Les personnes handicapées changent le cœur de l’homme

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Watanabe Kazufumi est écrivain. Ses centres d’intérêt : le social, la vie dans la province japonaise, et le handicap. Il écrit peu, seulement trois livres en quinze ans, mais il a obtenu plusieurs prix littéraires. À l’occasion de la sortie du film basé sur son premier ouvrage, Konna yofuke ni banana kayo (Une banane à cette heure de la nuit ?), il nous parle de sa rencontre avec l’homme qui deviendra le personnage principal de son livre, un patient atteint de dystrophie musculaire, ainsi que de ses liens profonds avec Hokkaidô.

Watanabe Kazufumi WATANABE Kazufumi

Né en 1968 à Nagoya, il grandit à Toyonaka dans la préfecture d’Osaka. Il entame des études de littérature à l’université de Hokkaidō mais les abandonne en cours de route. Son premier livre, Konna yofuke ni banana kayo, paru en 2003, et le deuxième Kita no mujineki kara (Depuis des haltes ferroviaires du nord), paru en 2011, ont été couronnés par plusieurs prix littéraires. Naze hito to hito ha sasaeau no ka (Pourquoi les gens s’entraident), le plus récent, est sorti en décembre 2018. L’auteur vit actuellement à Sapporo.

Bien plus qu’une belle histoire

Sorti le 28 décembre 2018, le film Konna yofuke ni banana kayo (Une banane à cette heure de la nuit ?) est basé sur le livre du même nom. Il raconte le quotidien de Shikano Yasuaki (décédé en 2002, à l’âge de 42 ans) avec les bénévoles qui s’occupaient de lui. Avec son humour particulier, Ôizumi Yô, un acteur bien connu originaire de Hokkaidô, y joue le rôle de cet homme qui était déterminé à mener, avec l’aide de bénévoles de la ville de Sapporo, une « vie autonome ». Entre les rires et les larmes, ce film donne aussi à ses spectateurs l’occasion de réfléchir sur le handicap.

Konna yofuke ni banana kayo (Une banane à cette heure de la nuit ?), sorti le 28 décembre 2018. De gauche à droite : Takahata Mitsuki, Ôizumi Yô, Miura Haruma (© Comité de production de Konna yofuke ni banana kayo)

Le livre analyse en profondeur ses liens avec les bénévoles. Il dessine un portrait plus complexe et plus dense de M. Shikano, et offre une réflexion sur la signification du mot « autonomie » pour une personne en situation de handicap. La description des conflits entre M. Shikano, un homme égocentrique au tempérament fort, et les aidants bénévoles, marque le lecteur. L’œuvre est donc bien plus qu’une simple « belle histoire d’amitié ». Écrit après deux ans et demi d’interaction entre l’auteur et M. Shikano, il a été récompensé par le prix Kôdansha du livre de non-fiction et le prix Ôya Sôichi de non-fiction.

Qu’est-ce qu’une « vie autonome » pour une personne handicapée ?

Le titre du livre n’est autre que la phrase prononcée par un étudiant bénévole exaspéré envers M. Shikano quand ce dernier demanda à manger une banane en plein milieu de la nuit. Mais la colère du jeune homme avait été de courte durée, écrasée par la force de vivre de M. Shikano qui ne cessait encore et encore d’imposer ses désirs.

« Au départ, je ne m’intéressais pas particulièrement au handicap ou au social. J’avais arrêté mes études et je gagnais ma vie comme rédacteur indépendant, en écrivant pour des entreprises de Hokkaidô ou des collectivités locales », explique Watanabe Kazufumi. « Je n’étais pas sûr de pouvoir continuer à vivre de ma plume car je n’avais pas encore trouvé de thème sur lequel j’avais vraiment envie de travailler. Un éditeur de magazine que je connaissais m’a demandé un jour si je n’avais pas envie de faire un reportage au sujet de M. Shikano. Je l’ai préparé en lisant le journal de bord de ses aidants – il y en avait plusieurs volumes – et j’ai été touché par leur contenu émotionnel et les individualités qu’il révélait. Pourquoi tant de personnes étaient-elles prêtes à continuer à aider cet homme, dont la forte personnalité n’était pas toujours facile à accepter, malgré les frustrations que cela pouvait leur apporter ? J’ai eu envie de connaître la signification du mot "autonomie" pour une personne qui avait besoin d’une assistance 24h/24. »

