Les jardins japonais ne mourront jamais

Société

Sano Tôemon est surtout connu pour son titre de Sakuramori, le « Protecteur des cerisiers » de nombreux lieux célèbres dans tout le pays. Il est l’actuel chef de la maison Uetoh Zôen, chargée de l’entretien des jardins de nombreux temples et sanctuaires, ainsi que ceux de particuliers ou de lotissements privés. Inquiet de la disparition progressive des jardins traditionnels et de l’essence de la culture japonaise, ce défenseur de la nature porte un regard sévère sur la société et son évolution.

Sano Tôemon SANO Tōemon

Né à Kyoto en 1928. XVIe du nom et chef actuel de la maison de jardiniers paysagistes Uetoh Zôen. Ses principales œuvres comprennent le Jardin japonais du siège de l’Unesco à Paris (1955, en collaboration avec le sculpteur Isamu Noguchi), et plus récemment, le jardin de la Maison des hôtes d'État de Kyoto (2002) et le jardin du sanctuaire Samukawa (2007). Il est l’auteur d’imposantes compilations, dont Sakura taikan (Grande anthologie des cerisiers) (éd. Shikôsha) commencée sous l’ancien chef de la maison et XIVe du nom, Kyoto no sakura (Cerisiers de Kyoto) (id.) et nombreux autres ouvrages sur les cerisiers japonais. Décoré de la Médaille Picasso par l’Unesco en 1997, et de l’ordre du Soleil Levant de 5e classe en 1999.

Protecteur des jardins à Kyoto

Au Japon, tout le monde le sait : les meilleures architectures historiques japonaises sont à Nara, mais les meilleurs jardins japonais traditionnels, eux, sont à Kyoto. En effet, si les constructions de Nara se sont transmises quasiment inchangées jusqu’à nous dans leur style hérité de la Chine, au contraire, à Kyoto, les troubles à répétition tout au long de l’histoire, les destructions et les incendies n’ont laissés que très peu de structures anciennes rééllement intactes.

En revanche, de nombreux jardins d’époques très diverses ont survécu aux flammes des différentes guerres, ou ont été conçus lors de la reconstruction de temples ou de sanctuaires. D’autres encore ont vu le jour en tant que résidences secondaires de riches propriétaires à l’époque de Meiji (1868-1912). Sano Tôemon, XVIe du nom, 90 ans, veille sur ces innombrables jardins de Kyoto. Concepteur de jardins, il est connu comme le « Protecteur des cerisiers ». Comment en est-il arrivé à suivre cette voie ?

« C’est l’ancien chef de la maison, le XIVe Sano Tôemon, qui a commencé à collecter des cerisiers, les sakura que tout le monde aime au Japon. Comme on était encore à l’ère Taishô, les transports n’étaient pas encore aussi développés que maintenant, ni les infrastructures. Mais dès qu’il entendait dire qu’il y avait un beau cerisier à tel endroit, il allait aussitôt le vérifier de ses yeux. Et qu’importe le lieu ! La passion avec laquelle il s’intéressait à ces arbres lui valait le surnom par son entourage de véritable « fou des cerisiers ». Selon les dires, cette ardeur lui venait sans doute du danger qu’il ressentait quant à la destruction de la nature japonaise.

Les cerisiers que Tôemon XIV avait rassemblés avec tant de difficultés ont été répertoriés et classés par son successeur, le XVe du nom. Et moi-même, j’ai réuni ce travail sous forme d’une anthologie qui a été publiée. Mais c’est un travail qui se poursuit toujours. Nos employés établissent les documents du moindre nouveau sakura que nous découvrons, en dessinant minutieusement le moindre pétale, la moindre étamine. »

Les études et enquêtes sur les cerisiers entamées par Tôemon XIV se poursuivent encore aujourd’hui. Le travail du « Protecteur des Cerisiers » se construit de cette accumulation inlassable de travail de terrain.

« D’une année à l’autre, un cerisier ne donne jamais des fleurs exactement de la même couleur. Si en voyant ses fleurs, les gens se contentent d’un "comme c’est beau", on oublie que le cerisier a dû œuvrer toute une année pour nous offrir ce spectacle… Pour ma part, j’aurais alors plutôt envie de lui dire "merci pour tous tes efforts".

Tout le monde adore le cerisier de la variété Somei Yoshino. Mais moi, je dis qu’on en a trop planté. On n’attache aucune importance aux insectes, ce qui a un mauvais impact sur la faune et la flore. En plantant 100 ou 200 arbres identiques, comment voulez-vous créer une harmonie dans cette uniformité ? Alors, les chenilles se mettent à pulluler, évidemment. Tout cela parce qu’on donne uniquement la priorité aux conforts des êtres humains… »

Les pépinières Uetoh Zôen produisent près de 70 espèces de cerisiers. Les connaisseurs savent où aller admirer la pleine floraison…

Né pour être près des jardins

Sano Tôemon compte plus de 70 ans de carrière comme jardinier. Ses aïeux vivaient de l’agriculture sur des terres dépendantes du temple Ninna-ji, à Kyoto. Puis, vers le milieu de l’époque d’Edo, ils ont commencé à développer une activité d’horticulteur et de pépiniériste. C’est là que le futur XVIe Tôemon est né. En tant que fils aîné, il était destiné à prendre soin des jardins.

