Savoir mettre de l’audace dans les traditions du thé : la mystérieuse alchimie des bols Raku

Culture

La famille Raku fabrique des céramiques pour le thé depuis 450 ans dans la tradition de l’esthétique wabi-cha, un style de cérémonie du thé crée par Sen no Rikyû au XVIe siècle. Raku Kichizaemon est le descendant à la 15e génération de Chôjirô (1516-1592), le fondateur de cette lignée. Nous avons profité de l’interview qu’il nous a accordée pour lui demander de nous parler de l’alchimie subtile entre tradition et création personnelle qui caractérise ses œuvres.

Raku Kichizaemon XV RAKU Kichizaemon

Né en 1949 à Kyoto. Descendant à la XIe génération de la famille de potiers Raku (plus précisément, XIVe du nom Kichizaemon après le fondateur Chôjirô). Directeur et président du conseil d’administration du Raku Museum de Kyoto. Titulaire d’un diplôme du département de sculpture de l’Université des arts de Tokyo, obtenu en 1973. A ensuite étudié pendant deux ans à l’Academia delle Belle Arti de Rome. En 1981, il est devenu l’héritier en titre de la famille Raku, sous le nom de Raku Kichizaemon XV. Lauréat de nombreux prix dont la médaille d’or de l’Association de la céramique japonaise (Nihon tôji kyôkai, 1991). Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres français (2000). En 2007, il a conçu une salle d’exposition et un pavillon de thé pour le Sagawa Museum à Moriyama, dans la préfecture de Shiga. Auteur de nombreux ouvrages dont Chawan ya (éd. Tankôsha, 2011), Raku : A Legacy of Japanese Tea Ceramics (écrit en collaboration avec son fils Raku Atsundo, éd. Seigensha, 2015) et Raku Kichizaemon (Raku Museum, 1994).

Un jeune homme en conflit avec des traditions séculaires

——En tant que fils aîné de la famille Raku, vous êtes l’héritier de la 15e génération du maître potier Chôjirô qui vivait à l’époque de Sen no Rikyû, le fondateur de la voie du thé (chanoyu). Parlez-nous de vos sentiments à propos de votre mission de perpétuer une histoire et des traditions aussi importantes.

RAKU KICHIZAEMON J’ai eu du mal à me faire à l’idée que ma mission en tant qu’héritier de la famille Raku devait passer avant tout le reste. Quand j’étais jeune, j’avais un esprit particulièrement rebelle. Je m’étais dit que si je trouvais une voie plus attirante, je la suivrais, et que si je me décidais à accepter l’héritage familial, il faudrait que ce soit un choix que j’assume pleinement. Je n’avais absolument rien contre le chanoyu, mais lorsqu’il y avait des réunions de thé (chakai) à la maison, je me tenais complètement à l’écart et je ne participais même pas pour aider. Je craignais de perdre mon identité, de me faire manipuler ou de devenir le prisonnier de ma propre image en me rapprochant trop de ce monde. J’étais réticent non seulement vis-à-vis de la cérémonie du thé mais aussi de la culture classique japonaise dans son ensemble. C’est pourquoi, par exemple, je n’allais jamais voir de spectacles traditionnels comme le théâtre nô.

Raku Kichizaemon XV, Nekowaride, bol Raku noir de style yakinuki. Un des bols à thé préférés du maître potier, cassé par un chat errant entré furtivement dans son atelier. Il a été réparé par son épouse Fujiko avec la technique dite gintsugi (littéralement « jointure à l’argent »), en utilisant un mélange de laque et d’argent. Ce bol magnifiquement restauré fait partie des trésors que la famille Raku garde jalousement et qu’elle ne montre qu’à des hôtes très proches. Les traces laissées par un usage répété à l’intérieur et à l’extérieur des chawan sont très appréciées par les pratiquants de la voie du thé.

——À l’Université des beaux-arts de Tokyo, vous vous êtes spécialisé non pas dans la céramique mais dans la sculpture.

RAKU C’est exact. Et après l’obtention de mon diplôme, je suis allé en Italie où j’ai étudié pendant deux ans à l’Academia delle Belle Arti de Rome. À l’époque, j’étais rempli de doutes et je n’arrêtais pas de me poser des questions : « Qu’est-ce que l’expression artistique ? Qu’est-ce que l’expression de soi ? » Tant et si bien que pendant une longue période, je n’ai absolument rien créé. Je trouvais bien entendu les œuvres de Michel-Ange et l’art italien en général tout à fait magnifiques. Mais dans cette tradition, la sculpture et la peinture relèvent pratiquement à 100 % de l’expression personnelle et au fond de moi-même, je me demandais si j’avais envie de suivre cette voie. J’ai traversé une période difficile pendant laquelle je n’ai rien pu produire.

——De quelle manière avez-vous alors décidé de continuer la tradition familiale de la céramique du thé ?