Shikano Yasuaki avait 18 ans lorsqu’il a dû commencer à se servir d’un fauteuil roulant. À 23 ans, en 1983, désireux d’autonomie, il s’était enfui d’une institution pour personnes handicapées. À l’époque, rien ou presque n’était prévu pour permettre aux personnes en situation de handicap de vivre ailleurs qu’en institution, et il a dû recruter et former ses aidants lui-même. Pendant les 20 ans qui ont suivi, environ 500 personnes, pour la plupart des étudiants, l’ont aidé à trouver cette autonomie. Watanabe en a aussi fait partie à l’occasion, et il a recueilli les témoignages de plusieurs dizaines d’entre eux. Les motivations des bénévoles sont variées, mais la plupart disaient ne pas être satisfaits de leur quotidien et étaient à la recherche de quelque chose de plus.

« Il est arrivé même que M. Shikano les encourageait à faire preuve de plus de dynamisme, au point qu’il était parfois difficile de déterminer qui aidait qui. La vie de Shikano Yasuaki a profondément marqué un nombre incalculable de ces jeunes. J’en connais plusieurs qui ont changé d’orientation à la suite de leurs contacts avec lui, pour devenir médecin ou se tourner vers l’enseignement ou le secteur médical. »

Shikano Yasuaki en 1995, après une trachéotomie (© Takahashi Masayuki)

Un attachement à la province

« Une banane à cette heure de la nuit ? », a apporté le succès à Watanabe, mais il lui a fallu huit ans pour rédiger son prochain ouvrage, « Depuis les haltes ferroviaires du nord ». Sorti en 2011, ce livre a été couronné par plusieurs prix littéraires, dont le prix Suntory pour les Arts, et le prix de littérature régionale. Il décrit la réalité de Hokkaidô vue de très près, à savoir depuis sept haltes ferroviaires d’une ligne locale de l’île. Il traite d’une manière réaliste les problèmes du Japon d’aujourd’hui, comme les fusions de villages, les municipalités dont la majorité des habitants a plus de 65 ans, le déclin démographique, le tourisme, la protection de la nature, la pêche, ou l’agriculture, en décrivant le quotidien dans ces zones, et leurs vicissitudes.

La gare de Kayanuma, dans le marais de Kushiro. Les hommes y coexistent avec les grues du Japon. « Depuis les haltes ferroviaires du nord » questionne sur la vraie nature de la protection de l’environnement tout en enquêtant sur ce qu’inspire aux habitants la protection de ces oiseaux. (Photo : Pixta)

Bien qu’il soit né à Nagoya et qu’il ait grandi à Osaka, le jeune Kazufumi a choisi l’Université d’Hokkaidô parce qu’il avait conçu une passion pour les paysages du nord du Japon, découverts au cinéma ou à la télévision. Et depuis plus de 30 ans, il y vit.

« J’ai passé mon permis moto immédiatement après avoir commencé mes études et je me suis mis à explorer Hokkaidô. J’emportais un sac de couchage et dormais dans les haltes ferroviaires que l’on trouve partout. C’est ce qui m’a donné envie d’écrire à propos de Hokkaidô et de ses gares après mon premier livre. Mon deuxième a aussi été publié par un éditeur régional (Hokkaidô Shimbun Press). Lorsque je me suis lancé dans l’écriture, quand j’avais une vingtaine d’années, j’ai sérieusement envisagé d’aller m’installer à Tokyo, ce qu’on me conseillait aussi de faire après avoir remporté des prix pour ma première œuvre. Mais au bout d’une longue réflexion, nul besoin d’aller dans la capitale me suis-je dit. C’est en province que se concentrent les questions qui touchent à l’essence du Japon. Parce qu’on se rend compte de problèmes dont ne parlent pas les nouvelles nationales. »

Quand les personnes handicapées changent la société

Dans son dernier livre, « Pourquoi les gens s’entraident », Watanabe revient, 15 ans après son premier ouvrage, sur les thèmes du handicap et de la société. Le temps qu’il a passé à le préparer a surpris les gens qui le connaissent.

