents passe avant celui des enfants. De nombreux parents qui ne peuvent pas s’occuper de leurs enfants ne veulent pas qu’ils se prennent d’affection pour d’autres personnes. Si ces parents disent qu’ils veulent que leurs enfants soient placés en institution, ils le seront. Il est difficile, dans le cadre législatif actuel de passer outre ce désir qui peut pourtant être qualifié d’abus du droit parental. Deuxièmement, il y a la résistance des responsables de ces institutions. Comme ces institutions sont financées par les subventions publiques, elles ont besoin d’enfants pour continuer à exister. Leurs gestionnaires privilégient leur continuation aux dépens du bien-être des enfants. Enfin, il y a la paresse de l’exécutif et des politiques. Avec des familles d’accueil, il faut veiller à ce que les familles soient adaptées aux enfants qu’elles reçoivent, et il faut aussi assurer un suivi. Mettre les enfants en institution est plus simple et la responsabilité est moindre. Les centres d’accueil pour les parents manquent en outre de personnel. »

Mme Doi répond volontiers aux demandes d’interviews dans le but d’attirer l’attention de l’opinion publique sur le lobbying qu’elle mène depuis deux ans auprès du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, ainsi que des politiciens.

Rendre lisible les droits des enfants par une révision de la loi sur la protection de l’enfance

Son objectif est une révision de la loi sur la protection de l’enfance. Les efforts de Mme Doi ont porté leurs fruits : Shiozaki Yasuhisa, le ministre de la Santé, du Travail et des Affaires sociales est devenu un partisan enthousiaste du placement des enfants dans un cadre familial. À la fin du mois de mars  2016, à l’initiative de son ministère, le gouvernement a approuvé en conseil des ministres un projet de loi réformant la protection de l’enfance, qui va être soumis au Parlement. La nouvelle loi établira explicitement pour la première fois que les enfants ont des droits, conformément à la Convention relative aux droits de l’enfant. Dans le cas où les parents ne pourraient élever leurs enfants, elle stipulera que la règle est qu’ils soient élevés dans un cadre familial, par l’adoption ou le placement familial. Le placement en institution ne sera autorisé que dans les cas où cela n’est pas approprié, mais même dans ce cas, la loi précisera qu’il faut garantir dans la limite du possible un environnement familial de bonne qualité. Ce texte de loi va changer radicalement la forme de la protection sociale au Japon, mais Mme Doi explique que la prochaine étape clé sera la manière dont la loi sera appliquée et les moyens de contrecarrer les efforts pour la vider de son sens.

« Le Japon qui est en retard de 30 ans sur le reste du monde parce qu’il ne considère pas que les enfants sont porteurs de droits, est enfin prêt à faire changer les choses. »

Aujourd’hui, elle milite en faveur de la fermeture de toutes les pouponnières. « L’existence de pouponnières qui appartiennent au passé dans de nombreux pays étonne dans le reste du monde. Au Japon, elles sont endémiques parce que la société les considère de manière erronée comme une bonne chose, et parce que leurs gestionnaires opposent une vive résistance. Puisque les enfants ne peuvent pas se plaindre, la situation ne changera pas tant que quelqu’un n’argumentera pas logiquement à leur sujet. Je voudrais que les bâtiments des pouponnières et leur personnel soient utilisés de manière utile, par exemple en devenant des lieux offrant une assistance éducative ou un soutien aux familles d’accueil, des services dont la société a vraiment besoin. »

Les droits de l’homme et les libertés, une priorité basse pour la diplomatie japonaise

Le bureau de Tokyo de Human Rights Watch emploie six permanents, assistés par des bénévoles et des stagiaires, pour un total d’environ dix personnes. Le personnel appartient aux différents départements de HRW, dont les responsables, explique Mme Doi, sont à l’étranger.

Le personnel de HRW travaille en liaison avec les autres branches partout dans le monde.

En tant que responsable du bureau de Tokyo, Mme Doi s’occupe de lobbying. « Je cherche à pousser le ministère japonais des Affaires étrangères à faire pression sur les pays qui violent les droits de l’homme », explique-t-elle. Cela devrait être compatible avec les orientations fondamentales du gouvernement de M. Abe qui affirme poursuivre une diplomatie basée sur les valeurs et la primauté du droit, mais elle ajoute : « C’est dommage, mais le Japon se limite trop souvent à prodiguer des encouragements en ce sens, et le respect des droits de l’homme et des libertés demeurent une priorité basse dans sa politique étrangère. »

Comme elle ne peut guère attendre de soutiens externes pour faire pression sur le Japon à ses problèmes internes, elle n’a d’autre choix que de faire changer les choses de l’intérieur en éveillant l’attention de l’opinion publique.

L’idée de donner gagne de terrain depuis le Grand tremblement de terre de l’Est du Japon

Mme Doi se consacre à deux principales activités, d’une part le plaidoyer auprès des politiciens et des bureaucrates, la communication d’informations aux médias et l’organisation de symposiums pour éveiller la conscience du public, et d’autre part la levée de fonds.

HRW ne reçoit aucun financement public et fonctionne exclusivement grâce aux dons de particuliers et de fondations. Sa principale source de revenus est le dîner caritatif annuel qui vise les classes fortunées. Mme Doi se souvient de l’étonnement qu’elle a ressenti devant son ampleur la première fois qu’elle y a assisté au siège de New York. Là-bas, le prix d’une place est au minimum de cent mille yens et va jusqu’à dix millions de yens. Elle a immédiatement eu envie de reproduire cela au Japon qui n’a pas encore la culture du don, et elle a commencé à le faire en débutant avec un plus petit format qu’elle fait graduellement grandir.

Depuis le séisme de 2011, la culture de la donation a gagné du terrain au Japon qui s’est doté d’une fiscalité qui leur est favorable, et l’environnement est aujourd’hui plus propice à ce genre de financement. Les billets pour le dîner caritatif qui a eu lieu en avril 2016 se sont vendus très vite.

« En Asie, à part le Japon, il n’y a presque pas de pays où l’on peut récolter de l’argent pour financer la protection des droits de l’homme. En Chine par exemple, le personnel de HRW n’est même pas libre de ses mouvements. Nous n’avons bien sûr aucun bureau là-bas, et nous devons agir clandestinement. Dans certains pays, nos activités nous exposent à des chantages. Au Japon, un des rares pays démocratiques d’Asie, il arrive que nous soyons ignorés quand nous plaidons pour la protection des droits de l’homme, mais nous ne risquons pas d’être attaqués. »

Mme Doi fait quotidiennement face à des difficultés, notamment autour du problème posé par l’institutionnalisation de la protection de l’enfance, un thème qui n’a pas encore une très grande visibilité auprès du public, mais c’est à ses yeux un des attraits de son travail.

« Comment faire bouger le gouvernement ? La communication est le seul outil dont nous disposons dans notre combat. Nous enquêtons, nous vérifions, et nous proposons des mesures. Ce n’est pas facile de changer la réalité en faisant bouger l’opinion quand nous sommes confrontés à des résistances. Mais je trouve gratifiant le processus par lequel nous faisons pression sur le gouvernement en utilisant la force de l’information, la tactique et les connaissances pour accomplir ce qui paraît impossible. »

(Interview et texte : Itakura Kimie. Photos : Ohtani Kiyohide)

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