RAKU Grâce à mon séjour prolongé à l’étranger. J’ai côtoyé simultanément deux cultures et j’ai perçu les choses comme les Occidentaux tout en découvrant ce qu’il y avait de typiquement japonais en moi. Dans le cadre de cette expérience, j’ai fait la connaissance de la spécialiste de la voie du thé Nojiri Michiko. Elle m’a plus ou moins forcé à assister à l’un de ses cours sur la cérémonie du thé, à Rome. Aucun de ses élèves n’était japonais. Mais tous avaient rencontré la voie du thé à un moment donné de leur vie et ils s’y étaient investis avec le plus grand sérieux. En les observant, les écailles me sont tombées des yeux. L’armure dont je m’étais doté pour me protéger contre le chanoyu avait entièrement disparu… J’ai alors commencé à suivre les cours, qui étaient bien entendu donné en italien.

C’est alors que j’ai ressenti pour la première fois la subtile sensation que procure le contact avec un bol à thé (chawan). Quand un chawan provoque une délicate impression de chaleur dans le creux de la main de celui qui le tient pour la première fois, on peut dire qu’il a rempli sa mission primordiale, à savoir toucher la corde la plus sensible du cœur humain. Je me suis dit que dans ce contexte, cela valait la peine de produire des œuvres exprimant ce qu’il y avait de plus profond en moi. La chaleur qui émane des chawan tient à ce que ce sont des objets destinés à être utilisés par d’autres personnes. Je me suis rendu compte que l’enjeu n’est pas d’exprimer son ego et sa personnalité mais de créer et de développer un lien avec les hommes et le monde.

Un dialogue naturel entre la terre et les mains

——La chaleur qui émane des chawan Raku semble tenir au fait que, contrairement aux autres bols à thé, ils sont façonnés entièrement à la main sans le recours à un tour de potier.

RAKU Dans l’esthétique de Sen no Rikyû, l’interaction avec les matériaux est très directe, sans que rien ne vienne s’interposer. C’est ainsi que la terre utilisée pour les murs (des pavillons de thé) est brute et qu’on évite autant que possible d’y ajouter le moindre décor. Ce principe rigoureux s’applique aussi aux objets en céramique. Du temps de Chôjirô au XVIe siècle, les poteries étaient pratiquement toutes réalisées au tour, ce qui permettait d’en fabriquer de grandes quantités. Mais avec les bols à thé de la famille Raku, les choses ont changé. On est revenu à la technique primitive du tezukune, qui consiste à façonner l’objet uniquement à la main sans utiliser de tour. Cette expression directe met en jeu les mains, les yeux et le corps tout entier. Et c’est ce qui donne aux bols Raku la chaleur et la forme délicatement arrondie caractéristiques de la main.

Chôjirô, Mozuya guro (Noir de Mozuya), bol Raku noir, époque Momoyama (1573-1603), collections du Musée d’art Raku. Cette œuvre du fondateur de la famille Raku est considérée comme particulièrement emblématique de l’esthétique dépouillée (wabi-cha) de Sen no Rikyû. Elle apparaît dans la scène du film Rikyû ni tazuneyo (« Demande à Rikyû ») de Tanaka Mitsutoshi (2013) où le grand maître du chanoyu, interprété par l’acteur de Kabuki Ichikawa Ebizô, prépare du thé juste avant de se donner la mort.
Chôjirô, Mozuya guro (Noir de Mozuya), bol Raku noir, époque Momoyama (1573-1603), collections du Musée d’art Raku. Cette œuvre du fondateur de la famille Raku est considérée comme particulièrement emblématique de l’esthétique dépouillée (wabi-cha) de Sen no Rikyû. Elle apparaît dans la scène du film Rikyû ni tazuneyo (« Demande à Rikyû ») de Tanaka Mitsutoshi (2013) où le grand maître du chanoyu, interprété par l’acteur de Kabuki Ichikawa Ebizô, prépare du thé juste avant de se donner la mort.

Le pavillon de thé Taian, qui se trouve dans l’enceinte du temple Myoki-an de Kyoto, est considéré comme la quintessence de l’esthétique du thé. Il aurait été construit en 1582 par Sen no Rikyû en personne. Cet édifice minuscule abrite en tout et pour tout deux tatamis et une petite alcôve à vocation purement décorative (tokonoma). L’espace est si réduit que lorsque le maître de thé et son hôte sont assis face à face, chacun peut sentir la respiration de l’autre. Quand un bol à thé Raku circule de main en main dans un tel environnement, c’est non seulement la boisson qu’il contient mais aussi les sentiments qui passent directement d’une personne à l’autre. On se retrouve même jusqu’à oublier l’existence du chawan en tant qu’ustensile… Le bol à thé fait à la main et la forme des mains qui le reçoivent et le font circuler ne font qu’un. C’est dans le cadre de ce type d’interaction que les bols à thé Raku donnent la pleine mesure de leurs qualités tout à fait singulières.