En 2016, pendant qu’il y travaillait, Uematsu Satoshi, un ancien employé d’une institution pour handicapés de la ville de Sagamihara, dans la préfecture de Kanagawa, a tué à l’arme blanche 19 résidents de cet établissement et en a blessé 27 autres, considérant que les personnes handicapées n’avaient aucune valeur. Un drame que Watanabe Kazufumi n’a pas pu laisser de côté. À travers des interviews de sociologues et d’autres personnes qui avaient observé de près le meurtrier, Watanabe se demandait si beaucoup de gens ne partageaient pas quelque part un point de vue similaire à celui du meurtrier.

« Ce n'est pas une toute petite minorité qui voit les handicapés du même œil que lui. Sur Internet, beaucoup de gens se posent aujourd’hui crûment la question de savoir si ces personnes méritent de vivre et pourquoi une partie importante de l’argent des impôts payés par les contribuables doit être consacrée aux handicapés et aux personnes âgées. Mais le rôle des handicapés et des personnes âgées est-il seulement d’être aidé par les autres ? Au contraire, leur existence n’aide-t-elle pas à bien des égards notre société ? Moi par exemple, j’ai le sentiment d’être devenu ce que je suis grâce à M. Shikano. Et je suis convaincu qu’il y a beaucoup d’autres personnes en situation de handicap qui ont le même impact sur leur entourage. M. Shikano n’a jamais renoncé à son désir de faire en sorte que la société permette à toutes les personnes en situation de handicap, quelle que soit la gravité de celui-ci, de mener une vie normale en son sein. Voilà pour ces gens-là le véritable sens du mot "autonomie". »

Des élèves infirmiers suivent une formation d’aidant bénévole prodiguée par M. Shikano. Watanabe Kazufumi est la cinquième personne à partir de la gauche dans la rangée du fond. (© Takahashi Masayuki)

« Au départ, "autonomie" signifie "pouvoir vivre seul, sans l’aide des autres". Mais M. Shikano a inversé le sens de ce terme en lui donnant la définition suivante : "décider moi-même de la manière dont je veux vivre, et rechercher ouvertement à cette fin le soutien des autres et de la société". Au Japon, ne pas importuner les autres est une norme sociale forte. Je crois qu’il y a parmi les valides, beaucoup de personnes isolées parce qu’elles sont incapables de demander de l’aide, et de parler aux autres de leurs problèmes et leurs souffrances. »

« M. Shikano a changé la vie de ceux qui l’ont connu car son caractère, qui pouvait être perçue comme centré sur lui-même, les a marqués. Et comme beaucoup de personnes handicapées participent aujourd’hui à la vie de leur communauté, les villes ont beaucoup progressé pour s’adapter à leurs besoins, comme les services de soins à domicile ou les ascenseurs dans les gares…  Les jeunes, ne garderont pas la bonne santé éternellement. Un jour, ils ne pourront plus tout faire tout seul. Et lorsque cela arrivera, je suis convaincu qu’ils comprendront que tous ces progrès sont précieux. »

L’héritage de Shikano Yasuaki

Trois publications en 15 ans… Pour un écrivain talentueux, voilà un rythme qui surprend par sa lenteur. Mais il faut du temps pour mener des recherches soignées et créer des relations de confiance avec ses interlocuteurs. Watanabe Kazufumi a pour principe de financer seul cette étape de son travail, et c’est la raison pour laquelle il gagne aussi sa vie en travaillant comme rédacteur anonyme.

« Il y a énormément de sujets sur lesquels j’aimerais écrire, mais j’ai envie pour mon prochain livre d’aborder à nouveau le thème de la province. En même temps, je m’intéresse aussi beaucoup au procès d’Uematsu, celui qui a tué 19 handicapés. Le social, les soins médicaux et l’aide aux personnes dépendants, constituent pour moi des thèmes permanents. »

Quand il était jeune, Watanabe Kazufumi était un pigiste ordinaire qui se demandait sur quoi il pourrait écrire. Sa rencontre avec Shikano Yasuaki a balayé ces interrogations, lui apportant des convictions inébranlables. Il est résolu à continuer à partager l’héritage de M. Shikano avec le plus de monde possible, et cela prendra le temps qu’il faudra.

(Article à l’origine écrit en japonais. Interview et texte : Itakura Kimie de Nippon.com. Photos : Hashino Yukinori de Nippon.com, sauf mention contraire)

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