« Dans toutes les familles, comme le père et la mère travaillaient, ce sont les grands-parents qui s’occupaient des enfants. Mon grand-père me chérissait, et peu à peu, sans m’en rendre compte, j’ai commencé à observer son travail. Et j’ai retenu. Puis l’âge venu, j’ai toujours travaillé en me rappelant de ses méthodes.

Je n’ai pas appris ce métier parce qu’il fallait que je trouve du travail. C’est juste que dans ma vie à moi, c’est ce travail-là qui m’attendait… Tout simplement ! Et c’est tout naturellement que je me suis mis à aimer ce métier. Mon grand-père et ma grand-mère m’ont bien "domestiqué", je crois (rires) ! Tellement bien qu’il ne m’est jamais venu à l’idée de contester mon labeur. »

Que ce soit devant les êtres humains, les plantes ou même les pierres, Sano Tôemon fait toujours preuve d’une attitude respectueuse. C’est pourquoi il est autant apprécié en tant que personne qu’en tant que professionnel, et jusqu’auprès des jeunes.

« À Hiroshima, j’ai eu la chance de travailler à l’aménagement d’un vaste lotissement, en collaboration avec une entreprise de paysagistes locaux. Au début, il n’était question que de planter quatre cerisiers. Or, à l’origine, la région était très riche culturellement. En particulier, c’était la région d’une tradition de théâtre rituel très ancien appelé Iwami kagura. Mais tout s’est éteint le 6 août 1945. Même si l’on ne voit plus rien maintenant, les cicatrices de la bombe atomique sont encore là, sous la surface. Le président de cette entreprise m’a dit : "Bien sûr, réaliser du profit est important, mais ce n’est pas tout. Je voudrais ressusciter la culture ancienne du kagura et de la cérémonie du thé en plein air (nodate)". Il n’en fallait pas plus pour m’enthousiasmer !

Mais au début, je lui ai fait comprendre que c’était compliqué de faire pousser des cerisiers à Hiroshima. Le sol est sableux, et ce n’est pas un terrain propice pour ces spécimens… "Il va falloir changer le sol" lui ai-je dit alors. Et pour cela, j’ai posé mes conditions : il allait falloir creuser, et enrichir le sol à l’ancienne, c’est-à-dire par enfouissement de déchets végétaux, de charbon de bois et de fagots de branchages. Puis attendre la meilleure saison pour planter les cerisiers et les bambous. Toutes mes conditions ont été acceptées. Et ils ont coopéré pendant trois ans. Car voyez-vous, plus que le savoir-faire, ce qui compte le plus dans le travail, c’est la confiance que vous avez dans vos partenaires.  Ne jamais oublier de l’entretenir et de la cultiver. C’est exactement ce que je dis aux jeunes. »

« Pour exemple, le jardin que j’ai conçu avec Isamu Noguchi pour le siège de l’Unesco à Paris n’a été rendu possible que grâce à notre solide confiance mutuelle. Mais nous n’avons jamais mélangé l’amitié et le travail…, ce qui est pour moi la clef des longues relations. »

À la recherche de l’essence de la culture japonaise perdue

Les paroles de Sano Tôemon ont souvent rapport à la profondeur de la culture japonaise. Elles résonnent comme la douleur d’un homme pour qui l’essence de cette culture est en train de se perdre.

« Dans n’importe quel pays, la culture commence par la nourriture locale. Le Japon, fondamentalement, est une culture basée sur le riz, mais ça, 70 ans après la fin de la guerre, on l’a complètement oublié… Le riz se mange avec toutes sortes d’accompagnement, et vous fabriquez un autre goût quand vous les mettez en bouche ensemble, un nouveau goût. Quelle autre culture construit ses repas comme cela ?

De nos jours, de plus en plus de gens consomment du pain au détriment du riz. Et négliger la culture du riz, c’est comme négliger notre culture japonaise, et jusqu’à ses fondements. La culture, c’est le pilier spirituel de l’être humain. Et aujourd’hui, ce pilier chancelle.