Les bols à thé Raku sont façonnés à la main en suivant une méthode appelée tezukune (littéralement « façonnage à la main ») qui diffère de celles couramment employées qu’il s’agisse de la poterie en colombins ou du tournage. Elle consiste en effet à presser une boule d’argile jusqu’à obtention d’un disque dont on relève ensuite progressivement le bord en lui donnant la forme d’un bol qui s’inscrit parfaitement dans la paume de la main.

Les possibilités illimitées des Raku noirs

——Est-ce que la technique du tezukune a évolué depuis l’époque de Chôjirô, son créateur ? En quoi consiste la transmission de père en fils au fil des générations dans la famille Raku ?

RAKU La technique du tezukune a toujours joué un rôle fondamental dans la poterie Raku, et elle n’a donc pas changé depuis l’époque du fondateur de notre famille. C’est elle qui permet d’obtenir des chawan aux formes aussi fascinantes. Elle se transmet de père en fils depuis Chôjirô. Mais l’inventivité et à la créativité propre à chaque individu sont deux choses que le maître potier ne peut transmettre à son héritier. Dans notre lignée, il y a deux couleurs essentielles : le noir et le rouge. Ce sont deux couleurs que Chôjirô a choisies après en avoir éliminé beaucoup d’autres et à ce titre, c’est quelque chose que nous devons respecter. Mais il existe toutes sortes de nuances de noir. Et c’est là où la créativité et la personnalité de chacun peut s’exprimer. Dans la famille Raku, il n’y a aucune transmission ni écrite ni orale concernant la façon de réaliser les glaçures (yûyaku). Il n’existe aucune recette. L’héritier de la lignée doit passer par une longue période de tâtonnements avant de trouver par lui-même comment faire pour obtenir une glaçure noire dont la couleur évoluera tout au long de sa vie. Au fil des générations, chaque maître potier crée un monde unique qui n’appartient qu’à lui, et c’est quelque chose d’important.

Une violence cachée sous une apparente sérénité

——Certaines de vos œuvres donnent une impression de violence relativement d’avant-garde…

RAKU Beaucoup de gens me disent que mes bols à thé de type yakinuki(*1) s’éloignent de la tradition et demandent en quoi ils se rattachent à l’héritage de Chôjirô. Vous n’allez peut-être pas me croire, mais au fond de moi je suis profondément lié au fondateur de notre lignée.

Raku Kichizaemon XV, Yôkoku, bol Raku noir de style yakinuki, 1989, collection privée. Le corps du bol a été tranché à la spatule en plusieurs endroits. Bien que ses méthodes diffèrent des siennes, Raku Kichizaemon se considère comme l’héritier direct de Chôjirô, le fondateur de la lignée de potiers Raku, et de l’esthétique radicale qui anime ses œuvres.
Raku Kichizaemon XV, Yôkoku, bol Raku noir de style yakinuki, 1989, collection privée. Le corps du bol a été tranché à la spatule en plusieurs endroits. Bien que ses méthodes diffèrent des siennes, Raku Kichizaemon se considère comme l’héritier direct de Chôjirô, le fondateur de la lignée de potiers Raku, et de l’esthétique radicale qui anime ses œuvres.

Les bols à thé de Chôjirô donnent une impression de grand calme (voir notre article : « Le secret du calme mystique des bols à thé Raku »). Mais leur nature profonde est par essence très intense. Il se trouve que le fondateur de la lignée Raku a poussé ses commanditaires à boire du thé dans des bols qui étaient non pas brillamment colorés et décorés comme ils le souhaitaient, mais noirs. J’ai essayé de comprendre, de m’approprier et de transmettre la violence que cachent les œuvres de Chôjirô sous leur apparente sérénité. Cette violence contenue ne tient pas à la forme, à la couleur ou à la texture du bol, mais à sa façon de remettre les choses en question dans un monde où personne ne le fait. Voilà en quoi je me sens lié avec mon ancêtre. Je pense que le monde calme et serein de la cérémonie du thé — une gorgée de thé prélevée dans un bol passé de main en main — est précisément celui où l’on réussit à créer une véritable harmonie mutuelle venue du cœur tout en restant fidèle à ses idées et à ses convictions les plus fortes.

(Interview et texte de Kawakatsu Miki. Photographies de Kawamoto Seiya. Photo de titre : Raku Kichizaemon XV, héritier de la 15e génération de la famille Raku)

(*1) ^ La technique de cuisson yakinuki a été mise au point par Raku Ichinyû IV (1640-1696), descendant de la 4e génération de Chôjiro. Elle consiste à placer les poteries directement au contact des braises ou des flammes, à l’intérieur du four. Cette méthode difficile à mettre en œuvre est rarement utilisée pour les bols à thé parce qu’elle a tendance rendre leur surface rugueuse et même douloureuse au toucher. Raku Kichizaemon XV apprécie particulièrement les effets inattendus nés de la confrontation de ses œuvres avec la puissance naturelle du feu.

artisanat thé Italie