La culture japonaise est profonde et mystérieuse. Par son langage, par exemple. Nous avons trois types d’écriture : les kanji, les hiragana, les katakana. Et il existe quantité de façons d’exprimer une chose. Prenez le riz, par exemple. On peut dire ine (le riz sur pied), kome (les grains de riz), meshi (le riz cuit)… Tous ces mots se rapporte au riz mais selon les circonstances, la façon de le nommer change. Nous avons aussi énormément de mots pour désigner les couleurs. Et dans le cycle des saisons, nous avons assimilé la complexité de la nature, c’est ce qui nous a appris à être sensible aux nuances. Et cela ne concerne pas seulement les classes privilégiées. Si nous élargissons aux classes les plus populaires, la culture y est également très profonde. Mais récemment, cette culture complexe et sensible à tendance à s’uniformiser et à se simplifier. Autrement dit, on est en train de se faire dominer par la culture du blé, la culture occidentale. »

« Je ne suis pas un expert. C’est juste ce que m’apprend ma vie auprès des cerisiers. » De tels mots transcendent les générations.

Sano Tôemon n’est pas toujours tendre vis-à-vis de la culture occidentale. Comme il le dit lui-même, sa génération a vécu la guerre. Il sait ce que signifient les entrainements de futur soldat, et il a également travaillé pour le temple Ninna-ji, qui est fortement lié avec la famille impériale. Il fait alors peu de doute que des sentiments de tristesse mêlée de colère l’ont visité en voyant les changements radicaux qui se sont opérés aux Japon après la défaite.

« Tout d’abord, les maisons ont changé. L’engawa (véranda japonaise en bois) a disparu. Le fusuma et le shôji (portes coulissantes en papier épais) ont eux aussi disparu. Par conséquent, les artisans qui travaillaient dans ces domaines ont fortement diminué. Tout le monde habite dans des immeubles en étage. Les créateurs de jardins sont de moins en moins nombreux. On ne peut plus faire de jardins exactement comme dans le temps, tout simplement parce qu’on n’en conçoit pas un de la même façon si la maison est de plein pied ou à un étage… Si l’on ne se me met pas dans la tête que les choses ne sont plus les mêmes qu’autrefois, difficile de réaliser quoi que ce soit. »

Le jardin est devenu un produit industriel

« Réaliser un jardin aujourd’hui, c’est tout juste une façon de mettre du vert dans un espace. À l’origine, la maison et le jardin sont dans un rapport particulier, le rapport entre "usage" et "paysage", où la maison est « usage », et le jardin "paysage". Autrefois par exemple, toute l’eau circulait à l’extérieur de la maison. Aujourd’hui, elle circule à l’intérieur. Et puis les pièces à sol en terre ont elles aussi disparu. Il n’y a plus rien pour relier l’usage et le paysage.

On reparle de suikinkutsu (caverne d’eau musicale) ces temps-ci, semble-t-il. Mais savez-vous pourquoi cet agrément des jardins traditionnels existait, à l’origine ? Parce que les gens des classes aisées, en se lavant les mains après être passés aux toilettes installées autrefois à l’extérieur, voulaient jouir d’un petit moment de détente en écoutant le son des clochettes… C’est alors que ce système a été imaginé.

Mais aujourd’hui, le bruit du quotidien est devenu tellement important qu’il étouffe celui de la caverne musicale. Alors on y a placé des micros pour mieux entendre ce son, à l’origine naturel je vous le rappelle…un comble, vous ne trouvez pas ?

C’est comme les pruniers qu’il était autrefois souvent coutume de planter autour des toilettes. Quand vous reveniez des toilettes en plein hiver dans un froid glacial, c’est alors que le parfum des pruniers parvenant aux narines étaient très agréables. Voilà pourquoi on installait des arbres très odorants. Mais cela a totalement disparu aujourd’hui, et puisque plus personne ne se demande pourquoi les choses sont comme elles sont, qu’est-ce que vous voulez y faire ? »

L’art des jardins perdurera à jamais

La nécessité de créer des jardins disparaît peu à peu pour les gens d’aujourd’hui. Quel avenir attend les jardiniers ?

« Je n’adapte pas mes jardins au mode de vie moderne. Même pour une maison individuelle, puisque toutes les fonctions de la vie sont à l’intérieur de la maison, l’interface avec l’extérieur s’est extrêmement réduit. Et tout ce que vous pouvez voir en bas d’un appartement dans un grand immeuble est totalement plat. Néanmoins, à quelque époque que ce soit, on a tous besoin d’un espace où se débarrasser de toute lourdeur, aussi réduit soit-il. C’est pourquoi nous ne pouvons pas nous passer des jardins traditionnels. Le savoir-faire de cet art se perpétue parce qu’il répond à cette nécessité.

Mais le problème, c’est que le travail lui-même s’est beaucoup simplifié. Il n’y a plus beaucoup d’occasions pour les artisans de pouvoir raffiner leur savoir-faire… et leur nombre est d’ailleurs lui-même est en forte diminution. Voilà ma plus grande inquiétude. »

Sano Tôemon a 90 ans. Il est toujours actif et a encore tant de choses à faire !

(Interview et texte : Sawada Shinobu. Photos : Ôshima Takuya)

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